L’ombre de Moon – 2

« L’ombre de Moon » par Nansook Hong, partie 2

Je chante lors d’une fête d’anniversaire de la famille Moon au manoir Jardin de l’Orient [East Garden]. Le Révérend Sun Myung Moon faisait chanter chacun de nous lors des réunions de famille et d’église, une pratique dont j’était terrorisée à cause de la mauvaise qualité de ma voix.


Chapitre 3

L’École artistique de Little Angels est un des meilleurs établissements consacrés aux arts du spectacle de Corée du Sud. Elle appartient à l’Église de l’Unification qui la gère également. Cependant, il n’y a aucun lien apparent entre cette école primaire et secondaire et le Révérend Moon. La plupart des professeurs et la majorité des élèves ne sont pas des « Moonies ». La religion n’est pas au programme.

À l’instar des institutions que possède le Révérend Moon dans le monde, cette École artistique tente de gommer toute relation avec une secte religieuse plutôt mal vue, même dans le pays natal de son fondateur.

J’entrai à Little Angels en sixième. Je rejoignais mon frère Jin, sur ce campus tentaculaire qui accueillait les étudiants de la sixième à la terminale. Aujourd’hui, elle accepte en plus les cours élémentaires.

L’école se trouvait dans les faubourgs de Séoul, à environ 24 km de chez nous. Je quittais la maison, avec Jin, à 7 h pour attraper l’autobus 522, toujours bondé de travailleurs et d’étudiants chargés de livres. Tous les jours, nous devions laisser passer quatre ou cinq bus avant de pouvoir monter.

Il était interdit d’arriver en retard à Little Angels. Les retardataires étaient consignés pendant une demi-heure, les bras levés, sur un banc de ciment devant le bureau du directeur. Ils devaient ensuite s’excuser par écrit auprès du professeur et de leurs camarades de classe pour le dérangement causé.

Dés l’arrêt du bus, Jin me demandait de marcher quelques mètres derrière lui. Être vu avec sa petite sœur est ressenti comme une humiliation pour un jeune adolescent, que ce soit en Corée ou ailleurs. J’acceptais volontiers. J’avais pour mon frère un respect qui étonnait et amusait mes amies n’appartenant pas à notre congrégation. Pour lui parler, j’utilisais les formules dont les petits Coréens se servaient pour s’adresser aux adultes.

À bien des égards, ma relation avec mon frère ressemblait à celle existant entre mes parents. La Corée a une culture rigide et patriarcale. Mon père était un homme doux, mais il ne défendait pas l’égalité entre les sexes. Il était le chef incontesté de notre famille. Son statut était renforcé par les enseignements de l’Église de l’Unification. Le mariage impose le respect mutuel entre époux, mais la femme doit être soumise à son mari, comme les enfants le sont à leurs parents et l’homme à Dieu.

J’avais une dizaine d’années lorsque, en 1971, le Révérend Moon et sa famille partirent pour les États-Unis. Dieu lui avait paraît-il ordonné de se rendre dans ce pays menacé par une déchéance morale similaire à celle qui avait détruit Rome au premier siècle.

Il alla donc en Amérique pour la sauver d’elle-même, pour prêcher son anticommunisme farouche et son fondamentalisme moral. Il organisa des rassemblements à travers les États-Unis et trouva de nouveaux adeptes parmi la jeunesse égarée de « la génération Gap* ». Tous ces jeunes gens rallièrent souvent l’Église de l’Unification à travers le CARP, l’Association Collégiale pour la Recherche des Principes.

* Génération marquée par l’écart social, économique et culturel qui frappe la société américaine depuis la crise des années soixante-dix.

Le CARP fut crée, en 1973, aux États-Unis, au moment où s’élevaient des protestations contre l’expansion américaine au Vietnam. Les étudiants américains, furieux de l’impérialisme de leur pays, restaient sourds aux avertissements de Moon qui agitait le spectre du communisme.

Les recruteurs du CARP tentèrent de séduire sur les campus les idéalistes et les solitaires ainsi que les étudiants conservateurs ou apolitiques.

Les jeunes gens, bien habillés et bien rasés, qui organisèrent une journée de prière et de jeûne devant la Maison Blanche, en soutien au Président Nixon pendant les événements du Watergate, étaient typiques de ces nouveaux fidèles. Ils portaient des pancartes disant « Pardon, Amour et Union » et vantaient les valeurs du patriotisme, le courage de Nixon, alors que les manifestations contre la guerre battaient leur plein.

Le reste du temps, les membres du CARP vendaient des fleurs sur les campus, au coin des rues, dans les aéroports, dans les centres commerciaux, afin de collecter des fonds pour le Révérend Sun Myung Moon et sa mission divine.

« La victoire des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale n’était pas un but en soi. Elle avait pour objectif de préparer l’Amérique et le monde au Second Avènement du Messie », a écrit Sun Myung Moon. « Que s’est-il passé ? Les États-Unis ne l’ont pas compris. Pendant quarante ans, ce pays a dérivé sur le chemin de l’autocomplaisance, du plaisir et de la destruction. Les drogues ont infiltré le pays entier, et la jeunesse, de plus en plus corrompue, se tourne vers la délinquance. La liberté sexuelle est devenue une façon de vivre. Tous ces vices ont débordé au-delà des frontières. Les États-Unis, leaders du monde libre, ont infecté la planète avec leurs maladies. Si personne n’arrête le cours des choses, cette nation et le monde tout entier vont s’effondrer. »

Un seul homme était capable, bien évidemment, de prévenir cette Apocalypse : c’était Sun Myung Moon.


Belvédère

À cette fin, le Révérend prit possession, avec sa famille, d’un château dans le pittoresque village de Tarrytown, au cœur de la vallée de l’Hudson, près de New York. En 1972, il acheta près de neuf hectares dans le comté de Westchester, pour la somme de 850 000 dollars. Le domaine du Belvédère était un des joyaux architecturaux de la région. Le château, en stuc, datait de 1920 et comprenait seize chambres, six immenses salons et salles à manger, dix grandes salles de bains, une cuisine digne d’un grand restaurant et un sous-sol de taille gigantesque.

Le château se dressait au milieu de pelouses verdoyantes, d’arbres anciens et possédait une pièce d’eau artificielle d’un demi-hectare agrémentée d’un pont de bois et d’un moulin. Il y avait une piscine et des courts de tennis. Depuis le solarium du second étage recouvert de tuiles en céramique, on avait une vue à couper le souffle sur la rivière Hudson.


Belvédère

Sur la propriété, il y avait cinq autres bâtiments, dont une dépendance qui comprenait dix chambres, trois grandes salles de bains et dix salons. Il y avait aussi un cottage en bois de cinq chambres, construit en 1735, une maison de jardiniers, un studio d’artiste, un centre de loisirs, un garage de mille mètres carrés et trois grandes serres.


Le Jardin de l’Orient

Une année plus tard, le Révérend Moon acheta pour 556 150 dollars, un second domaine de plus de sept hectares tout près du Belvédère. Le clou de cette propriété consistait en un manoir en briques de trois étages comprenant douze chambres, sept salles de bain, un grand salon, une salle à manger, un petit salon, une cuisine et un énorme solarium dallé sur le côté ouest de la maison. Le Révérend Moon baptisa l’endroit le Jardin de l’Orient en s’y installant avec sa famille. Les Moon conservèrent une suite privée au Belvédère mais l’utilisèrent surtout pour les besoins de l’Église et y recevoir des invités.

Sur le domaine rustique du Jardin de l’Orient qui surplombait la rivière Hudson se trouvaient plusieurs petits bâtiments. Il y avait une guérite pour les agents de sécurité à l’entrée de Sunnyside Lane et une loge de gardien avec deux chambres, une salle de bains, un salon, une cuisine et un petit sous-sol. Sur la colline, on découvrait une ravissante maison de pierre dotée de deux chambres, d’une salle de bains, et de plusieurs autres pièces. On l’appelait Le Cottage.

New York servait de base logistique au Révérend Moon mais il faisait de fréquents voyages en Corée. Au cours de ses visites à Séoul, il venait parfois à l’école de Little Angels. C’était toujours une occasion de réjouissances : cela rompait notre routine scolaire et nous permettait de voir le généreux bienfaiteur de l’école que certains d’entre nous considérions comme le nouveau Messie.

Les méthodes des écoles coréennes ressemblent à celles du Japon et des pays de la ceinture du Pacifique. L’accent y est mis sur la mémorisation et sur le « par cœur ». À la fin de l’école élémentaire, j’étais d’un excellent niveau en mathématiques, mais je n’avais aucun esprit critique. Ce n’était pas quelque chose que l’on enseignait ou que l’on valorisait.

L’esprit des enfants était considéré comme des coques vides que l’on devait remplir de connaissances. Nous étions de la glaise à modeler, des sculptures à façonner. C’était aussi vrai de notre développement intellectuel que de notre morale. Le système éducatif de Little Angels, comme celui de toute la, Corée, apprenait la déférence envers l’autorité. Il récompensait le consensus, le conformisme, l’obéissance et l’acceptation. Il me préparait parfaitement à vivre au sein d’une religion autoritaire qui ne tolère aucune voix discordante.

Étant une enfant disciplinée, je n’eus aucun mal à réussir à l’école. J’étais une bonne élève selon les critères coréens. J’étudiais le piano avec une grande obéissance, mais avec un manque d’enthousiasme qui, je le savais, peinait ma mère. Je n’avais pas hérité de sa passion pour cet instrument. J’ai gagné quelques concours de piano à l’école, certes mais, contrairement à ma mère, je ne rêvais pas de devenir concertiste.

En novembre 1980, nous apprîmes avec ravissement que Bo Hi Pak, un des proches conseillers du Révérend Moon était attendu à Little Angels. À cette époque, le Révérend Moon était l’idole des Républicains conservateurs, aux États-Unis. Il maîtrisait à merveille l’art des relations publiques et se débrouillait pour se faire prendre en photo avec de nombreuses personnalités de premier plan. On nous montra ces clichés comme la preuve évidente de l’influence grandissante de Père dans le monde.

À Little Angels, Bo Hi Pak nous vanta le rôle qu’avait joué Père dans le résultat des récentes élections américaines. Alors qu’il parlait, on nous projeta la une du News World, le journal de Moon, couvertes de photographies du Révérend, en compagnie du Président Ronald Reagan, et annonçant la victoire écrasante des Républicains. J’avoue que je n’ai pas fait très attention au contenu de son discours. J’avais treize ans, j’étais en classe de quatrième. La politique internationale ne m’intéressait pas. Ce que je connaissais de l’Amérique, ce n’était pas sa politique, mais sa mode, sa musique, son cinéma et sa culture pop.


Président Ronald Reagan

Pendant ce discours, je fus distraite par le bavardage de ma meilleure amie, Hae-Sam Hyung, assise derrière moi. Les parents de Hae-Sam faisaient partie des soixante-douze Couples Bénis qui avaient été unis, après mon père et ma mère.

« Tu ne le sais pas encore, mais tu vas être mariée à Hyo Jin Nim », me murmura-t-elle tandis que Bo Hi Pak continuait de parler d’une voix monotone.

« C’est ridicule », répondis-je.

Comme aurait-elle pu savoir une chose pareille ? Il y avait toujours des rumeurs, des spéculations sur le nom des futurs gendres ou belles-filles de Moon mais ces décisions étaient prises par le Révérend lui même, pas par des fillettes ricanant dans une salle de classe.

J’avais à peine parlé à Hyo Jin de toute ma vie. Deux ans plus tard l’idée me semblait toujours absurde. Il existait beaucoup d’enfants bénis de son âge qui ferait une bien meilleure épouse pour un vrai enfant de dix-neuf ans, qu’une fille de quinze ans comme moi.

Je connaissais peu Hyo Jin, le fils aîné du Révérend, mais je savais pertinemment qu’il était le mouton noir de la parenté Moon. Il était encore à école élémentaire lorsque sa famille avait émigré pour les États-Unis. En Corée, il avait été à contrecœur un élève consciencieux. Peter Kim, l’assistant personnel de Moon était en quelque sorte le tuteur de ce jeune héritier. En partant pour l’Amérique, Hyo Jin s’était juré de profiter de sa nouvelle liberté.

Ce départ n’était pas facile pour lui. Il était bien plus esseulé à Barrytown qu’à Séoul. Chez eux, lui et ses frères et soeurs n’avaient pour compagnie que les anciens de l’Église et des baby-sitters. À l’école, ils étaient toujours à l’écart.

Lorsqu’ils entrèrent à l’école privée d’Hackley, les choses empirèrent. Leur étiquette de « Moonies » leur valut le dédain et les moqueries de leurs camarades. Hyo Jin fut renvoyé au milieu de l’année pour avoir tiré sur plusieurs élèves avec un fusil. Il tenta de se défendre en affirmant que le directeur l’avait trouvé « honnête et amusant » quand il avait expliqué qu’il « voulait juste jouer ». Il fut renvoyé malgré tout, terrifié à l’idée d’affronter son père. Si le Révérend Moon avait puni son fils, ce jour-là, il nous aurait épargné beaucoup de souffrances. Au lieu de cela, il le traita en victime de persécution religieuse, l’amenant à fuir ses responsabilités.

Le Révérend Moon et sa femme étaient des parents absents. Ils faisaient la promotion de l’Église à travers le monde mais ignoraient leurs propres enfants.

Hyo Jin posait un problème particulier. En tant qu’aîné des garçons, il devait succéder un jour à son Père à la tête de l’Église. Hélas ! Avec sa passion pour les guitares électriques, son caractère aigri et ses cheveux longs, il n’avait pas vraiment le profil de l’emploi.

Après son renvoi de Hackley, le Révérend Moon l’envoya vivre avec Bo Hi Pak à McLean, un riche faubourg de la ville de Washington. Moon pensait que ses disciples étaient responsables de l’éducation de ses enfants. Lui, après tout, devait déjà s’occuper du monde entier… Pour un homme qui affirmait être le Père modèle d’une Famille idéale, c’était plutôt étrange comme théorie. Mais personne ne ressentit davantage cette contradiction que Hyo Jin Moon.

Le comportement de Hyo Jin se détériora à Washington, dans l’école publique où il fut admis. Il se fit des ennemis en racontant partout qu’il était le fils de Sun Myung Moon. Il y eut des bagarres, pire même.

Ce fut là-bas aussi qu’il goûta, pour la première fois, à la drogue.

« J’ai été très heureux d’aller à Washington, de quitter le Jardin de l’Orient, déclara Hyo Jin aux fidèles de l’Église, au cours d’un discours, en 1988. Père m’avait demandé de ne pas me lier avec les élèves mais j’en avais envie. J’avais enfin une chance de me faire des amis. Je n’ai pas écouté ce qu’il me disait. Je voulais avoir des amis à moi.

« À mon arrivée à Washington, j’ai commencé à me droguer. J’en avais assez d’être pressurisé par de petits tyrans. Lorsque vous êtes au collège, seuls les poings marchent. J’ai commencé à pratiquer les arts martiaux. Je ne voulais rien prendre à personne. À l’école, tout le monde se balade en groupes. Mais les plus forts sont ceux qui ont le contrôle. En me voyant, ils se sont dit : “Voilà, un chinetoque”. Je me suis souvent bagarré et ai souvent gagné. Alors, ils ont tous voulu être mes amis. Mon nom était reconnu. »

Déçu par cette nouvelle expérience, le Révérend Moon envoya Hyo Jin dans un collège en Corée, espérant qu’encadré par les anciens de l’Église, dans son environnement culturel, il allait rentrer dans le droit chemin. Le miracle n’eut pas lieu. Dans les couloirs de Little Angels, Hyo Jin ne passait pas inaperçu, avec ses longs cheveux sales et ses blue jeans étroits. Il monta un groupe de rock et se fit remarquer par son mépris pour les autres.

Ce n’était pas toujours facile pour nous, adolescents, d’appartenir à une secte dont tout le monde se méfiait. L’apparence et le comportement de Hyo Jin nous rendaient les choses encore plus difficiles. Il nous mettait mal à l’aise devant les non-croyants. Pour compliquer les choses, il méprisait ouvertement le code de conduite imposé par son Père. On savait tous que Hyo Jin fumait, sortait avec des filles et buvait de l’alcool. Certains murmuraient même qu’il se droguait. Il ne termina jamais ses études à Little Angels. L’école se contenta de lui envoyer un diplôme par la poste, des années plus tard.

Il y avait une énorme compétition parmi les trente-six premiers couples bénis de l’Église pour avoir l’une de leur fille fiancée à Hyo Jin Moon. En tant que beaux-parents, ils ne pouvaient souhaiter être plus proches de Sun Myung Moon. Par exemple Monsieur et Madame Young Whi Kim, espéraient que leur fille ainée Un Sook Kim serait fiancée avec Hyo Jin à cause de leur position comme un des trois couples originels. Young Whi Kim était alors le président de l’Eglise de l’Unification en Corée. L’ironie fut que tous ces gens qui rêvaient de cette alliance empêchèrent leurs enfants (des deux sexes) de fréquenter Hyo Jin, en raison de sa vie licencieuse.

Hyo Jin ne voulait pas être marié pour des « raisons spirituelles » : « Lorsque je suis rentré en Corée, j’ai commencé à sortir avec de nombreuses filles, confessa-t-il dans son discours de 1988. J’en ai réellement aimé une et je voulais l’épouser. Ses parents étaient d’accord, ils pensaient que Père était très riche. Ils nous ont encouragés, m’ont invité chez eux. Ils étaient gentils avec moi. Nous sommes devenus très proches, nous avons presque vécu ensemble. J’ai eu des relations sexuelles avec mon amie. J’étais prêt à tout tenter pour pouvoir rester avec elle. Il n’y avait qu’elle que je souhaitais épouser. Après les cours, pendant toute le période du lycée, j’allais dormir chez elle ou bien elle chez moi.

« Je buvais une bouteille de whisky par jour. Si je n’avais pas eu d’argent, j’aurais acheté du whisky de maïs, moins cher mais tout aussi fort. J’avais besoin d’être saoul en permanence. J’ai touché le fond. J’écoutais mon cœur pleurer. Je commençais à étouffer. Je voulais me tuer. Comment allais-je pouvoir affronter mon Père ?

Je pensais que le meilleur moyen pour ne plus avoir à porter de fardeau était de disparaître. À plusieurs reprises, je me suis entraîné à pointer un fusil sur ma tête. Je ne me souciais que de mon corps. J’étais pire que les autres enfants. J’étais si matérialiste et si égoïste, que je me fichais de savoir si je blessais les autres. C’est ainsi que j’ai grandi. »

Que connaissais-je des garçons, et encore plus des mauvais garçons comme Hyo Jin Moon ? En Corée, les écoles ne sont pas mixtes. À Little Angels, il y avait peu de garçons. La plupart étaient des membres de l’Église de l’Unification et n’avaient pas le droit de fréquenter des filles.

Jusque-là, ma seule rencontre avec un jeune homme m’avait laissé l’impression qu’il valait mieux éviter le sexe opposé. Lorsque j’avais treize ans, il y avait un jeune adolescent de mon âge qui passait ses dimanches à rôder autour de l’église, attendant que je sorte. Il n’était pas membre de notre congrégation, mais il habitait dans le quartier. Il avait dû me remarquer à l’arrêt du bus. Chaque semaine, il tentait d’engager la conversation et, à chaque fois, je l’ignorais. Lorsque notre mouvement emménagea dans une autre église, située dans un nouveau quartier, je fus aux anges. J’allais être débarrassée de lui. Mais, le dimanche suivant, il était là, sur le bord du trottoir. Je n’ai jamais su son nom… Un jour, il abandonna ses poursuites.

Mes amies de Little Angels adoraient parler des garçons et comparer leurs mérites respectifs. Je me contentais d’écouter. J’étais plus jeune quelles. J’étais plus petite aussi, physiquement. J’avais l’allure d’une jolie fillette alors qu’elles devenaient de gracieuses jeunes femmes.

Nous savions qu’un jour nous serions mariées par le révérend Moon. Mais, nous pensions que cela n’arriverait que bien plus tard, lorsque nous aurions fini nos études à l’université et démarré nos vies d’adultes. En Corée, la moyenne d’âge du mariage, chez les femmes, était de vingt-cinq ans.

Lorsque le temps serait venu, j’accepterais le fiancé proposé par le Révérend Moon. Mes parents l’espéraient. J’obéirais. Néanmoins, je pensais peu à ce projet de mariage : il n’arriverait pas avant des années et, de toute façon, je n’avais pas mon mot à dire.

Comme toutes les jeunes femmes coréennes, j’étais disciplinée : les mariages arrangés sont très courants dans notre culture. Pendant des siècles, ils ont été le moyen traditionnel de maintenir ou d’élever le niveau social d’une famille.

Aujourd’hui, de nombreux jeunes gens, influencés par les mœurs occidentales, se marient par amour, mais la plupart des Coréens restent sceptiques sur le fait que les sentiments puissent aider à bâtir une vie de famille solide.

À quinze ans, j’étais encore d’une grande naïveté bien que ma mère m’eût expliqué le syndrome menstruel lorsque j’avais dix ans. Ce fut la seule fois où elle et moi eûmes une discussion aussi intime sur le sexe. Ce jour-là, l’ambiance était si lourde, elle était si mal à l’aise qu’on avait l’impression quelle me parlait d’une maladie mortelle… Je me souviens m’être assise sur le plancher, en proie à une grande gêne. J’avais plus envie de la soulager de son embarras que de connaître ce soi-disant secret de femme.

La vérité est que je n’étais pas très curieuse. Les chuchotements et les ricanements entre filles et garçons, dans les couloirs de l’école, ne m’intéressaient pas. Je ne faisais aucun effort pour déchiffrer les jeux de mots que je ne comprenais pas. Un jour, dans le bus, je me trouvai à côté d’un professeur qui avait la réputation d’ennuyer les filles à l’école. Il m’attrapa la main et me fixa pendant tout le trajet. Je tentai de me dégager mais son étreinte était trop forte. Sous la pression de ses doigts, ma main rougit puis perdit toute couleur. Je trouvais son comportement étrange mais il ne me vint pas à l’esprit que ses avances pouvaient être d’ordre sexuel.

À mon retour à la maison, après l’école, je racontai à ma mère les rumeurs selon lesquelles j’allais épouser Hyo Jin Moon. Je ne prenais pas cela au sérieux. Elle parut surprise, mais nous n’en reparlâmes jamais. Nous fûmes bientôt occupées par une autre union, beaucoup plus réelle…

Sur mon passage, dans les couloirs de Little Angels, des filles plus âgées murmuraient : « C’est la petite sœur de Jin. » La fierté m’emplissait le cœur. Sa gloire rejaillissait sur moi. Jin était le garçon le plus populaire de l’école. Il était beau, élégant, président de sa classe. C’était un honneur d’être sa sœur.

De nombreuses filles lui envoyaient des mots doux. Il rougissait, mais restait sérieux. Il appliquait le code moral de l’Église au pied de la lettre. Nous n’avions pas le droit d’avoir des relations avec le sexe opposé, excepté avec nos frères et sœurs. Interdiction nous était faite d’avoir des petits amis. Nous devions rester pures jusqu’à ce que Père décide de nous marier.

Quand Jin eut dix-sept ans (j’en avais quinze), une atmosphère curieuse s’empara de notre maison. L’ambiance était comme chargée d’électricité, de surexcitation. Les Moon vivaient aux États-Unis, mais on murmurait qu’ils cherchaient parmi les Enfants Bénis, un fiancé pour leur fille aînée, Je Jin. On pensait tous qu’il serait choisi parmi les garçons des trois premiers disciples, Young Whi Kim ou Hyo Won Eu, leur fils Jin Kun Kim et Jin Seung Eu, qui étaient des amis de mon frère.

Un jour, en rentrant de l’école, je fus surprise de trouver mes parents à la maison, vêtus de leurs plus beaux habits. J’entendais Jin se préparer dans sa chambre. Il apparut bientôt, dans un nouveau costume, avec ses cheveux lissés en arrière. On aurait dit un homme d’affaires coréen. Mes frères et sœurs et moi-même en eurent le souffle coupé : il paraissait si adulte. Mes parents ne nous fournirent aucune explication et, comme d’habitude, nous n’en demandâmes pas. Ce ne fut qu’au retour de leur mystérieuse sortie qu’ils nous annoncèrent à tous les six que Jin avait été promis à Je Jin Moon. Il allait épouser la fille du Messie et devenir un membre de la Vraie Famille de Dieu.

J’étais si fière. Jin était devenu quelqu’un de particulier. Comme j’étais sa sœur, moi aussi j’allais être remarquée.

Ma fierté fut de courte durée lorsque je réalisai que Jin allait quitter notre famille. Il était si jeune et tellement important dans ma vie. Tous les deux, nous nous permettions parfois de transgresser les règles rigides de l’Église. Le jeu, source de corruption, était interdit par le Révérend Moon mais, avec mes frères et mes sœurs, nous jouions souvent à un jeu de cartes coréen appelé le Wha Tu. Les perdants achetaient aux vainqueurs un plat de nouilles noires chinoises qu’un livreur à vélo nous apportait à la maison. Est-ce que tout cela allait s’arrêter, avec le départ de Jin ?

Lui parti, qui allait m’aider à l’école ? Ma tristesse n’était rien à côté de celle de Choong Sook qui me considérait à présent comme l’aînée de la fratrie. Les leçons de mon frère n’avaient pas porté. Il exerçait son autorité par la gentillesse. Moi, j’utilisais plutôt le pouvoir. J’ai honte de dire que je traitais Choong Sook, qui avait deux ans de moins que moi, comme ma servante personnelle.

Si bien que ma grand-mère m’appelait Choon Hyang d’après le nom d’une dame d’une fameuse histoire d’amour coréenne et de ma sœur, Hyang Dan, d’après celui de la servante.

Nous fûmes stupéfaits d’apprendre que le mariage de Je Jin et de Jin aurait lieu le lendemain. On nous avait appris la signification de la Bénédiction, son rôle central dans nos vies spirituelles et le besoin de s’y préparer avec un certain recul. Je Jin et Jin n’avaient pas eu le temps. Le Révérend Moon semblait marier sa fille entre deux étapes de sa tournée mondiale de conférences.

Le mariage est au cœur de la doctrine de l’Unification. Crucifié avant d’avoir pu se marier et engendrer des enfants sans péché, Jésus n’a pas eu le temps de créer sur Terre le Royaume de Dieu. C’est au Révérend Moon, en tant que Seigneur du Second Avènement, d’achever cette mission. Le mariage de Moon avec Hak Ja Han, en 1960, a ouvert cette nouvelle ère, que l’Église de l’Unification appelle L’Ère du Testament Accompli. Ce couple parfait, ces Vrais Parents, ont donné la première Vraie Famille en mettant au monde des enfants nés libérés du péché originel. Le reste de l’humanité ne peut faire partie de cette famille qu’en recevant la Bénédiction donnée par l’Église de l’Unification.

La Chute étant due à un péché sexuel, le Révérend Moon ne peut restaurer l’humanité qu’à travers un « mariage monogame, riche de Principes ».

Avant et après cette Bénédiction, l’Église demande au couple de participer à plusieurs rituels complexes ; la plupart d’entre eux furent oubliés, dans le cas de Je Jin et Jin.

D’après le Révérend Moon, il doit s’écouler trois ans entre les Fiançailles et la consommation du mariage, au cours de ce que l’on appelle la Cérémonie des Trois Jours. Pour Jin, il n’y eut ni Cérémonie de Mariage, ni Cérémonie du Vin, ni Cérémonie d’indemnité, ni Cérémonie des Trois Jours même si, selon Moon, chacun de ces rituels spécifiques correspond à une signification théologique profonde.

En théorie, pour faire partie de l’Église de l’Unification, il faut avoir été membre pendant trois ans, avoir recruté trois nouveaux adeptes et avoir versé la contribution financière nécessaire au Fonds d’indemnité. Ce paiement symbolise l’enseignement selon lequel toute l’humanité partage la dette due à la trahison de Jésus, chacun ayant à payer pour ce péché collectif.

Au cours des Fiançailles, le couple est appelé devant le Révérend Moon et sa femme qui leur expliquent la signification de la Bénédiction, et leur demandent de se retirer dans une pièce séparée afin de décider, si oui ou non, ils acceptent cette union.

Lorsque l’Église prit de l’ampleur, on créa un Comité de Bénédiction pour statuer sur les mariages. Au début, et dans le cas de sa famille, le Révérend Moon s’en occupait lui-même.

La Cérémonie du Vin a lieu généralement le même jour. Debout, face à son futur mari, la femme boit la moitié d’une coupe de vin sacré et la passe à l’homme. La femme boit en premier pour personnifier Ève, la première à avoir péché et à retrouver la grâce.

Les quelques gouttes restant dans la coupe sont versées sur un Mouchoir Sacré qui sera utilisé après la Bénédiction pendant la Cérémonie des Trois Jours. Après le mariage proprement dit, se déroule une Cérémonie d’indemnité privée au cours de laquelle le mari et la femme « éliminent », rituellement et symboliquement, Satan en se frappant l’un l’autre avec des bâtons.

La Cérémonie des Trois Jours représente la consommation du mariage. Le couple ne doit pas avoir de relation pendant les soixante-douze premières heures de leur union. Il doit ensuite se conformer à un programme sexuel précis, prescrit par le Révérend Moon. Le matin du troisième jour, le couple se rejoint en prières. Puis, ils se baignent et s’essuient le corps avec le Mouchoir Sacré trempé d’abord dans le vin, puis dans l’eau froide. Au cours des deux premières nuits, la femme s’allonge sur son époux, symbolisant une Ève réhabilitée, apportant la grâce à Satan, puis au pauvre Adam. La troisième nuit, l’homme s’allonge à son tour sur son épouse, symbolisant Adam et Ève réhabilités remplissant la mission que Dieu leur avait initialement confiée, lors de la création du Monde.

Le mariage de Je Jin et de Jin était le premier d’un Vrai Enfant de la famille Moon. Nous fûmes quelque peu choqués de constater l’absence de nombreux rituels sacrés. Tout ressemblait à un mariage forcé. Pourquoi cette précipitation, me demandai-je ? Pourquoi ne suivait-on pas la doctrine ? Pourquoi ce mariage avait-il lieu du jour au lendemain ? Aucun des membres de la famille Moon que j’ai connus n’est resté chaste pendant les trois premiers jours de leur mariage. Tous l’ont consommé immédiatement après la cérémonie, voire même avant.

Je ne pensais pas à cela, bien sûr, en prenant place avec mes frères et sœurs au fond de l’église. Nos parents étaient devant, avec les Moon et les fiancés. On ne voyait presque rien. Nous avions manqué une journée d’école pour assister à la cérémonie. Je Jin était superbe dans sa robe de mariée blanche et mon frère était beau comme un dieu. Ils ressemblaient aux mariés juchés en haut des pièces montées. Nous fûmes obligés de nous concentrer pour les entendre échanger leurs vœux.

« Vous, homme et femme en pleine maturité qui allez consommer l’idéal de la création de Dieu, jurez-vous de devenir une femme et un mari éternels ? »
« Jurez-vous de devenir de vrais époux et d’élever vos enfants dans la volonté de Dieu, de les aider à devenir des guides responsables devant votre famille, devant l’humanité et Dieu Tout-Puissant ? »

« Jurez-vous, centrés sur les Vrais Parents, d’hériter de la tradition de l’unité familiale et de la transmettre à votre génération future et à toute l’humanité ? »

« Jurez-vous, centrés sur l’idéal de la création, d’hériter de la volonté de Dieu et des Vrais Parents, d’aimer à l’image de Dieu, les enfants, le frère, la sœur, la femme, l’époux et les parents (Les Quatre Grands Royaumes du Cœur), les grands-parents, les enfants et les parents (les Trois Grandes Royautés) et d’aimer les peuples du monde comme le font Dieu et les Vrais Parents, et enfin de parfaire la famille idéale qui est la fondation du Royaume de Dieu sur Terre et au Ciel ? »

Alors que les fiancés prononçaient leurs vœux, je vis Hyo Jin Moon traverser la salle, ses longs cheveux traînant sur le col de son costume noir. Il prenait des photos de la cérémonie, l’air amer et furieux. J’étais déconcertée. Pourquoi cet air aussi malheureux à un mariage ? Avec le recul, je comprends mieux : Hyo Jin était en colère de ne pas être le centre de l’attention générale.

Après le mariage, il y eut une grande réception dans la salle de bal du Palace Hôtel. Nos parents y étaient conviés avec toute la famille Moon, mais nous, les frères et sœurs de Jin, n’étions pas invités. Un de mes oncles nous emmena, tous les six, dîner au restaurant. La soirée fut triste, nous avions le cœur brisé d’être exclus de la fête. C’était visiblement une affaire Moon, les Hong n’étaient que des personnages secondaires.

Très vite après le mariage, les Moon et Je Jin s’envolèrent de nouveau pour l’Amérique. Je Jin était étudiante à Smith, un prestigieux Université du Massachusetts. Jin s’installa dans la maison du Révérend Moon à Séoul avec le fils aîné des Moon, Hyo Jin, et une large domesticité. Il lui restait encore un an de lycée et il lui fallait obtenir un visa pour les États-Unis, ce qui n’était pas simple.

Mon frère eut beaucoup de mal à vivre avec Hyo Jin. Ce dernier avait été élevé comme un prince et se comportait comme tel : il abandonnait ses vêtements sur le plancher et traitait les domestiques comme des esclaves personnels. Il amenait ses petites amies à la maison, fumait dans toutes les pièces. Jin était dans une position délicate. Il désapprouvait le comportement de Hyo Jin, mais il ne pouvait critiquer le fils du Messie. Hyo Jin était un Vrai Enfant, Jin n’était qu’une pièce rapportée.

Après le mariage de mon frère, ma vie sombra dans la routine. Je le voyais à Little Angels, mais nous nous parlions peu. Il travaillait tout le temps. Les cours s’achevaient à 15 h mais les étudiants plus âgés demeuraient souvent jusqu’à 21 h pour préparer leurs examens d’entrée à l’université. En outre, Jin était sur une autre planète. Il n’était plus mon frère, mais un membre de la Vraie Famille. Il me manquait terriblement.

Lorsque je songeais à mon avenir—c’était rare — j’envisageais encore de nombreuses années d’études. J’étais assidue en classe et bonne musicienne. Peut-être, après tout, pourrais-je exaucer le rêve de ma mère et devenir pianiste ? Peut-être allais-je épouser un musicien et jouer avec lui dans le monde entier ? Une voyante n’avait-elle pas affirmé, un jour, à mon père que j’allais devenir très célèbre et que j’épouserais un homme important ?

De telles pensées n’étaient que fantasmes de fillette. Je suivais la règle rigide de l’Église de l’Unification. Je fus horrifiée, un après-midi, de voir une de mes camarades se maquiller les yeux. Elle n’était pas membre de l’Église. Quand elle m’annonça quelle avait un rendez-vous après l’école, je fus à la fois fascinée et scandalisée.

Six mois après le mariage de Je Jin et de Jin, en novembre 1981, Little Angels organisa un spectacle de musique et de danses traditionnelles coréennes pour fêter l’inauguration d’un nouveau théâtre. L’école avait pris de l’essor depuis sa création, en 1974, par le Révérend Moon. Ce centre artistique supplémentaire allait abriter le ballet traditionnel de Little Angels que le Révérend Moon avait fondé en 1965.

Cette troupe de danseuses, âgées de sept à quinze ans, s’est produite dans le monde entier, au Japon, en Grande-Bretagne, devant des chefs d’État et des personnalités.

Mon talent était bien plus modeste. Pour l’inauguration, on me confia un petit rôle dans le chœur. En attendant dans les coulisses avec mes camarades, mes cheveux noués en une natte épaisse et mon costume magnifique, j’avais les nerfs en pelote. Le chef d’orchestre nous plaçait en rang sur la scène lorsque j’entendis crier mon nom. La directrice apparut soudain à mes côtés : « Votre mère a envoyé une voiture pour vous prendre, dit-elle. Vous devez aller vous changer. »

Je retournai dans la loge pour remettre mon uniforme d’écolière. Je revêtis ma jupe bleu marine, boutonnai mon chemiser blanc et enfilai mon blazer bleu. Je mis ensuite mon manteau de laine grise, avec son col de fourrure noire qui faisait partie de notre uniforme d’hiver, attrapai mon chapeau rouge et ma sacoche et me précipitai vers la voiture qui m’attendait. Je grimpai sur le siège arrière sans savoir où j’allais. J’étais tellement obéissante que je ne posai aucune question.

Je n’étais jamais entrée dans la résidence privée des Moon. C’était une énorme bâtisse avec une grille d’entrée massive qui menait à une immense cour. Une Sœur me fit pénétrer dans une salle à manger décorée. Ma mère était déjà là. Trois chaises étaient rangées des deux côtés de la table rectangulaire. Le Révérend Moon était assis en bout, sa femme à sa droite. À côté d’elle, il y avait une femme que je ne reconnus pas, ainsi que Mme Young Whi Kim. Ma mère était installée en face de Mme Moon. Avec un grand sourire, elle me fit signe de m’asseoir près d’elle. Je gardai les yeux baissés, me concentrant sur les motifs lumineux et les ombres du grand lustre de cristal qui se réfléchissaient sur la nappe blanche. Tandis que les Sœurs cuisinières nous apportaient une suite incessante de plats, je ne levai pas la tête. J’étais trop respectueuse pour goûter au riz, à la soupe, au kimchi* aux fruits de mer ou à la viande. Je chipotai dans mon assiette en priant pour passer inaperçue.

* Chou mariné pimenté, qui accompagne tout repas en Corée.

La bonne humeur de Mme Moon me rendit perplexe. Tout le monde riait. Je mis un certain temps à m’apercevoir qu’ils étaient en train de parler de moi. La femme que je ne connaissais pas me dévisageait ; elle disait des choses étranges sur la forme de ma tête, sur mon front. Elle se déclara ravie que mes cheveux aient été tirés en arrière pour le spectacle de l’école. Cela lui donnait, dit-elle, l’occasion d’examiner mes oreilles de plus près. Je me sentis rougir en l’entendant les détailler : des lobes long et gras, une forme bien proportionnée. Tout cela signifiait, paraît-il, longévité et bonne fortune.

Lorsque ma mère se leva pour débarrasser son assiette, à la fin du dîner, j’eus un instant de panique. Je la suivis dans la cuisine. Là aussi, les Sœurs riaient, rendues heureuses par quelque chose qui n’avait rien à voir avec mes oreilles. Sur le chemin du retour, ma mère exprima son contentement, mais ne me donna aucune explication sur notre visite chez les Moon. Si elle ne voulait rien me dire, ce n’était pas à moi de l’interroger.

Le lendemain, à ma grande surprise, elle m’envoya chez le coiffeur pour faire friser mes longs cheveux raides. À ma stupéfaction encore, elle me demanda de mettre son tailleur bleu. « Tu auras l’air plus adulte », me dit-elle. En compagnie de mes parents, je retournai chez les Moon.

Cette fois-ci, tous les chefs de l’Église étaient rassemblés. Tout le monde me regardait, me souriait. C’était sans doute grâce au joli tailleur de ma mère… Un photographe me mitraillait. Les tables croulaient sous des montagnes de nourriture.

Mes parents et moi fûmes bientôt appelés dans une pièce adjacente : le Révérend et sa femme nous y attendaient pour une audience privée. Mes parents s’assirent par terre, sur des coussins, en face des époux Moon. Je m’inclinai et m’agenouillai devant eux à même le sol. Le Révérend Moon parlait si doucement que je l’entendais à peine. Je gardais la tête baissée. Soudain, il leur demanda s’il leur plaisait de donner leur fille à la Vraie Famille. Mon père et ma mère, sans me regarder, répondirent « Oui ! ».

« Ainsi, ça y est, pensai-je, je suis fiancée ! »

Le Révérend Moon ne me posa aucune question. Il ne fit aucun effort pour me faire participer à la conversation, pour tenter de savoir qui j’étais. Il en savait déjà assez. La femme inconnue, aperçue au dîner, était une spiritualiste bouddhiste. Elle avait assuré le Révérend Moon que je ferais une parfaite épouse pour Hyo Jin. Cette femme, à qui je donnai le nom de Dame Bouddha, n’était pas membre de l’Église de l’Unification. Pourquoi le Révérend Moon avait-il eu besoin de consulter une voyante bouddhiste alors qu’il était en principe en communication directe avec Dieu ? Ni moi, ni mes parents n’eurent jamais l’idée de poser une telle question !

« Veux-tu être unie à mon fils Hyo Jin ? » me demanda Père. Je n’hésitais pas. C’était le rêve de toute fille de l’Unification d’être mariée à un membre de la Vraie Famille. Épouser Hyo Jin Moon signifiait que, un jour, je serais moi-même Mère de l’Église. Je me sentais humble et honorée. Je ne songeai pas un seul instant que Hyo Jin n’avait rien d’un prince charmant. Une Bénédiction est l’union de deux âmes, pas seulement de deux êtres humains. Dieu allait remettre Hyo Jin dans le droit chemin : le Révérend Moon m’avait choisie comme instrument pour cette mission.

« Oui, Père ! », dis-je en levant les yeux pour rencontrer son regard.

« Elle est plus jolie que Mère », dit-il. Je fis semblant de n’avoir rien entendu, mais je ne pus m’empêcher de m’interroger sur la réaction de Mme Moon… Je n’osai pas la regarder.

Ma famille et mes amis m’avaient toujours dit que j’étais jolie. Certaines filles, bien évidemment, étaient plus belles que moi, mais je me savais agréable à regarder. J’étais contente que le Révérend Moon s’en aperçût. Je n’ai jamais su exactement pourquoi Sun Myung Moon m’avait choisie pour épouser son fils aîné. J’étais bien née, jolie, bonne étudiante. À cette époque, cette explication me suffisait. Au fur et à mesure des années, je vins à penser que ma jeunesse et ma naïveté avaient été les principales raisons de ce choix. J’avais un an de moins que Hak Ja Han quand elle avait épousé le Messie. La femme idéale pour le Révérend Moon devait être jeune et assez dolente pour se soumettre pendant qu’il la modelait à son gré.

Le temps prouva bien vite que si j’étais jeune, je n’étais pas tout à fait sottement passive.

Hyo Jin attendait dans une pièce voisine. Le Révérend Moon m’envoya le retrouver. En général, les deux futurs époux doivent tous deux accepter la Bénédiction pour qu’elle puisse avoir lieu. Nous n’avions pas vraiment le choix. Le Révérend Moon était le mieux placé pour juger de l’opportunité d’une union.

Je ne m’étais jamais trouvée seule avec un garçon, encore moins avec le fils du Messie. Je m’inclinai devant lui et le saluai d’un formel « Hyo Jin Nim ! ». Il m’annonça aussitôt que je ne devrais pas utiliser ce terme après notre mariage. Il me fit asseoir à côté de lui sur le divan et me prit la main. J’essayai de me détendre mais j’étais rouge de timidité. Nous n’avions rien à nous dire. Après quelques minutes embarrassantes, il me proposa d’aller retrouver nos parents.

Nous descendîmes dans le salon où le Révérend faisait une prière. Toute la communauté se prit par la main. Mme Moon enleva une de ses bagues en diamant et en rubis et me la glissa au doigt. Elle et le Révérend Moon pleuraient, exprimant leur espoir de voir Hyo Jin se montrer digne de sa lignée. Au moment de partir, ma mère se cogna violemment la tête en se baissant pour monter dans la voiture. Pourquoi n’y avons-nous pas vu un signe annonciateur de la souffrance avenir ? Cette question, nous nous la sommes posée pendant des années !



Le mariage de Hyo Jin Moon et de Nansook Hong, âgé de quinze ans, officialisé par Sun Myung Moon, le 7 janvier 1982. (Dans l’État de New York la loi permetait le marriage a 17 ans. En 2018 aussi.)


Chapitre 4

J’entrai illégalement sur le territoire des États-Unis, le 3 janvier 1982. Pour m’obtenir un visa, l’Église de l’Unification avait prétendu que j’allais participer à un concours international de piano à New York.

Si les officiels de l’immigration américaine m’avaient entendu jouer, ils auraient repéré la ruse immédiatement. Si un tel concours avait existé, je n’aurais sûrement pas pu y participer. Pour rendre crédible cette demande, le Révérend Moon m’avait fait accompagner par le meilleur élève pianiste de Little Angels. J’avoue que cette supercherie ne me posa aucun problème, en ce matin d’hiver glacial où je dis au revoir à mes frères et sœurs. Les lois des hommes nous paraissaient secondaires par rapport aux desseins divins. Pour Sun Myung Moon, l’important n’était pas de tricher, mais de tout faire pour mettre en œuvre la volonté de dieu : me faire épouser Hyo Jin. La fin justifiait les moyens.

Depuis mes fiançailles, six semaines auparavant, j’étais comme assommée. Je ressemblais à une poupée dont on tourne la clef pour la faire marcher, parler ou sourire. J’étais une écolière, écrasée par la responsabilité qui lui était tombée dessus du jour au lendemain. La veille, j’étais une enfant devant qui on ne parlait pas de choses sérieuses. Le lendemain, j’étais membre de la Vraie Famille, stupéfaite de voir les anciens se courber devant moi.

Pendant des semaines, ma mère se chargea d’achever de me transformer en femme.
Envolés mes uniformes d’écolière, mes T-shirts et mes jeans. Mon adolescence disparaissait sous des tailleurs stricts et des gaines d’un autre âge.

Je me trouvais maladroite dans ma nouvelle peau, mais je savourais les attentions dont j’étais comblée. Quelle jeune fille n’aurait pas apprécié de voir lancer des invitations en son honneur ? Qui aurait pu résister à des sollicitations venant de gens plus âgés ?

Le seul signe avant-coureur des difficultés à venir était l’embarras que je ressentais en compagnie de mon futur époux. En décembre, Hyo Jin Moon revint brièvement en Corée sans ses parents. Nos rencontres furent tendues : Nous n’avions rien en commun et il était dévoré par une frénésie de sexe. Ma mère m’avait donné plusieurs livres à lire sur le mariage, mais je ne savais toujours pas à quoi correspondait un acte sexuel.

Durant son séjour, Hyo Jin m’emmena dans la maison familiale des Moon, à Séoul. Sous un prétexte fallacieux, il m’entraîna dans sa chambre et me poussa sur son lit.

« Allonge-toi avec moi », me demanda-t-il. Tu peux me faire confiance. Nous serons bientôt mariés. » J’obtempérai, raidie par la peur tandis qu’il me tripotait de ses mains expérimentées.

« Touche-moi là », ordonna-t-il. Avec sa main, il guida la mienne à l’intérieur de sa cuisse. « Caresse-moi ici. »

Le sexe avant le mariage est strictement interdit par l’Église de l’Unification. Les liaisons pré-maritales ou extra-conjugales sont considérées comme le plus grand des péchés, en mémoire de la faute d ’Ève.

C’était moi, une jeune fille de quinze ans, vierge et terrifiée à l’idée de la damnation éternelle, qui devait rappeler au fils du Messie le risque que nous encourions.

Il sembla plus amusé qu’en colère devant ma droiture et ma naïveté. Je croyais de tout mon cœur que Dieu m’avait choisie pour remettre Hyo Jin dans le droit chemin. Je n’avais aucune idée de la difficulté de ma tâche. Lorsque le jet de la Korean Airlines atterrit à l’aéroport international Kennedy, à New York, je ne réalisai même pas que j’entrais dans une vie à cent lieues du monde que je connaissais.

Fière d’avoir été choisie, jeune et sans libre arbitre, je ne me posai aucune question. Je ne me demandai même pas comment une simple mortelle allait s’entendre avec la famille « divine » de Sun Myung Moon, ni comment j’allais pouvoir dompter un rebelle comme Hyo Jin Moon. J’allais devenir la première belle-fille de Moon.

En sortant de l’avion, je fus séparée de mes parents dans le flot de voyageurs groupés devant la douane. L’agent en uniforme eut l’air ennuyé lorsque je lui tendis mes deux grosses valises. Il s’adressa à moi avec brusquerie. Incapable de proférer un seul mot d’anglais, j’attendis qu’on me vienne en aide.

Le douanier éparpilla mes habits sur le comptoir et fouilla les poches intérieures de mes bagages. Que cherchait-il ? Qu’allait-il m’arriver ? Toutes les histoires entendues à la maison sur les persécutions religieuses endurées par le Révérend Moon en Amérique me revinrent en mémoire. Elles étaient donc vraies !

Je n’imaginais pas un seul instant que le douanier pût avoir des raisons d’être soupçonneux. Où étaient mes partitions pour le concours de piano ? Pourquoi avais-je emporté autant de valises pour un voyage aussi court ? N’avais-je pas des colliers de plusieurs milliers de dollars offerts en cadeau de fiançailles ? Les représentants de l’Église ne m’avaient-ils pas dit de les cacher sous ma sage robe marron ?

J’arrivais aux États-Unis au moment où l’antipathie des Américains pour Sun Myung Moon était à son apogée. Il était injurié et considéré comme une menace pour l’ordre public du même ordre que le Révérend Jim Jones, du culte le Temples du Peuple qui en 1978 avait fait avalé à 900 de ses partisans un jus de fruit au cyanure en un suicide collectif à Guyana. Les journaux regorgeaient d’anecdotes sur les lavages de cerveau qui sévissaient chez Sun Myung Moon.

Les parents des jeunes adeptes s’étaient regroupés et, avec l’aide de « déprogrammateurs », kidnappaient leurs enfants dans les centres de l’Église pour les « rééduquer ». Étant née dans l’Église de l’Unification, je connaissais peu les méthodes de recrutement qui rendait celle-ci si controversée.

J’étais sceptique sur ces histoires mélodramatiques de « lavage de cerveau », mais il est vrai que les nouveaux adeptes étaient coupés de leurs amis et de leur famille. Les recruteurs devaient savoir le maximum de choses sur leur « proie » afin de réussir une approche individuelle et de la gagner à la cause. Les nouveaux adeptes, choisis pour leur vulnérabilité, étaient tellement choyés qu’ils s’empressaient de rejoindre leur nouvelle « famille ».

À l’époque de mon installation en Amérique, les gens étaient souvent approchés, dans les aéroports, à un feu rouge ou un coin de rue, par des jeunes gens vendant des babioles ou des fleurs. Mendier est difficile et humiliant mais les disciples de Sun Myung Moon s’en sortaient très bien. Il était plus facile de demander de l’argent quand on croyait aider le Messie.

Le gouvernement américain se posait, lui aussi, de nombreuses questions sur Sun Myung Moon. Au cours de son enquête sur l’Église de l’Unification, le sénateur Robert Dole, l’éminent républicain membre du Comité des Finances du Sénat, avait demandé que l’administration fiscale américaine examine le statut fiscal du Révérend Moon et de son Église. Un mois avant mes fiançailles, un grand jury fédéral réuni à New York avait mis en examen le Révérend Moon, pour évasion fiscale, entre 1972 et 1974, et pour « conspiration » en vue de fraude fiscale. Cette inculpation était sans doute la cause de la fouille que j’avais subie à l’aéroport J. F. Kennedy.

Je ne savais rien de tout cela, à l’époque. Je venais juste rejoindre la Vraie Famille. Hyo Jin Moon faisait les cents pas, impatiemment, de l’autre côté de la douane. Lorsque j’en sortis, un peu remuée, je cherchai mes parents des yeux. Hyo Jin m’entraîna vers le parking et me poussa dans sa voiture de sport noire, cadeau de fiançailles de son père. Il portait un petit bouquet de fleurs, mais il était si exaspéré par mon retard qu’il faillit presque oublier de me le donner.

« Tes parents nous retrouveront au Jardin de l’Orient », me dit-il. J’étais trop fatiguée pour objecter quoi que ce soit.

Pendant les quarante minutes que dura le trajet, de New York au Comté de Westchester, cette région cossue arrosée par l’Hudson où vivent les cadres de Manhattan, aucun de nous ne parla. Il était tard. Il faisait trop nuit pour regarder le paysage et j’étais trop épuisée pour m’en soucier.

Lorsque nous franchîmes le portail de fer ouvragé, je me redressai : nous étions au Jardin de l’Orient. Enfin ! Hyo Jin fit un signe à l’agent de sécurité dans sa guérite et remonta la longue allée sinueuse. Malgré l’obscurité, je reconnus la pelouse verdoyante que j’avais admirée avec tellement de déférence pendant tant d’années. À la maison, en Corée, mes parents avaient accroché au mur une photo de la Vraie Famille assise sur l’herbe vert émeraude de leur propriété américaine. Je regardais souvent ce cliché. Dans leurs vêtements coûteux, devant leur magnifique château, ils représentaient la famille idéale et supérieure. Je chérissais cette image, comme les adolescents chérissent les photos de vedettes de rock and roll.

Le Révérend Moon, sa femme et les trois aînés nous accueillirent à la porte. Je m’inclinai devant Père et Mère, en toute humilité. Alors qu’on me faisait traverser l’immense hall d’entrée pour me conduire dans ce qu’ils appelaient la chambre jaune, un magnifique solarium, je guettai le bruit des voitures. Où étaient mes parents ? Quand allaient-ils arriver ? Et les anciens de l’église ? On n’allait sûrement pas me laisser converser seule avec le Révérend Moon et sa femme ?

Lorsque je pénétrai dans la maison, je m’arrêtai pour ôter mes lourdes bottes fourrées. En Corée, on n’entre jamais chez quelqu’un sans avoir d’abord enlevé ses chaussures. C’est signe de respect et de méticulosité. La soeur de Hyo Jin, In Jin, m’arrêta : je ne devais pas faire attendre ses parents. Dans la chambre jaune, nous échangeâmes quelques plaisanteries sur mon voyage. Je souriais, parlais peu et gardais les yeux baissés. J’étais d’une incroyable nervosité. Je n’étais jamais restée seule en compagnie de la Vraie Famille.

À moitié paralysée par la peur et la déférence, je fus soulagée en entendant le claquement d’une portière de voiture. Mes parents arrivaient !

Pendant qu’ils discutaient en bas avec les Moon, Hyo Jin me fit rapidement visiter le château. Bien qu’il fût immense, il semblait regorger d’enfants et de nounous. Lorsque j’arrivai en Amérique, Mme Moon attendait son treizième enfant. La plupart des petits et leurs baby-sitters dormaient dans une sorte de dortoir au troisième étage. En les voyant serrés dans leur lit, j’eus un pincement de cœur en pensant à mes frères et sœurs restés en Corée, surtout à Jin Chool, âgé de six ans.

Il était minuit passé lorsque nous saluèrent les Moon pour la nuit. Un chauffeur nous conduisit, mes parents et moi, au Belvédère, la propriété où l’on logeait les visiteurs, à quelques minutes du Jardin de l’Orient. Tandis que l’on installait mes parents dans une chambre, au rez-de-chaussée, on m’escorta à l’étage dans la plus belle pièce que je n’eusse jamais vue. Avec ses nuances de rose et de crème, elle ressemblait à celle d’une princesse. Outre le grand lit double, il y avait un large sofa, des fauteuils confortables, un lustre de cristal et deux penderies de plain-pied, plus vastes que certaines des pièces dans lesquelles nous vivions lorsque j’étais enfant, à Séoul. La salle de bains était immense ; ses carreaux bleus et blancs, peints à la main, rappelaient l’élégance des années vingt, date de construction du château.

Je n’avais jamais vu une telle chambre. Il y avait même une télévision que je m’empressai d’allumer. Quelle fut ma surprise lorsque je réalisai que l’image à l’écran était une publicité vantant de la nourriture pour chiens ! De la nourriture spéciale pour chiens ? J’étais hypnotisée par cet animal que je voyais gambader sur un sol de cuisine vers un bol rempli de croquettes marrons. En Corée, les chiens mangent les restes des repas. Je m’endormis, pour ma première nuit aux États-Unis, dans un état d’émerveillement total. Je vivais dans un pays si riche que les chiens avaient leur propre alimentation !

Le lendemain matin, un chauffeur vint nous chercher en vue de prendre le petit déjeuner avec les Moon dans leur salle à manger lambrissée, au Jardin de l’Orient. C’est de là que le Révérend Moon dirige ses affaires.

Tous les matins, les dirigeants de l’Église viennent lui faire leur rapport, en coréen. Assis derrière la longue table rectangulaire, le Révérend Moon gère, à distance, ses entreprises financières, achète, crée et décide de l’avenir de ses employés.

Les enfants Moon ne mangent pas avec leurs parents. Ils viennent, chaque matin, saluer leur père et leur mère dans la salle à manger. On les amène ensuite dans la cuisine où ils déjeunent, avant de partir pour l’école ou d’aller jouer. Ce matin-là, les aînés se joignirent à nous pour le petit déjeuner. Je surpris les plus jeunes glisser un coup d’œil, à la dérobée, par la porte de la cuisine pour tenter de m’apercevoir. Leur fou rire me fit chaud au cœur. Je fus néanmoins surprise de constater qu’ils ne parlaient pas coréen.

Selon Moon, le coréen est la langue universelle du Royaume des Cieux. « L’anglais n’est parlé que dans les colonies du Royaume des Cieux ! Lorsque le mouvement de l’Église de l’Unification aura davantage d’influence, la langue officielle et internationale de l’Église sera le coréen ; les conférences officielles seront faites dans cette langue, tout comme les conférences catholiques sont faites en latin. », écrit-il.

J’étais troublée que le Révérend Moon et sa femme n’aient pas enseigné à leurs propres enfants la langue de Dieu, alors qu’ils poussaient les adeptes du monde entier à l’apprendre.

Les étranges effluves du petit déjeuner américain se faisaient sentir dans la salle à manger. J’étais au bord de la nausée devant toute cette nourriture. Il y avait du bacon, des saucisses, des œufs et des crêpes. En Corée, je prenais simplement du kimchi et du riz. Mme Moon avait demandé aux sœurs cuisinières de nous servir de la papaye, son fruit favori. Elle savait que je n’en avais jamais mangé. Elle me montra comment en rehausser le goût, en l’arrosant de jus de citron. Malheureusement, j’étais incapable d’avaler quoi que ce fût. Elle en parut mécontente. Ma mère prit la papaye de mon assiette et la mangea, non sans avoir complimenté Mme Moon pour son excellent choix.

Le Révérend Moon perçut mon malaise. Il se tourna vers Hyo Jin : « Nansook se retrouve dans un endroit nouveau, dans un pays étranger. Elle ne parle pas la langue et ne connaît pas les coutumes. C’est ta maison. Tu dois être gentil avec elle. »

Je fus si reconnaissante au Révérend de sa gentillesse que je ne remarquai pas que Hyo Jin n’avait rien répondu.

Hyo Jin venait me rendre visite au Belvédère, mais cela ne me rassurait en rien. Je constatais, à chaque fois, que nous n’avions rien en commun. J’avais peur de lui. Il essayait de m’embrasser, je le repoussais. Je ne savais pas comment me comporter avec un garçon, un homme que j’allais bientôt épouser.

« Pourquoi me fuis-tu ? », me demandait-il. Comment pouvais-je lui dire que j’étais trop jeune pour le comprendre moi-même ? J’étais honorée d’être la partenaire spirituelle du fils du Messie mais je n’étais pas prête à être la femme d’un homme de chair et de sang.

Les quatre jours qui suivirent ressemblèrent à une sorte de rêve. J’allais d’événements en événements, engourdie, épuisée, comme dépassée… Je faisais ce qu’on me disait de faire. J’exécutais les ordres, soucieuse de ne faire aucune erreur qui puisse déplaire au Révérend Moon et à son épouse.

Mme Moon m’emmena avec ma mère faire des courses dans un centre commercial de la ville. Je n’avais encore jamais vu autant de boutiques. Mme Moon aimait le luxe. Chez Nieman Marcus, elle m’acheta des robes de couleur sombre, peu flatteuses et vieux jeu. Pour elle, elle choisit des rouges brillants ou des jolis bleus. Je me rendais compte qu’elle était jalouse de ma jeunesse. Peut-être avait-elle entendu son mari dire, le jour de mes fiançailles, que j’étais plus jolie qu’elle ? J’avais du mal à imaginer qu’une femme aussi éblouissante que Hak Ja Han Moon puisse envier quelqu’un, surtout une écolière ! Elle n’avait qu’une année de plus que moi lorsqu’elle avait épousé Sun Myung Moon. À trente-huit ans, enceinte de son treizième enfant, elle gardait une peau parfaite et des traits d’une grande beauté.

En apparence, elle était généreuse envers moi : au cours de la première semaine, elle me fit appeler dans sa chambre et m’offrit une robe qu’elle ne portait plus, ainsi qu’une ravissante chaîne en or.

En voulant essayer la toilette, j’oubliai le collier sur le bord du lavabo. Elle me le fit renvoyer au Belvédère par l’intermédiaire de sa bonne. Mme Moon eut beau m’ouvrir son placard et sa bourse, je compris, tout de suite, qu’elle me fermait son cœur.

Généralement, la première belle-fille occupe, par tradition, une position élevée dans une famille coréenne. C’est elle qui est censée hériter du rôle de la mère et être le point d’ancrage de la tribu. En coréen, il existe même un mot spécial pour la décrire : mat mea nue ri. Je compris aisément que je n’aurais pas ce rôle dans la famille Moon. J’étais trop jeune.

« Il m’a fallu élever la Mère, maintenant c’est au tour de ma bru », a toujours dit le Révérend Moon.

Je mis un certain temps à comprendre qu’aucun étranger n’était autorisé à jouer un rôle clef dans la famille Moon. Une pièce rapportée devait rester à sa place. Lorsque la famille était réunie, je devais m’asseoir en dernier, le plus loin possible de Sun Myung Moon.

Lorsque le Révérend Moon apprit que j’avais attiré l’attention des douaniers à l’aéroport, il décida, prudemment, d’organiser un récital de piano. Je fus prise de panique. Je n’avais ni travaillé, ni emmené de partitions. Ma mère me conseilla de jouer un morceau de Schumann que j’avais appris à Little Angels. Hyo Jin et Peter Kim, l’assistant personnel du Révérend Moon me conduisirent à New York, un après-midi, afin que je puisse répéter sur la scène du Manhattan Center où allait se dérouler le concert.

Assise, seule, à l’arrière d’une des Mercedes noires du Révérend Moon, je regardai la ville et ses gratte-ciel. C’était un jour de janvier, froid et gris. New York me parut sans vie. En y repensant, je me dis que ce sentiment devait probablement venir de moi. Je me sentais aussi glacée que le paysage que je contemplais.

Au Manhattan Center, nous rencontrâmes Hoon-Sook Pak, la ravissante fille de Bo Hi Pak, un des plus éminents officiels de l’Église.

Elle avait l’âge de Hyo Jin. Ce dernier avait vécu avec sa famille, à Washington, pendant ses turbulentes années d’école. Elle était ballerine à l’Universal Ballet Company, la première troupe de ballet coréen, fondée par Sun Myung Moon. Ils se saluèrent chaleureusement en anglais, et pourtant ils parlaient tous deux couramment le coréen. Je restais là, debout, muette, rougissante. Pourquoi m’ignoraient-ils ? Pourquoi se montraient-ils si mal élevés ? Ma colère s’envenima lorsque Hyo Jin m’abandonna, dans une antichambre, pour aller discuter avec des gens.

« Reste ici », m’ordonna-t-il comme si j’étais un jeune chiot à qui il fallait apprendre l’obéissance.

La fierté et l’entêtement qui m’avaient valu tant de disputes, enfant, avec Jin s’emparèrent de moi. Dés que Hyo Jin eut disparu, je partis en exploration. Le Centre des arts du spectacle est contigu au vieil hôtel New Yorker qui appartient désormais à Sun Myung Moon. L’Église s’en sert pour loger ses fidèles. Le trentième étage est réservé à la Vraie Famille, lors de ses séjours à New York.

Hyo Jin laissa éclater sa fureur, lorsqu’il s’aperçut que « son animal domestique » n’avait pas écouté ses ordres :

« Tu ne peux pas partir comme ça. Tu es à New York. C’est une ville dangereuse, hurla-t-il. Tu aurais pu être kidnappée. »

Je ne répondis rien mais je pensais « Bof ! qui voudrait me kidnapper ? » Je ne supportais pas que ce garçon mal élevé puisse me dicter mes actions.

Le récital eut lieu un soir, devant des centaines de gens, appartenant à l’Église. J’étais la troisième au programme.

Je portais une longue robe rose que ma mère m’avait achetée avant de quitter la Corée. Mon estomac se contractait nerveusement : était-ce à cause des sushi* que j’avais mangés à déjeuner ou l’idée de jouer devant la Vraie Famille ? In Jin, la sœur de Hyo Jin, m’offrit un médicament qui me fit aussitôt de l’effet.

*Boulettes de riz et de poisson cru.

Je jouai trop vite. Le public, interloqué, eut un temps de silence avant d’applaudir.

Je fus soulagée d’être venue à bout du morceau et de n’avoir fait que quelques fausses notes. En coulisses, Hyo Jin m’ordonna de changer de vêtements. J’obtempérai, oubliant que je devais retourner saluer à la fin du spectacle, avec les autres artistes. Au moment fatidique, je n’osai pas me montrer sur scène en tenue de ville. Je ne rejoignis pas les autres.

Dans la suite des Moon à l’hôtel, après le récital, le Révérend Moon annonça, ravi, qu’à partir de maintenant, un concours de piano serait organisé tous les ans. Mme Moon se montra glaciale envers moi.

« Pourquoi n’es-tu pas allée saluer avec les autres ?, lâcha-t-elle, d’un ton sec. Pourquoi as-tu changé de vêtements ? » Je restai stupéfaite. Que pouvais-je dire ? Que j’avais suivi les ordres de son fils ? Hyo Jin me regardait, mal à l’aise, et ne disait rien. Je penchai la tête et acceptai la réprimande.
Je découvris bientôt que cette histoire de salut manqué n’était pas ma seule bévue. Mme Moon avait gardé en mémoire tous mes faux pas. Le lendemain, elle les énuméra à ma mère : j’étais entrée dans la maison avec mes bottes, j’avais été peu soigneuse en oubliant le collier sur le lavabo, j’avais refusé de manger de la papaye, je n’avais pas été saluer au concert. En outre, elle ajouta que Hyo Jin se plaignait de ma mauvaise haleine. En m’enjoignant la prudence, ma mère me fit cadeau d’une bouteille de Listermint pour me rincer la bouche !

Je fus effondrée. Si les premières impressions étaient les bonnes, mes relations avec Mme Moon étaient fichues, dès ma première semaine en Amérique !

Le mariage fut programmé pour le samedi 7 janvier, afin que les enfants Moon, en âge scolaire, puissent y assister. Nous ne fîmes aucun test sanguin. Je n’avais pas l’âge requis pour pouvoir me marier dans l’État de New York : j’étais trop jeune d’un an. Ma Bénédiction avec Hyo Jin Moon n’était pas légale. Je ne le savais même pas. De toute façon, l’autorité du Révérend Moon était la seule qui importait.

Nous prîmes le petit déjeuner, dans la matinée, avec le Révérend Moon et sa femme. Ma mère m’obligea à manger. La journée allait être longue. Il y aurait deux cérémonies. Un rituel occidental, au cours duquel je porterai une robe blanche avec un voile, se tiendrait dans la bibliothèque du Belvédère.

Ensuite, Hyo Jin et moi-même devions revêtir les costumes traditionnels de notre pays, pour un mariage selon la tradition coréenne. Le banquet aurait lieu à New York.

Lorsque ma mère demanda à Mme Moon s’il était possible qu’un coiffeur vienne me maquiller et me donner un coup de peigne, elle s’entendit répondre que c’était une dépense inutile. In Jin pourra aider. Je vouais une grande affection à In Jin en tant que membre de la Vraie Famille, mais j’étais loin d’être sûre de son amitié. Elle obéissait à ses parents, se comportait correctement avec moi, mais je me rendais compte qu’elle pensait comme Hyo Jin. Je n’étais pas leur genre ! En me poudrant le visage, elle me donna quelques conseils.

« Il faudrait que tu changes, et vite !, me dit-elle, si tu veux t’entendre avec les enfants Moon, surtout avec ton mari. Je connais Hyo Jin mieux que quiconque. Il n’aime pas les filles calmes. Il aime s’amuser, faire la fête. Tu dois sortir davantage si tu veux le rendre heureux. »

Hyo Jin semblait de bonne humeur lorsqu’il vint me voir, en coup de vent, avant la cérémonie. Ce n’était pas grâce à moi. Il était ravi d’être le centre de la fête, le favori de son père, le fils prodigue et non pas le mouton noir. Il accepta même de couper ses cheveux longs pour faire plaisir à ses parents.

Alors que j’empruntai, seule, le long couloir menant à la bibliothèque — et à mon avenir — une vieille femme coréenne me murmura : « Ne souriez pas, sinon votre premier enfant sera une fille. »

Je suivis son conseil. Dans ma culture, les filles étaient accueillies par une immense déception. J’aurais dû être heureuse, comme jamais dans ma vie, mais je me sentais complètement engourdie. Lorsque je regarde les photos de ce jour-là, j’ai envie de pleurer sur la fille que j’étais. J’ai l’air encore plus misérable que je ne le croyais.

Lorsque j’entrai dans la bibliothèque et m’avançai vers le Révérend Moon et son épouse, vêtues de leur chasuble de cérémonie, les fidèles se serrèrent de part et d’autre de la pièce où régnait une chaleur étouffante. À part mes parents, je ne connaissais personne.

L’endroit était impressionnant, avec ses murs lambrissés de bois noir couverts de vieux livres et ses hauts plafonds décorés de lustres.

Dans un tel lieu, il était facile de croire que Dieu m’avait confié une mission et que la Vraie Famille était chargée de créer le Royaume du Ciel sur Terre.

J’étais l’instrument de Son plus grand dessein. Le mariage entre Nansook Hong et Hyo Jin Moon n’était pas une stupide union humaine. En nous unissant, Dieu et Sun Myung Moon nous consacraient.

Les membres de la famille et les représentants de l’Église assistèrent, seuls, à la cérémonie rituelle coréenne qui se déroula dans la précipitation, au premier étage du Belvédère (les Moon font toujours à toute allure les choses importantes !). J’eus à peine le temps d’arranger mes cheveux. J’oubliai même de mettre du rouge sur mes joues, selon la coutume, au grand dam de Mme Moon et de ses dames de compagnies. Hyo Jin et moi nous nous tenions debout, devant les Vrais Parents, assis à une table chargée de nourriture et de vin coréen. On jeta, sous ma robe, des fruits et des légumes, geste traditionnel qui symbolise le désir de la jeune mariée d’avoir une nombreuse progéniture.

Je me rappelle peu de la cérémonie en elle-même. J’étais si fatiguée que seuls les flashes des photographes m’empêchaient de m’endormir. Avec bonheur, je suivais les ordres que l’on me donnait. En bougeant sans arrêt, j’avais des chances de ne pas m’écrouler.

Un chauffeur nous ramena en voiture, Hyo Jin et moi, au Jardin de l’Orient. Nous devions nous y changer avant de rejoindre la réception organisée dans la salle de bal du Manhattan Center. Il nous laissa devant une petite maison de pierre, juchée sur la colline, près du château. Avec son porche blanc et sa charmante façade, elle semblait sortie tout droit d’un conte de fées. C’était notre future maison. On l’appelait le Cottage. Elle se composait, au rez-de-chaussée, d’un salon, d’une salle à manger et d’une petite cuisine. À l’étage, il y avait une minuscule salle de bains et plusieurs chambres. Je remarquai que nos valises avaient été déposées dans la plus grande.

Hyo Jin insista pour faire l’amour. Malgré mes supplications — les Vrais Parents nous attendaient pour partir d’ici une heure —, il ne voulut pas patienter.
Ne désirant pas me montrer nue devant lui, je me glissai dans le lit pour y ôter mes vêtements. Pendant quatorze ans, j’ai suivi cette pratique.

Sur les conseils de ma mère, j’avais lu certains livres, mais je n’étais pas du tout préparée au choc qui suivit. Lorsque Hyo Jin se mit sur moi, je ne savais pas à quoi m’attendre. Il était brutal, excité à l’idée de déflorer une vierge. Il donna ses directives et je suivis ses indications. Lorsqu’il me pénétra, je retins un hurlement de douleur. Tout fut terminé en quelques minutes mais, pendant des heures, j’eus l’impression d’avoir le ventre en feu.

« C’est donc ça, le sexe ? », n’arrêtais-je pas de me dire.

Je me mis à pleurer de douleur, de fatigue et de honte. Nous avions eu tort de ne pas attendre. Hyo Jin me fit taire.

« N’as-tu pas aimé ? », me demanda-t-il.

« J’ai eu bobo », lui répondis-je, en utilisant un mot de petite fille pour parler d’une douleur de femme.

« Je n’ai jamais vu de réaction pareille », me dit-il, confirmant ainsi toutes les rumeurs que j’avais entendues en Corée : Hyo Jin avait eu beaucoup de maîtresses.

J’étais choquée et blessée qu’il pût confesser son péché de façon si cavalière et si brutale. Je me mis à pleurer encore plus fort. D’un ton dur et colérique, il me réprimanda et m’obligea à sécher mes larmes. Je connaissais maintenant, à la fois le sexe et mon mari. Les deux étaient horribles.

Alors que nous nous habillions, une Sœur cuisinière vint nous prévenir que les Vrais Parents nous attendaient dans la voiture. Nous nous ruâmes sur les sièges avant de la limousine noire. Mme Moon me regarda d’un air accusateur :

« Qu’est-ce qui vous a retardés ?, interrogea-t-elle sèchement. Des gens nous attendent. » Hyo Jin ne répondit rien, mais nos visages rougissants et nos vêtements arrangés à la hâte parlaient d’eux-mêmes. Heureusement, les Moon étaient assis à l’arrière : ils ne virent pas ma honte.
Je m’endormis pendant le trajet jusqu’à Manhattan, mais mon repos fut de courte durée. La salle de bal du Manhattan Center abritait une centaine de personnes, essentiellement des membres de l’Église américaine. À notre entrée, ils nous acclamèrent. J’étais épuisée, mais la soirée ne faisait que commencer. Le repas à l’américaine était composé d’un steak et de pommes de terres au four, de crème glacée et de gâteau. Ma mère m’obligea à manger, mais tout avait un goût de papier mâché. Malgré le divertissement de style coréen, la soirée se déroula en anglais.

Je ne compris pas un mot des nombreux discours, ni des toasts portés en mon honneur et celui de Hyo Jin. Je souriais comme les autres, et applaudissais de même.

La barrière de la langue me rendait spectatrice de mon propre mariage. J’étais dans un groupe mais je n’en faisais pas partie. Je regardais les Moon chanter, taper des mains. Tout le monde semblait heureux. Mon père qui, lui non plus ne comprenait pas l’anglais, rompit brutalement ma solitude en m’annonçant qu’on allait me demander un petit discours.

« En anglais ? », demandai-je horrifiée.

« Non, non, me rassura-t-il. Hyo Jin traduira pour toi. »

Sur les conseils de mon père, je fis court, remerciai Dieu et le Révérend Moon et promis d’être une bonne épouse pour Hyo Jin.

«Qu’est-ce qu’elle a dit ? », hurlèrent les Américains dans la salle.

« Oh ! rien d’important », répondit Hyo Jin, qui se lança, sous un tonnerre d’applaudissements, dans une allocution en anglais.

J’applaudis, en gardant mes mains sur les genoux. Le Révérend Moon les attrapa et les posa sur la table, en me demandant d’avoir l’air plus joyeux, plus heureux. J’obtempérai en songeant : « Je suis une vraie idiote. Décidément, je ne sais rien faire de bien ! »

À notre retour au Jardin de l’Orient, les festivités continuèrent. Suivant la tradition coréenne, les invités devaient frapper, avec un bâton, les pieds du marié pour le punir d’avoir volé symboliquement une femme.

De retour au Cottage, Hyo Jin enfila plusieurs paires de chaussettes en vue de cet assaut rituel. Lorsque le Révérend Moon et sa femme virent les représentants de l’Église ligoter les chevilles de Hyo Jin, ils éclatèrent de rire. À chaque coup. Père faisait semblant d’être scandalisé :

« Arrêtez, je ne vous paie pas pour battre mon fils. »

« Je vous donnerais davantage d’argent si vous arrêtez », s’écria encore le Révérend. Les chefs de l’Église empochèrent les sous et recommencèrent à battre Hyo Jin.

Enfoncée dans un fauteuil moelleux, je contemplais la scène, à moitié endormie. Les gens s’étonnèrent de mon attitude détachée.

« C’est étrange, elle ne demande pas qu’on arrête de frapper son mari », disaient-ils.

Je n’étais pas indifférente, j’étais assommée. À la demande pressante de la foule, je tentai de dénouer les chevilles de Hyo Jin, mais j’étais si fatiguée que j’en fus incapable.

Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes tous à la table du petit déjeuner, chez le Révérend Moon. Sans m’avertir, Hyo Jin disparut aussitôt. J’ignorais quel devait être mon rôle dans la Vraie Famille — mon nouvel époux ne m’y aidait pas —, aussi j’endossai naturellement le rôle de servante auprès de Mme Moon.

Ce fut seulement après le mariage que quelqu’un nous suggéra de partir en voyage de noces. Hyo Jin parla d’aller à Hawaii, mais le Révérend Moon proposa la Floride. Notre lune de miel n’eut rien de conventionnel. Le Révérend Moon avait confié à son assistant, Peter Kim, la somme de 5 000 dollars et des instructions pour nous conduire en Floride. Personne ne me mit au courant de notre destination ou de nos projets.

Ma mère, habituée au formalisme du Jardin de l’Orient, remplit ma valise de robes collet monté. J’eus à peine le temps d’y rajouter une paire de jeans et un T-shirt.

Peter Kim et Hyo Jin s’installèrent à l’avant de la Mercedes bleue, me laissant seule à l’arrière. Pendant les 1 700 km du voyage, ils discoururent en anglais. Ma solitude fut totale. Les deux hommes décidèrent de tout, des pauses repas, des arrêts pour la nuit, sans jamais me demander mon avis. Un jour, dans les toilettes d’une station-service, je faillis fondre en larmes. Je n’arrivais pas à mettre en marche le sèche-mains. Il soufflait de l’air chaud : je pensais l’avoir cassé. Je n’avais personne à qui demander de l’aide. Je me sentais misérable.

Une fois arrivés, Peter Kim suggéra une visite à Disney World : je retrouvai ma bonne humeur. J’avais quinze ans. Je n’imaginais rien de plus merveilleux. Hyo Jin y était déjà allé plusieurs fois, cela ne l’emballait pas. Il accepta néanmoins, à contrecœur, de faire une halte à Orlando. Le temps était glacial et pluvieux, mais il en aurait fallu davantage pour gâcher mon plaisir. En descendant la Main Street USA, en direction du château de Cendrillon, je compris pourquoi on appelait Disney World, le Royaume Magique.

J’écarquillai les yeux pour apercevoir Mickey ou un autre personnage familier mais, à ma grande déconvenue, je n’en vis aucun. Au bout de dix minutes, Hyo Jin déclara qu’il en avait assez, qu’il voulait s’en aller. Abasourdie par son égoïsme, je le suivis, à distance néanmoins, tandis qu’il se dirigeait vers la Mercedes.

Nous étions partis en voiture, sur les conseils du Révérend Moon désireux que je découvre les États-Unis. Hyo Jin en eut bientôt assez. Il fit descendre un agent de sécurité du domaine pour qu’il récupère la Mercedes.

« Nous prenons l’avion pour Las Vegas », m’annonça-t-il tout de go.

Je n’avais aucune idée de ce qu’était Las Vegas, ni encore moins de l’endroit où cela se trouvait. Ni Peter Kim, ni Hyo Jin ne perdirent leur temps à me l’expliquer. Personne ne m’avertit non plus que le Révérend Moon, sa femme et mes parents s’y trouvaient en vacances. Je ne fus mise au courant qu’en pénétrant dans la salle de restaurant de l’hôtel où ils étaient assis. Lorsque ma mère me réprimanda pour l’allure insouciante avec laquelle j’étais arrivée devant eux, je fus interloquée :

« J’aurais manqué de respect aux Moon, lui répondis-je, si j’avais su qu’ils étaient là, mais je l’ignorais complètement ! »

Lorsque j’appris que Las Vegas était le paradis des joueurs, je fus troublée. Il y avait des machines à sous partout, dans les restaurants, les casinos des hôtels. Que faisions-nous dans un endroit pareil ? Le jeu est strictement interdit par l’Église de l’Unification. Il est considéré comme une maladie sociale qui ébranle la famille et contribue à la déchéance morale de la civilisation. Alors, pourquoi Hak Ja Han, Mère de la Vraie Famille, glissait-elle fiévreusement des jetons dans les machines à sous ? Pourquoi Sun Myung Moon, le Messie du Second Avènement, successeur divin du prophète qui avait chassé les marchands du temple, passait-il des heures à la table de black-jack ?

Avant que j’eusse l’audace de poser la question, le Révérend Moon m’expliqua notre présence dans ce temple du péché.

« En tant que Seigneur du Second Avènement, il est de mon devoir de me mêler aux pécheurs afin de les sauver. Je me dois de comprendre leurs péchés afin de les en détourner. Tu dois remarquer, cependant, que je ne m’assieds pas moi-même à la table de jeu. » En effet, il se contentait de donner des instructions à Peter Kim, en restant debout derrière lui.

« Tu vois bien que je ne joue pas réellement », ajouta-t-il.

J’avais beau avoir quinze ans, je savais reconnaître une excuse, même si elle sortait de la bouche du Messie !



Je tiens dans mes bras notre premier bébé, et Hyo Jin tient le plus jeune enfant de Sun Myung Moon.


Chapitre 5

Lorsque je revins au Jardin de l’Orient, j’étais une femme mariée aux yeux de l’Église de l’Unification, mais j’avais les apparences d’une fillette qui avait soif d’apprendre. Si j’avais éprouvé encore quelques doutes concernant la position subalterne que j’occupais dans la Vraie Famille, les discussions qui suivirent auraient tôt fait de clarifier ma position.

Les enfants du Révérend Moon fréquentaient une académie privée à Tarrytown. Seul mon mari, à dix-neuf ans, n’avait pas achevé le lycée. Mme Moon me fit comprendre qu’elle n’avait pas l’intention de me payer des études à 3 500 dollars l’année à Hackley. Une école publique ferait bien l’affaire.

Début février, Peter Kim me conduisit au lycée d’Irvington où je devais entrer en seconde. Nous nous arrêtâmes d’abord dans un magasin pour acheter un cahier et quelques crayons. Il était entendu que je m’inscrirais sous le nom de Nansook Hong. Personne ne devait savoir que j’étais mariée ou liée à la famille Moon. Peter Kim se présenta comme mon tuteur à qui l’on devait envoyer mes bulletins scolaires.

J’avais été parmi les meilleures de ma classe à Little Angels, à Séoul, mais j’étais terrifiée à l’idée de me retrouver dans une école américaine. Alors que je suivais Peter Kim dans les couloirs bruyants de ce lycée de banlieue typique, je notai les tenues décontractées des étudiantes, leur bonne humeur et leurs rires. Comment allais-je parvenir à m’intégrer dans cet environnement enthousiaste ? Comment allais-je réussir à comprendre mes professeurs anglais ? Comment allais-je pouvoir être à la fois une étudiante sérieuse et une femme soumise, à la maison ? Cette double existence me condamnait à la solitude.

Tous les matins, je me levais à 6 h afin d’aller saluer le Révérend Moon et sa femme. Dans la cuisine du château, c’était toujours la panique. Personne ne savait jamais à quelle heure les Moon allaient descendre de leurs appartements mais, quand ils arrivaient, il fallait les servir immédiatement. Les deux cuisinières et leurs trois assistantes préparaient généralement un plat principal, mais devaient cuisiner la suite en fonction des desiderata des Vrais Parents. J’avais déjà mangé un morceau dans la cuisine, lorsque les Moon s’installaient à table avec plusieurs représentants de l’Église. À leur arrivée, je tombais à genoux en signe de déférence et attendais qu’ils me renvoient pour aller rejoindre le chauffeur qui m’emmenait à l’école.

J’étais souvent très fatiguée car, toutes les nuits, j’étais dérangée par Hyo Jin. La plupart du temps, il rentrait saoul, bien après minuit, puant la tequila et la cigarette. Je faisais semblant de dormir, espérant qu’il allait me laisser tranquille mais j’avais rarement cette chance. Il exigeait que je remplisse mon devoir conjugal : j’étais là pour servir ses besoins, les miens n’ayant aucune importance.

À mon réveil, je traversais notre chambre sur la pointe des pieds, même si je ne risquais pas de le réveiller. Il dormait comme un sonneur toute la journée. Parfois, lorsque je rentrais de l’école, il n’était toujours pas réveillé. En début de soirée, il se douchait et partait faire le tour des bars et des boîtes de nuit de Manhattan. Hyo Jin avait beau ne pas avoir l’âge de consommer de l’alcool (à New York, c’est interdit avant vingt et un ans), il n’avait aucun mal à se faire servir dans les établissements coréens. Il emmenait souvent son jeune frère, Heung Jin, âgé de quinze ans et sa sœur In Jin, seize ans, dans ses virées nocturnes.
Il ne m’invita à me joindre à eux qu’une seule fois. Nous partîmes en voiture pour une boîte de nuit coréenne, complètement enfumée. Les enfants Moon étaient visiblement de bons clients, car toutes les hôtesses les saluèrent avec affection.

Une serveuse apporta à Hyo Jin une bouteille de Tequila Gold qu’il partagea avec In Jin et Heung Jin, et un paquet de Marlboro lights. Pendant ce temps, je sirotai un verre de Coca-Cola.

Malgré mes efforts, je me mis à pleurer. Que faisions-nous dans un endroit pareil ? On m’avait enseigné qu’il était interdit d’aller dans les bars, de fumer, ou de boire de l’alcool. Pourquoi les Vrais Enfants faisaient-ils ce que Père interdisait aux fidèles du monde entier ?

Dans l’univers en trompe-l’œil qui était désormais le mien, c’était mon attitude qui était choquante, pas la leur !

« Pourquoi es-tu ainsi ? », grogna Hyo Jin avant d’aller s’installer, dégoûté, à une autre table.

« Tu gâches le plaisir de tout le monde. Nous sommes venus pour nous amuser, pas pour jouer ta baby-sitter. »

In Jin se glissa sur la chaise à côté de moi.

« Arrête de pleurer ou bien Hyo Jin va se mettre très en colère, me prévint-elle sévèrement. Si tu te comportes ainsi, il ne t’aimera pas. »

Je n’eus pas le temps de me recomposer un visage : mon mari se mit à hurler : « Partons. On la ramène à la maison. »

Durant le long trajet de retour, personne ne m’adressa la parole. Dans leur silence, je devinais leur mépris.

« Ne pleure pas, n’arrêtais-je pas de me dire. Tu seras bientôt rentrée. »

Avant d’arriver au Jardin de l’Orient, Hyo Jin fit monter une de mes camarades de classe, une Enfant Bénie qui aimait, elle aussi, s’amuser. Elle ne s’aperçut même pas de ma présence.

Dans sa hâte de repartir pour New York, Hyo Jin fit un demi-tour sur les chapeaux de roue. On entendit les pneus crisser. Cette nuit-là fut la première — pas la dernière ! — que je passai en larmes. Je restai, à genoux près de mon lit, pendant des heures, suppliant Dieu de m’aider.

« Si Vous m’avez envoyé ici pour faire Votre volonté, priai-je. S’il vous plaît, aidez-moi. »

Je croyais de tout mon cœur que si je ne remplissais pas la mission qu’il m’avait confiée, je n’irais pas au Paradis. À quoi bon une vie terrestre heureuse si je ne pouvais retrouver Dieu un jour ?

Lorsque, le lendemain matin, Mère me convoqua dans sa chambre, mes genoux étaient à vif, brûlés par la nuit passée sur la moquette.

Hyo Jin et les autres n’étaient pas rentrés.

« Où sont-ils ?, interrogea-t-elle. Pourquoi n’es-tu pas avec eux ? »

Prostrée devant elle, je me mis à pleurer, en racontant les événements de la nuit passée. C’était un soulagement de partager cet atroce fardeau avec Mère. Peut-être quelque chose allait-il changer ? Mme Moon partit dans une colère noire… pas contre Hyo Jin ! Elle était furieuse contre moi.

« Tu es une fille stupide, hurla-t-elle. Pourquoi crois-tu qu’on t’a fait venir en Amérique ? C’est ta mission de changer Hyo Jin. Tu manques à tes devoirs envers Dieu et Sun Myung Moon. Tu n’as qu’à te débrouiller pour que Hyo Jin n’ait pas envie de sortir. »

Comment pouvais-je lui avouer que, lorsque son fils restait à la maison, les choses étaient pires ? Il avait réquisitionné le salon du Cottage pour son groupe de rock, le U Band. Je détestais ces répétitions qui duraient toute la nuit. La maison tout entière vibrait. Hyo Jin me disait que j’étais snob d’aimer la musique classique, mais ma répulsion pour ses amis venait surtout de la façon dont ils se comportaient. Ses copains arrivaient en début de soirée, rejoints par d’autres Enfants Bénis du quartier. Dès qu’ils prenaient leurs guitares, une odeur de marijuana montait jusqu’au premier étage, où je faisais mes devoirs.

Mon air choqué amusait beaucoup Hyo Jin et ses copains. En fait, j’éprouvais des sentiments contradictoires à leur égard. Je ne voulais pas braver les interdits mais je me sentais bien seule, en haut, avec mes livres d’école. Je ne tenais pas à me joindre à eux, mais j’aurais aimé qu’on me le proposât. Au fond, je vivais dans un monde à l’envers : les gens de mon âge se moquaient de moi parce que je suivais les enseignements reçus et mes aînés me réprimandaient pour des fautes que je n’avais pas commises.

Comment aurais-je pu dire à Mme Moon que le goût de ses enfants pour les bars était le moindre de leurs péchés ? Tandis quelle me grondait, je ne répondis rien. Peu de temps après, elle convoqua ma mère pour lui énumérer la liste de mes échecs. D’après In Jin, j’étais allée en classe avec mon alliance et je posais des questions au sujet des anciennes petites amies de Hyo Jin.

Bien sûr, je n’avais rien fait de tel, mais comment aurais-je pu me défendre, devant le Révérend Moon et sa femme, sans avoir l’air de critiquer leurs enfants, ce qu’ils n’auraient pas supporté.

Lorsque je tentai d’en parler à ma mère, elle me conseilla de faire attention à ne plus offenser la Vraie Famille.

« Il faut que tu sois plus prudente, me dit-elle. Prie pour essayer de devenir plus digne. »

Je ne voyais pas comment m’en sortir. À chaque instant, on me critiquait, on me jugeait coupable sans même m’avoir entendue. À force d’être accusée à tort, j’en vins à me méfier de tout le monde.

Comme je souhaitais que mon père ou mon frère, Jin, arrivât de Corée ! Père était reparti pour Séoul après mon mariage, sur ordre des Moon. Jin y était encore, attendant la fin du lycée et l’obtention de son visa. Je n’avais pas grand chose à espérer. Il était question qu’il aille à Harvard, à son arrivée aux États-Unis. Le Révérend y était disposé, fier des succès scolaires de mon frère qui rejaillissaient sur lui. Bien que j’en fusse heureuse pour Jin, j’allais rester seule, entourée de gens qui me détestaient.

Un Jin Moon était une exception. Elle avait un an de moins que moi et ne s’entendait pas très bien non plus avec In Jin. Nous devînmes amies, peu de temps après mon arrivé, au Jardin de l’Orient. Je lui serai toujours reconnaissante de la gentillesse qu’elle me témoigna pendant ces premiers mois.

Un dimanche, alors que j’avais revêtu ma longue chasuble traditionnelle pour le premier Service de la Promesse auquel j’assistais au Jardin de l’Orient, je découvris que tous les Moon portaient des costumes et des robes de ville. Je fus mortifiée comme peut l’être un adolescent portant une tenue ostentatoire. J’étais gênée de mon ignorance et blessée que personne ne m’ait guidé, dans les rituels de la maison. In Jin se proposa de remplir ce rôle.

Le Service de la Promesse se tenait généralement dans le bureau adjacent à la chambre du Révérend. Je fus stupéfaite de m’apercevoir que les enfants Moon ne connaissaient pas les mots de cette prière que je récitais de mémoire depuis l’âge de dix ans. Après la cérémonie, les sœurs apportaient un en-cas à la Vraie Famille : des jus de fruits, du cheesecake, des beignets et des petits chaussons fourrés aux fruits.

Je servais le Révérend Moon et sa femme jusqu’à 6 h, l’heure d’aller au Belvédère pour le sermon dominical, réservé aux membres de l’Église locale.

C’était un honneur pour moi, vu mon jeune âge et mon sexe de pouvoir entendre prêcher Sun Myung Moon toutes les semaines. Il s’exprimait en Coréen et il m’était facile de le suivre. Les adeptes américains devaient se contenter d’une traduction grossière, donnée par ses assistants. J’aurais souhaité pouvoir saisir, dans ces sermons, ce qui me touchait le cœur. Moon n’était pas spécialement profond ou charismatique. En vérité, il était ni l’un ni l’autre. Il nous poussait essentiellement à consacrer nos vies à Dieu et à l’humanité, en devenant des individus justes et moraux. C’était un appel noble. La plupart d’entre nous croyions réellement, bien que naïvement, que nous pouvions changer le monde par notre seule bonté. Notre foi comportait une innocence et une douceur que l’on passait trop souvent sous silence. Nous étions peut-être membres d’une secte, mais nous ne l’avions pas souhaité : nous étions juste des idéalistes.

Pendant que les enfants Moon faisaient la fête à New York, Un Jin et moi passions une grande partie de la soirée à faire de la pâtisserie dans la cuisine du château, en papotant en coréen. Elle était une cuisinière merveilleuse et partageait généreusement ses gâteaux au chocolat et ses cookies maison avec les agents de sécurité dont le bureau se trouvait au sous-sol.

Le personnel, composé de membres de l’Église, était plus habitué à recevoir des ordres que des cadeaux, de la part des enfants Moon. La Vraie Famille les traitait comme des domestiques liés par un contrat. Les Sœurs cuisinières et les baby-sitters dormaient à six dans une pièce située au grenier. On leur donnait un peu d’argent, mais pas réellement de salaire. Les agents de sécurité, les jardiniers et les hommes à tout faire bénéficiaient d’une situation plus enviable.

Les Moon se comportaient avec leur personnel comme si vivre près d’eux était un privilège. En échange de cet honneur, il devait tout supporter.

« Apporte-moi ça », « Donne-moi ça », « Ramasse mes vêtements », « Fais mon lit », entendait-on à longueur de temps.

Sun Myung Moon considérait ses enfants comme des princes et des petites princesses. Forcément, ils se comportaient comme tels. Il était très embarrassant et étonnant de voir à quel point le personnel acceptait de se faire maltraiter verbalement par les enfants Moon. Comme moi, il était persuadé que la Vraie Famille était sans péché. Si un des Moon se plaignait de nous, cela signifiait évidemment que nous étions indignes. C’était pour cela que j’étais vraiment reconnaissante à Un Jin de sa gentillesse. Elle semblait m’aimer pour moi-même et ne me faisait jamais sentir qu’elle m’était supérieure.

In Jin désapprouva mon amitié avec sa sœur. Cependant, elle savait se montrer agréable lorsque cela l’arrangeait. Elle vint me trouver, un jour, pour me demander de lui prêter des vêtements afin de sortir discrètement au cours de la nuit. Sa chambre était située près de la suite de ses parents et elle ne voulait pas courir le risque de tomber sur Père.

« Pourquoi donc ?, lui demandais-je.

— Récemment, me raconta-t-elle, je suis rentrée dans ma chambre sur la pointe des pieds à 4 h du matin. Il faisait encore nuit. Je me suis crue sauvée, lorsque soudain j’ai aperçu l’ombre de Père assise dans une chaise, à l’autre bout de la pièce. Alors qu’il me frappait, encore et encore, il m’expliqua qu’il me battait par amour. Ce n’était pas la première fois qu’il me tapait. J’ai déjà souhaité avoir le courage d’aller à la police afin de le faire arrêter pour mauvais traitements. »

Je lui prêtai mon plus beau jean, mon pull en angora blanc et essayai de lui cacher à quel point j’étais choquée par son histoire.

Une des premières choses qui me frappa, au sein de la Vraie Famille, ce fut le climat d’antipathie qui régnait entre les enfants et leurs parents. Je m’aperçus bien vite qu’ils étaient le contraire d’une famille chaleureuse et aimante. S’ils avaient atteint le stade de la perfection spirituelle, c’était loin d’être visible !…

Par exemple, les enfants, les plus jeunes, devaient obligatoirement assister au Service familial de la Promesse, à 5 h du matin, tous les dimanches. Les bébés étaient souvent endormis et grincheux. Lorsque les femmes n’arrivaient pas à les calmer, le Révérend Moon devenait fou de rage.

J’eus un mouvement de recul, la première fois où je vis Sun Myung Moon gifler l’un de ses fils pour le faire taire.

Hyo Jin ne cachait pas son mépris pour Père et Mère. Il semblait ne les considérer que comme des « robinets à fric ». Même mariés, nous n’avions aucun compte chèque ou pension régulière. Mère nous donnait de l’argent, 1 000 dollars par-ci, 2 000 par-là, sans calendrier précis. Le jour de l’anniversaire d’un enfant ou d’une fête de l’Église, les Japonais et autres dirigeants de l’organisation venaient au château avec une « donation » de milliers de dollars pour la Vraie Famille. L’argent atterrissait directement à l’intérieur du coffre-fort de Mme Moon, dans le placard de sa chambre.

Mme Moon m’annonça, un jour, que les collecteurs de fonds japonais avaient été chargés de trouver de l’argent pour faire vivre Hyo Jin et sa famille. Je n’avais aucune idée de la façon dont fonctionnait le système. L’argent ne nous arrivait pas directement. Au milieu des années quatre-vingts, l’argent du Trust de la Vraie Famille était versé tous les mois à Hyo Jin et aux autres enfants en âge adulte. Hyo Jin recevait environ 7 000 dollars mensuels (environ 40 000 FF), déposés directement sur le compte joint que nous avions ouvert à la First Fidelity Bank, à Tarrytown. Je fus toujours incapable de savoir d’où provenait cet argent.

Hyo Jin allait voir Mère régulièrement et lui extorquait de grosses sommes en liquide. D’après ce que je sais, elle ne disait jamais non. Il dissimulait cette fortune dans le placard de notre chambre et avait l’habitude d’aller se servir avant de sortir.

Un soir, à ma grande peur, je l’entendis hurler alors qu’il se préparait pour une de ses virées à Manhattan.

« Je vais te tuer, espèce de salope », cria Hyo Jin, en farfouillant dans son placard, arrachant les vêtements des cintres et les cravates de leurs présentoirs.

« Qu’est-ce que j’ai fait ?, bégayai-je.

— Pas toi, espèce d’imbécile. Mère ! Elle essaie de ruiner ma vie. »

Son argent avait disparu. Hyo Jin était persuadé que Mère était venue au Cottage reprendre l’argent pour qu’il arrête de boire. J’avais du mal à le croire.
Je n’avais jamais vu le Révérend Moon ou Mme Moon exercer une quelconque autorité sur leurs enfants.

Alors que je ramassais les vêtements froissés, je trouvai dans le placard, sur le sol, une liasse de billets coincée entre deux chaussures. Elle avait dû tomber de la poche d’un manteau. Il y avait plus de 6 000 dollars (36 000 FF). Hyo Jin me prit l’argent des mains, et tout en continuant à insulter sa mère, sortit de la pièce avec une telle précipitation qu’il faillit arracher la porte de ses gonds.

L’école, malgré les difficultés que j’y rencontrais, était un havre de tranquillité, comparée au chaos qui régnait au Cottage. En cours d’anglais, je mémorisais des listes de mots sans avoir la moindre idée de ce qu’ils voulaient dire. En biologie, je fixais le professeur, d’un air déconcerté, provoquant l’hilarité de la classe. Il n’y avait qu’en cours de mathématiques que la bonne élève que j’étais autrefois réapparaissait. Pendant quarante minutes, nous parlions tous la langue universelle des chiffres. À déjeuner, je m’installais avec d’autres Enfants Bénis coréens et étudiais parfois avec eux. Mon statut d’épouse d’un membre de la Vraie Famille rendait nos relations formelles. Même à cette table de cafétéria, je n’étais pas à ma place. Deux de mes camarades coréennes vinrent, un après-midi, au Cottage travailler avec moi. Elles demandèrent à visiter la maison. Je leur montrai la salle de répétitions remplie des guitares, des amplis et des batteries du U Band, ainsi que la chambre et le bureau où Mme Moon m’avait installé un secrétaire et des étagères.

« Mais où dors-tu ? », me demanda une des filles.

« Dans la chambre, bien sûr », répondis-je, réalisant trop tard qu’elles fixaient, médusées, le grand lit double. Membres de l’Église, elles étaient au courant de mon mariage avec Hyo Jin Moon, mais s’imaginaient qu’il n’avait pas été consommé. C’était normal : dans l’État de New York, il faut avoir au moins dix-sept ans pour se marier. Selon la loi, Hyo Jin aurait pu être arrêté pour viol.

Lorsqu’une des Enfants Bénies alluma la télévision et tomba sur un film X, placé dans le magnétoscope, mon embarras se transforma en honte. Je n’avais même pas vu Hyo Jin se servir de cet appareil. Dans le meuble télé, il y avait plein de cassettes semblables. Hyo Jin se contenta de rire quand je lui en parlais.

« J’aime la variété sexuelle, me répondit-il, d’un ton sarcastique, dans la vie comme dans mes loisirs. Tu devrais savoir que je ne pourrais jamais me contenter d’une seule femme, surtout d’une fille aussi guindée et pieuse que toi. »

Hyo Jin se plaignit à sa mère de mon manque de maturité sexuelle. Elle me convoqua, un jour, pour discuter de mes devoirs d’épouse. C’était affreusement gênant. Elle se répandit en euphémismes du genre : « Tu dois être une dame, dans la journée, et une femme, la nuit. Le jour, nous devons être amis avec nos maris, mais contenter leurs fantasmes dans la soirée, sinon ils s’écartent du droit chemin et cela prouve que leur femme a échoué à les satisfaire. Tu dois essayer davantage d’être la femme que Hyo Jin désire. »

J’étais embarrassée. Sun Myung Moon ne m’avait-il pas choisie pour mon innocence ? S’attendait-il donc maintenant à ce que je devinsse une tentatrice ? À quinze ans ?

Je commençai à entrevoir la vérité : notre mariage était une imposture. Hyo Jin l’avait accepté, mais il avait la ferme intention de mener la même vie qu’auparavant. Je le soupçonnais de coucher avec les hôtesses des bars coréens qu’il fréquentait, mais je n’avais aucune preuve. Lorsque je lui demandais ce qu’il faisait la nuit, dehors, il me répondait que j’étais impudente de questionner le fils du Messie. Je restais étendue, éveillée, guettant le bruit de sa voiture.

Peu de temps après notre mariage, j’eus la preuve concrète de ses infidélités. Sur le moment, je fus trop naïve pour le reconnaître. En quelques semaines, des cloques douloureuses apparurent sur mes parties génitales. Je n’avais aucune idée de ce que c’était. Était-ce la réaction normale à une relation sexuelle, ou une manifestation nerveuse ?

Rien de tout cela. Hyo Jin Moon m’avait transmis l’herpès. Pendant des années, à chaque éruption, je dus subir des traitements au laser et appliquer des pommades.

Je fus contrainte de passer une nuit entière dans un bain chaud après qu’une séance de laser m’eut brûlé une partie de la peau. Cette nuit-là, Hyo Jin me regarda, pleurant de douleur dans la baignoire. Il ne m’avoua même pas le mal dont je souffrais.

Des années plus tard, le gynécologue de la famille Moon me révéla que je souffrais d’une maladie sexuellement transmissible.

« Il vaut mieux que vous le sachiez », me dit-elle. Elle me fit comprendre qu’à l’époque du sida, les adultères de Hyo Jin n’étaient pas seulement des péchés : ils menaçaient ma vie.

Au printemps 1982, je compris qu’il ne m’aimait pas. À peine mariés, il déclara que nous devrions mener des chemins différents avant de ruiner la vie de l’autre.

« Nous ne le pouvons pas, répliquai-je, stupéfaite et en larmes. Père nous a unis. Nous devons vivre ensemble. On ne peut pas se séparer. »

Hyo Jin m’annonça qu’il n’avait jamais voulu de moi, qu’il s’était opposé au choix de ses parents et qu’il n’avait accepté de m’épouser que pour leur faire plaisir. « J’ai une petite amie, en Corée, dit-il, et aucune envie de l’abandonner. »

Je ne sais pas ce qui fut le plus douloureux : son infidélité ou la joie qu’il prenait à l’étaler. S’il l’avait souhaité, Hyo Jin aurait pu être discret. Au lieu de cela, il prenait un plaisir sadique à appeler son amie devant moi, depuis le salon du Cottage. Pour m’isoler au Jardin de l’Orient, il parlait anglais avec sa famille. Pour me blesser, à la maison, il parlait coréen à sa petite amie.

« Tu sais qui j’appelle, alors va t’en », disait-il en riant, avant d’avouer au téléphone, à voix haute, son amour.

Quelques semaines après notre mariage, Hyo Jin partit, sans un mot, pour Séoul. Il fut absent plusieurs mois. Un matin, j’eus un malaise, au cours d’une petite fête d’anniversaire organisée pour l’un de ses frères. Ma mère, instinctivement, en devina la cause : j’étais enceinte. Je réagis comme l’enfant que j’étais encore… Comment allais-je finir mon année scolaire ? Qu’allaient dire les autres élèves ?

Je n’avais pas assez de maturité pour affronter la maternité, et l’état déplorable dans lequel se trouvait mon mariage.

Malgré la nouvelle de sa future paternité, Hyo Jin ne m’écrivit pas et ne téléphona pas. Alors que je l’appelais, un jour, pour avoir des nouvelles, il me reprocha de gaspiller l’argent du Père. Il raccrocha si brutalement que l’opérateur coréen fut contraint de me dire que nous avions été coupés. J’eus l’impression de recevoir une gifle.

Ce fut avec Peter Kim qu’il parla de ma grossesse. Un matin de printemps, j’étais sur le point d’entrer dans la cuisine lorsque j’entendis l’assistant de Moon raconter à ma mère le coup de fil de Hyo Jin. Je retins ma respiration et écoutai : que pouvait-il encore arriver ? Je n’étais pas préparée aux nouvelles que je surpris…

Hyo Jin estimait n’avoir aucune obligation envers moi, puisque nous n’étions pas légalement mariés au regard de l’administration américaine. Il avait l’intention d’épouser sa petite amie, une non-croyante. Si ses parents voulaient prendre soin de moi et du bébé, c’était leur choix. Lui, il laissait tomber. Je fus terrifiée en entendant ces mots. Ma mère parla à peine. Hyo Jin pouvait-il faire cela ? Qu’allait-il nous arriver à moi et à mon bébé ? Comment Hyo Jin osait-il séparer ce que Sun Myung Moon avait uni ?

À son retour de Corée, Hyo Jin quitta immédiatement le Cottage, sans une excuse ou une explication.

« Je suis sûr que Père prendra soin de toi et du bébé », dit-il froidement. Il eut même l’audace de revenir tard, cette nuit-là, pour récupérer des médicaments contre l’herpès. Furieuse, je dévissai toutes les lampes de la maison pour qu’il trébuchât en allant à l’armoire à pharmacie. Quelle que fut la satisfaction que me donna cette farce puérile, elle fut de courte durée. Il était parti. J’étais seule, abandonnée et enceinte.

Je n’avais aucune idée de l’endroit où il se trouvait. J’appris plus tard qu’avec l’argent de nos cadeaux de mariage, il avait fait venir sa « fiancée » aux États-Unis et qu’il avait loué un appartement à Manhattan. À son retour de Corée, il avait annoncé au Révérend Moon et à sa mère qu’il avait l’intention de vivre avec la femme qu’il aimait… Aucun des deux ne tenta de l’arrêter.

Je suis persuadée, depuis toujours, que les Moon avaient peur de leur fils. Il était si changeant, si irrationnel qu’ils évitaient par tous les moyens une confrontation.

Les Vrais Parents me firent appeler. Je m’inclinai devant eux et, restant à genoux, gardai les yeux baissés. J’espérais qu’ils allaient m’embrasser et me rassurer. Hélas, le Révérend Moon s’en prit à moi, avec une agressivité rare. Je ne l’avais jamais vu aussi en colère, son visage était rouge, déformé par la fureur.

« Comment as-tu pu laisser cela se produire ? Qu’as-tu fait pour déplaire à Hyo Jin ? Pourquoi n’arrives-tu pas à le rendre heureux ? » Je ne relevai pas la tête de peur que Sun Myung Moon ne me frappât. Mme Moon tentait en vain de le calmer.

« Tu as échoué comme épouse. TU as échoué comme femme. C’est de ta faute si Hyo Jin t’a quittée. Pourquoi n’as-tu pas dit à Hyo Jin que tu allais partir avec lui ? », hurla-t-il.

Mes pensées tournaient à vide.

Comment aurais-je pu le suivre ? Vivre avec lui et sa petite amie ? Je devais finir mon année scolaire. J’étais effrayée par la rage du Révérend Moon, mais blessée d’être accusée à tort. Pourquoi était-ce de ma faute si Hyo Jin avait pris une maîtresse ? Pourquoi étais-je celle à blâmer parce que Hyo Jin n’obéissait pas à son Père ?

Ces questions se bousculaient en moi, mais je ne devais pas les exprimer. Mon destin me commandait d’être humble, d’endurer ces insultes et de ne parler que lorsqu’on m’y autoriserait. Des larmes brûlaient mes joues. J’étais à genoux, silencieuse, devant le Seigneur du Second Avènement mais, à l’intérieur de moi, je bouillonnais devant tant d’injustice.

« Sors de là », hurla-t-il. Je me redressai, hagarde et titubante. Je me mis à courir jusqu’au Cottage, aveuglée par les larmes.

J’étais complètement perdue. Ma mère ne m’était d’aucun secours. Elle était prisonnière du même piège, des mêmes croyances. Si Sun Myung Moon était le Messie, nous devions faire sa volonté. Nous n’avions pas le choix. Je devais assumer mon destin du mieux que je le pouvais. Seul Dieu pouvait m’aider, mais je craignais que, Lui aussi, ne m’ait abandonnée. Dans ma chambre du Cottage, je tombai en prière. « Ne me laisse pas. Seigneur », pleurai-je à voix haute.

« Si VOUS ne pouvez adoucir ma peine, donnez-moi au moins, la force de la supporter. »

Mes larmes de faiblesse m’emplissaient de dégoût et de honte. Dieu m’avait choisie pour une mission sacrée que je n’avais pas remplie et je m’apitoyais sur moi-même. Je priai Dieu de renforcer ma foi, de me donner l’humilité d’accepter la souffrance qu’il m’envoyait.

Je ne réalisai pas que ma mère était en bas, à m’écouter. Lorsque je redescendis, ses yeux étaient aussi rouges que les miens. Elle devait souffrir en m’entendant lutter contre le désespoir. Pourtant, elle ne m’en dit rien. Nous ne parlions jamais de nos sentiments.

Comme si connaître la peine de l’autre pouvait nous rendre encore plus malheureuse. J’appris, jour après jour, à cacher mes émotions : c’était la seule façon de me préserver. Je passais mes journées dans la peau d’une écolière, apparemment sans souci, et mes soirées à prier à genoux.

Ce printemps-là, je déambulai tous les après-midi dans la longue allée du château, tentant d’ordonner mes pensées. Un jour, le Révérend Chung H. Kwak, un des premiers disciples de Sun Myung Moon, se joignit à moi.

Personne, dans la famille, ne m’avait offert de consolation. Pour tous, j’étais à blâmer. Le Révérend Kwak fit quelques pas avec moi.

« Votre chagrin peut nuire à votre bébé, me conseilla-t-il gentiment. Hyo Jin reprendra raison. » À ma grande honte, je découvris que mon humiliation était connue de tous. Mais, j’étais reconnaissante envers cet ancien, si respectable, de sa charité.

Mon frère, Jin avait enfin rejoint Je Jin au Belvédère. Lorsque cette crise éclata, il venait d’arriver de Corée. Un après-midi, le Révérend Moon nous fit appeler, In Jin, Jin et moi dans son bureau.

« Devons-nous exclure Hyo Jin de la famille ? » nous demanda le Révérend Moon. En fait, il n’attendait une réponse que de sa fille. Cette dernière s’opposa à une telle décision : « Hyo Jin est encore jeune et sauvage, mais il va s’amender et revenir quand il le jugera bon, déclara-t-elle. Ce serait destructeur pour l’église et pour la Vraie Famille, de renier l’héritier de l’Église de l’Unification. »

Jin partagea son avis. Je ne répondis rien.

« Si Hyo Jin revient, déclara Père, nous devons tous lui pardonner et l’aider à assumer ses responsabilités. Toi, surtout, tu ne dois pas lui en vouloir, expliqua le Révérend Moon en se tournant vers moi. Certes, c’est une période difficile, mais pour ton bébé, tu dois prier Dieu pour qu’il adoucisse ton cœur. Moi et Mme Moon ferons revenir Hyo Jin. Vous autres devrez l’accueillir chaleureusement, à son retour. »

Le lendemain matin, Mme Moon emmena une de ses Dames de prières dans un petit restaurant de Tarrytown. Ce que je ne savais pas, c’est qu’elle y avait arrangé un rendez-vous avec la « fiancée » de Hyo Jin. Cette dernière arriva pleine de défiance, déterminée à se battre pour garder mon mari. Elle déclara à Mme Moon qu’ils ne laisseraient pas la religion s’opposer à leur bonheur et que Hyo Jin était déterminé à quitter l’Église de l’Unification pour elle.

D’après les rumeurs, Mme Moon fit preuve, ce jour-là, d’une véritable force spirituelle. La vérité fut tout autre : la « fiancée » de Hyo Jin quitta le restaurant avec un portefeuille bourré à craquer et un billet d’avion pour la Californie. Les Moon l’avaient soudoyée. Ils l’envoyèrent à Los Angeles vivre chez une Coréenne dont elle se débarrassa vite pour se frayer un chemin dans le monde.

Les Moon se montrèrent fiers de leur attitude : ils avaient fait rentrer Hyo Jin au Jardin de l’Orient. Peu importait les causes de son départ, la colère qui l’habitait. En apparence, tout était redevenu normal. Pour Sun Myung Moon et Hak Ja Han Moon, il n’y avait que cela qui comptait.

Un matin, peu de temps après le retour de Hyo Jin, je vins saluer les Vrais Parents au petit déjeuner. À mon grand étonnement, j’aperçus, à table, Dame Bouddha, la voyante qui avait béni mon mariage, l’automne précédent, à Séoul. Mme Moon lui demanda avec insistance de prédire l’avenir de mon couple.

« Nansook est un cheval blanc ailé. Hyo Jin est un tigre. C’est une bonne union, dit-elle. Nansook connaîtra des difficultés dans la vie mais son destin est excellent. Celui de Hyo Jin est lié au sien. Il ne sera grand que s’il s’assoit sur le dos de Nansook et s’envole avec elle. »

Ravie de cette prédiction, Mme Moon partit m’acheter une bague sertie d’un diamant et d’une émeraude — la voyante lui avait dit que le vert était ma couleur de chance. Quelques jours plus tard, Dame Bouddha me rendit visite discrètement, au Cottage.

« S’il vous plaît, me dit-elle, souvenez-vous de moi lorsque vous serez puissante. Rappelez-vous du beau destin que je vous ai prédit. »

Pour le moment, j’étais loin de nager dans le bonheur. Bien que furieux contre ses parents, Hyo Jin se montra réaliste. Il n’avait pas les moyens de suivre sa « fiancée » en Californie. Il n’avait ni argent, ni travail, ni diplôme supérieur : aucun moyen d’existence propre. Ses déclarations sonnaient creux. Sa soi-disant passion n’était pas de taille à lutter contre une vie sans argent.

Pendant des années, il continua de correspondre avec sa « fiancée ». Il laissait souvent traîner ses lettres d’amour à mon intention. Lorsque Hyo Jin appris, en 1984, qu’elle venait de se mettre en ménage, il se rasa la tête de rage.

Au printemps 1982, il retourna donc au Cottage, plus furieux que chagriné. Son indifférence à mon égard s’était transformée en une froideur beaucoup plus effrayante. J’incarnais son manque de liberté. Je représentais la dépendance dont il souffrait, le boulet que lui avait imposé ses parents, les deux personnes qu’il méprisait le plus au monde. Hyo Jin allait passer le reste de notre vie commune à me le faire payer.


Video : Hyo Jin de la “famille parfaite” Moon (4 minutes)


« L’ombre de Moon » par Nansook Hong, partie 1

« L’ombre de Moon » par Nansook Hong, partie 3

« L’ombre de Moon » par Nansook Hong, partie 4

J’ai arraché mes enfants à Moon – Nansook Hong

« Billet pour le ciel » par Josh Freed

« L’empire Moon » par Jean-François Boyer

Transcription de Sam Park Vidéo en Français

Témoignages d’anciens membres de la secte Moon

1. Ancien témoignage d’une mooniste japonaise
2. Les caractéristiques des secte
3. Les Moon sont entrés dans Paris – CARP 1990
4. Les révélations d’un renégat. Soejima Yoshikazu et Inoue Hiroaki
5. Témoignage d’un ancien responsable de la secte Moon en Russie
6. Le temoignage de Philippe Caby, ancien “mooniste”
7. Pasteur et ex-mooniste, Martin Herbst
8. Lettre d’une mère
9. “Nous avons sauvé Alice mais les autres…”


English

Nansook Hong gives three interviews

Nansook Hong – The Dark side of the Moons

Nansook Hong: “I snatched my children from Sun Myung Moon”

Nansook Hong – In the Shadow of the Moons

Sam Park, Moon’s secret son, reveals hidden history (2014)


Spanish

Nansook Hong entrevistada en español

‘A la Sombra de los Moon’ por Nansook Hong en español

Transcripción del video de Sam Park 2014


German

Nansook Hong – Ich schaue nicht zurück

Niederschrift von Sam Parks Video


Japanese

Nansook Hong’s interview on ‘60 minutes’ translated into Japanese

TV番組「60分」で洪蘭淑インタビュー

わが父文鮮明の正体 – 洪蘭淑

わが父文鮮明の正体 – 洪蘭淑 4

文鮮明「聖家族」の仮面を剥ぐ – 洪蘭淑


Korean

홍난숙