L’empire Moon

L’empire Moon par Jean-François Boyer

L’empire Moon

Jean-François Boyer

1986


Dos de la couverture

L’empire Moon

Argent, « secte » et politique

Jean-François Boyer, grand reporter à TF1, apporte dans ce livre la première étude complète sur l’Association pour l’unification du christianisme mondial, fondée en Corée en 1954 par le révérend Sun Myung Moon et plus connue en France comme la « secte Moon ». Pour l’écrire, il a mené des enquêtes pendant plus d’un an en France, aux États-Unis, en Amérique latine, avec l’aide de collaborateurs au Japon et en Corée du Sud. Il en a tiré un ouvrage explosif, plein de révélations inédites, et qui dévoile que l’Église de l’unification est moins une secte qu’un empire au service de la cause anti-communiste.

Jean-François Boyer raconte en détail les grandes étapes de la constitution de cet empire, de Pyongyang à Paris, en passant par Tokyo et Munich, Montevideo et Tegucigalpa, Washington et New York… Il nous fait découvrir le fanatisme et le dévouement des 100 000 militants de l’Église, véritables moines-soldats de l’anti-communisme. Mais aussi les combines et les indélicatesses des hommes d’affaires moonistes, en France comme ailleurs.

Surtout, il apporte pour la première fois une information complète sur la « stratégie de l’araignée » que déploie Moon au niveau mondial pour rallier à son projet les élites de la presse et du monde politique. On découvrira notamment comment les moonistes ont constitué un puissant groupe de presse aux États-Unis, comment ils participent au financement de la « guerre secrète » au Nicaragua, ou comment, en France, se sont déroulées les tractations avec le Front national, le groupe Hersant, et bien d’autres encore…

Un document passionnant, qui tient la lecture en haleine jusqu’à la fin, et qui ne décevra pas tous ceux qu’intriguent les agissements de Moon et de ses adeptes.

Photo de couverture : Sun Myung Moon bénissant un “mariage de masse” de 2075 couples moonistes au Madison Square Garden à New York, le 1 juillet 1982


A Claire Champollion


Table

I. LA PHOTO DE FAMILLE

Introduction : la « rafle rogatoire » 9

L’affaire Claire Chateau 10

1. « Frères et sœurs » 14

La nouvelle famille des « fous de Dieu » 15

La « Croisade pour un monde uni » 17

Recrutements 19

« Bombardés d’amour » 22

Conquérir les élites 24

2. Le don de soi 26

Un an de sa vie à Moon 26

Héritages 28

Prêts à mourir pour le « Père » 33

Dépersonnalisation 36

Des moines-soldats 41

3. Une ambition pour le monde 45

Infiltration 45

À la découverte d’un monde étrange 47

URSS = Satan 49

Abel contre Caïn, ou l’histoire de l’humanité selon Sun Myung Moon 52

« L’anti-religion du communisme » 55

4. La société Moon-France : combines 61

M. et Mme Catois : des « parents positifs » 61

La SCI « La Restauration » 64

La Société nationale de courtage 67

5. La société Moon-France : propagande 71

Le Nouvel Espoir 72

Un rédacteur en chef activiste 75

Préparer le « Front européen » 78

Quand Dieu choisit Satan pour confident 82

6. La société Moon-France : indélicatesses 87

Le ginseng au secours de la puissance du « Père » 87

Christian Bernard : un joyau de la multinationale mooniste 90

Les secrets du succès 95

Une multinationale discrète 98

Redressement fiscal 101

 

II. LA CONSTRUCTION D’UN EMPIRE

7. Le prophète solitaire 105

La révélation 106

Allié des « rouges » 108

Cherchez la femme 110

Un saint en enfer 113

Traversée du désert 115

8. La naissance d’une Église 118

Deux bonnes fées 118

Inquiétudes bourgeoises 120

Une recrue majeure 122

Reconnaissances officielles 125

9. De l’Église à l’Internationale 128

Le sourire d’Ike, l’œil de la CIA 128

Fructueuse idylle 132

Les Petits Anges 134

Le tournant stratégique 136

10. La naissance de la multinationale 139

Au commencement était le fusil 139

Une usine peut en cacher une autre 141

Cent fois plus 143

Objectif République fédérale d’Allemagne 145

La racine miracle 148

Un et indivisible 150

Engagés personnellement 151

Vases communicants 154

11. Les rouages d’un empire financier mondial 155

Les révélations d’un renégat 156

Huit cents millions de dollars pour l’Amérique 159

Une mafia mooniste 162

L’Église de l’Océan 165

12. L’une des cinquante premières puissances privées du monde 168

La mystérieuse Unification Church International 169

De curieux actionnaires 171

Combien vaut Moon ? 173

 

III. MOON AU SERVICE DE L ’AMÉRIQUE

13. Des petits Français pour Nixon 179

Sans papiers 179

Une bataille de vie ou de mort 181

Relations publiques 184

Sauver Nixon 187

Sur les marches du Capitole 189

Transformer New York en royaume céleste 192

Réveiller l’Amérique ! 195

14. La « marée montante » du reaganisme 198

« America is beautiful » 198

La « Marée montante » 201

Un « vrai » journal pour la Famille 205

La bombe Fraser 207

15. À la rescousse en Amérique latine et centrale 211

Né de la confiance de Moon 211

La tournée des dictatures 214

Des chrétiens pas très catholiques 218

Un journal, une banque et un hôtel à Montevideo 221

Du cône Sud à l’Amérique centrale 225

16. Sur le terrain avec la Contra 229

La guerre privée 229

L’arme des Miskitos 233

Des agents-disciples 236

17. Moon, la « guerre privée » et la Ligue anticommuniste mondiale 239

Guerrier de l’ombre 239

Avec la sympathie du Pentagone 241

Cocktails détonants 244

Victoire sur le communisme 247

Moon pilier de la WACL, ou un « chapitre » très religieux 250

Les « combattants de la liberté » 252

Un allié gênant, mais sûr 256

Rêves moonistes et songes reaganiens 259

18. Au cœur de la droite américaine : le Washington Times 261

Un précédent 262

Les parrains 264

Le feu vert de la droite 267

L’annexe de la Maison-Blanche 269

Le journal du président 273

Au secours de la guerre 276

19. Le Nicaraguan Freedom Fund 280

Arnaud de Borchgrave, aristocrate de la désinformation 281

Robert Moss, à l’avant-garde de la lutte antimarxiste 284

La nation américaine trahie 288

Une guerre lointaine 292

Qui sont les Contras ? 294

« Pour des balles et des bombes » 296

Rouge, blanc, bleu, ou les couleurs de Moon 299

20. Dîners en ville et jeux d’influences 301

Happy few 301

La valse des billets verts 305

Affaires de Famille 308

La « sainte alliance » 310

 

IV. MOON À LA CONQUÊTE DU MONDE

Introduction : le Washington Times, journal planétaire 317

21. Gagner les élites européennes 322

Invitations 322

Relations publiques internationales 324

Indiscrétions gênantes 328

Paris : capitale mondiale de l’anticommunisme 332

22. La France, tête de pont sur le front européen 335

Guerre au pacifisme ! 335

Sous les lambris de l’Hôtel de Ville 338

Bricolages 339

Surmenage idéologique 341

Son excellence l’ambassadeur 343

Les paravents du Palace 346

Stratégie hôtelière 349

Pour quelques millions de dollars 352

23. Gustave Pordéa : un mooniste au Parlement européen 356

Colleurs d’affiches 357

L’éminence grise du « patron » 361

« L’affaire Pordéa » 363

« Historique ! » 367

Objectif : législatives 1986 369

24. La marche sur Moscou et la contre-révolution mondiale 371

SOS-Droits de l’homme 371

Un dirigeable contre Mikhaïl Gorbatchev ? 375

Moon, c’est l’Amérique ! 377

Contre-insurrection 380

Avec les guérilleros du Cabinda 383

Encercler l’Union soviétique 385

Ne rien céder sur la « guerre des étoiles » 388

25. Moon prisonnier de l’Amérique 391

Adopté par la droite japonaise 391

Face aux « prétendus libérateurs » de l’Afrique 393

La « stratégie de l’araignée » ? 396

Fort de ses alliés 398

Surf précaire sur la vague Reagan 401

Liste des principaux sigles utilisés 406

Index 407

Table 414


1. La photo de « famille »

Introduction

La « rafle rogatoire »

L’ancien routard n’en croit pas ses yeux. Pourtant, il en a vu en quatre ans de voyages, de Katmandou à l’Amérique latine en passant par les Indes, l’Afghanistan, la Turquie et l’Afrique. Mais autant de flics en civil d’un seul coup, jamais !

De l’autre côté de la grille, un commissaire et onze inspecteurs du SRPJ de Rouen déclinent leur identité et présentent la commission rogatoire qui les autorise à perquisitionner au château. Et ils ne sont pas seuls ! Les accompagnent un inspecteur des Renseignements généraux, six agents des Douanes, deux enquêteurs du ministère des Finances et trois « pandores » de la brigade de gendarmerie locale.

Jean Le Diguerher, trente-cinq ans et sept ans de fidélité au « Nouveau Messie » coréen Sun Myung Moon, ouvre les portes. Il est à peine six heures et demie du matin, ce 8 juin 1982. Derrière lui, au bout de l’allée, la petite communauté de Mauny s’éveille. Il y a peu de monde ce jour-là au château. Une dizaine de personnes en tout.

La plus importante opération de police jamais lancée en France contre la secte Moon vient de commencer.

À la même heure, aux six coins de l’hexagone, les services régionaux de Police judiciaire investissent — sans violence — dix-sept centres moonistes et deux entreprises commerciales dépendant de la secte, officiellement enregistrée sous le nom d’Association pour l’unification du christianisme mondial. Cinquante-sept fidèles de l’AUCM sont interpellés et quarante-trois sont gardés à vue.

« Une rafle rogatoire », grince encore aujourd’hui Me Haggaie, l’avocat de l’AUCM, qui devine derrière ce coup bas la volonté politique du nouveau gouvernement de gauche d’en finir avec Moon. Les ministres de l’Intérieur de Valéry Giscard d’Estaing n’ont-ils pas publiquement blanchi l’AUCM accusée quelques années plus tôt de tous les maux, atteintes aux libertés individuelles, séquestration, fraude fiscale, entorses au droit du travail… ?

Et surtout, Sun Myung Moon n’est-il pas l’un des plus farouches croisés de l’anticommunisme en cette fin de siècle ?

 

L’affaire Claire Chateau

Le commissaire Nicolaï supervise l’opération de son bureau, à la Direction centrale de la Police judiciaire, rue d’Aguessau à Paris. Par téléphone et par radio, il est tenu informé toute la journée de l’évolution de l’enquête à Paris, Strasbourg, Lyon, Lille, Rouen, Rennes et Orléans.

A ses côtés, l’homme qui a mis la machine en branle. « Un petit juge de province », titrera bientôt la presse à sensation qui fait ses choux gras des affaires de sectes. Il s’appelle Rémy Bruel et a hérité, trois mois plus tôt, à Besançon, de l’instruction d’une rocambolesque histoire.

Une jeune fille au regard limpide, boulotte et souriante, vendait dans les rues de la ville, avec ses camarades, une revue au titre magique : Le Nouvel Espoir. La matinée terminée, elle se dirigeait, seule, vers une cafétéria. On y mange vite et pas cher. Le travail n’en souffre pas. Le révérend Moon n’a-t-il pas recommandé à ses adeptes américains, en tournée dans le pays, de se restaurer systématiquement dans les fast food ? Claire Chateau, mooniste depuis plus d’un an, n’aura pas le temps de manger. A 13 heures, ce 3 mars 1982, quatre personnes l’empoignent, la poussent dans une voiture et la conduisent dans un chalet de montagne, près de la frontière suisse.

Claire reconnaît ses ravisseurs : ses parents — qu’elle n’a pratiquement pas revus depuis son adhésion à l’AUCM —, son frère et sa belle-sœur. Ils veulent l’arracher à Moon et ont choisi la manière forte : l’enlèvement et le « deprogramming », ensemble de techniques psychologiques visant à la réinsertion sociale d’individus conditionnés par les sectes. Les « déprogrammeurs » recrutés par la famille Chateau — leurs honoraires sont coquets — sont d’anciens responsables moonistes américains : Allen Tate Wood, à qui Sun Myung Moon confia en 1969 la direction de la branche politique de son Église aux États-Unis, et Martin Faiers, l’ancien numéro deux de l’Église de l’Unification au Canada.

Une jeune femme est chargée de « prendre soin » de la petite Claire. Elle milite à l’ADFI, l’Association pour la défense de la famille et de l’individu — une organisation antisecte —, et s’est lancée dans l’aventure contre l’avis de la plupart des dirigeants de l’Association à qui l’opération pose un problème de conscience vieux comme le monde : peut-on défendre la liberté et le libre arbitre par la force et la coercition ?

L’expérience n’ira pas loin. Claire Chateau tient bon ; ses amis moonistes et la police se mettent en chasse. Ravisseurs et déprogrammeurs sont appréhendés deux jours plus tard et inculpés d’arrestation et séquestration illégales. La jeune Claire est rendue à l’affection des siens. Car elle ne manque pas de le répéter à peine libérée : sa vraie famille, c’est l’AUCM, ses vrais parents, M. et Mme Moon. Une histoire à faire pleurer dans les chaumières.

Mais le petit juge de province n’est pas, à l’évidence, un passionné de faits divers. Quelques heures passées dans son bureau avec les ravisseurs lui permettent de se faire une religion : derrière l’affaire Chateau, il y a bel et bien l’affaire Moon.

Les inculpés se muent en procureurs : le révérend n’est pas qui vous croyez… Un chef spirituel ? Des fadaises… Il exploite nos enfants à des fins personnelles… Il a constitué un immense empire commercial et financier au Japon, en Amérique… Il a même des entreprises en France… Le juge n’y tient plus. Il veut savoir. L’auteur ne le lui reprochera pas ; la même boulimie de mystères l’a poussé à « instruire » ce livre pendant plus d’un an.

À deux mois d’intervalle, Rémy Bruel lance deux commissions rogatoires. Deux inspecteurs des affaires criminelles et des affaires économiques et financières de la PJ coordonnent l’enquête et, semble-t-il, se prennent au jeu. Des kilos d’archives sont saisis. Comptabilité, comptes bancaires, fichiers de sympathisants, manuels religieux, documents politiques, tout est épluché. Les dépositions des principaux responsables de l’Église, celles des gestionnaires de son patrimoine sont examinées à la loupe. On recoupe une fois, deux fois, cent fois les déclarations incomplètes et souvent contradictoires des fidèles. Moins d’un an plus tard, le juge Bruel a deux rapports sur sa table de travail.

Accablants.

L’inspecteur principal Sabineu conclut : « L’AUCM apparaît non plus comme une association à but non lucratif (loi de 1901), mais comme une véritable entreprise commerciale. » Son collègue Morvan enfonce le clou : « Association à but non lucratif, l’AUCM semble avoir oublié son objet statutaire qui est l’unification du monde sous Dieu. Plus préoccupée de rentabilité, elle se sert d’un message spirituel pour réaliser chaque année 1 000 000 de francs de profits dont elle ne peut justifier l’utilisation mais que les voyages incessants de ses membres au-delà des frontières pourraient fort bien expliquer. Cette dissimulation est d’autant plus aisée qu’aucune assemblée générale ne se tient, aucune reddition de comptes n’a lieu, aucun vote n’intervient… En définitive, quelle que soit l’importance que l’on puisse attacher aux résultats chiffrés de l’AUCM, il convient de ne pas perdre de vue que cette association n’est que l’expression française d’un mouvement dont la réalité financière ne peut être appréciée que dans sa dimension internationale. »

Accablants, mais incomplets.

On ne peut en effet réduire l’Église de l’Unification — et sa « chapelle » française, l’AUCM — à sa simple dimension commerciale. Le mouvement créé par Sun Myung Moon a bien un fondement spirituel. Et c’est la profonde religiosité de ses membres, leur confiance absolue dans leur « messie » et son enseignement qui ont permis la réussite rapide et spectaculaire de l’Église sur le terrain commercial et politique.

Politique : voilà la dimension principale du Mouvement de l’Unification. La remarquable enquête de la PJ ne s’y attarde pas, et c’est son défaut majeur. Vaincre les ennemis de Dieu et établir le royaume des cieux sur la terre ; construire une théocratie mondiale sur les ruines du socialisme. C’est le but avoué de Moon.

L’histoire a-t-elle connu de projet plus politique ?


1. « Frères et sœurs »

Mauny a de l’allure. À quelques kilomètres de Rouen, dominant les derniers méandres de la Seine, le château étend ses ailes dans un vaste parc ombragé. Isolé en pleine campagne, on y accède par une petite route en lacets. Un lieu idéal pour la méditation, les séminaires d’étude et la vie en communauté. Les dépendances sont assez spacieuses pour accueillir quelques activités plus bruyantes. Une imprimerie, par exemple.

Le tout — bâtiment, dépendances et treize hectares de terrain — n’est pas revenu très cher à l’AUCM. 2 200 000 francs tout de même ! Mais au prix du terrain et des vieilles pierres en Basse-Normandie, à une heure de Paris par l’autoroute, c’est une bonne affaire, surtout en 1977, en plein boom des résidences secondaires dans la région. En Corée, en Amérique ou en France, l’Église de l’Unification a toujours réussi d’excellentes opérations immobilières.

L’aile droite du château a été entièrement rénovée ainsi que les communs où ont été installés plusieurs dortoirs. Ce 8 juin 1982, les policiers y surprennent au saut du lit une dizaine de personnes encore sous le choc de cette irruption intempestive. On serait presque tenté de crier au scandale, à l’abus de pouvoir. Pensez donc : une quinzaine de « gros bras » investis de la toute-puissance de l’Etat faisant face à des braves gens sans défense. Des bandits, des escrocs ? Non… : une infirmière bretonne, une étudiante en kinésithérapie belge, une toute jeune aide-soignante anglaise, une jeune femme médecin qui travaille beaucoup dans le tiers monde, une Hollandaise octogénaire… Les hommes ne semblent pas beaucoup plus dangereux : un plombier polonais réfugié politique en France, un menuisier chtimi qui a quitté l’école à quatorze ans, et notre ex-routard, Jean Le Diguerher, compositeur-typographe de profession qui dirige la petite imprimerie bientôt découverte par les enquêteurs dans une dépendance du château. Ah, j’allais oublier ! Une jeune maman américaine avec ses trois enfants en bas âge, et un couple d’âge mûr, cossu et respectable, occupent l’un des appartements de l’aile droite du château.

Notre armada policière ne se laisse pas impressionner par le grotesque de la situation. Elle a reçu des instructions précises et sait qu’il y a beaucoup à découvrir derrière les sourires crispés qui l’accueillent. Elle se met au travail. Perquisitions et interrogatoires se poursuivront toute la journée.

La nouvelle famille des « fous de Dieu »

L’histoire des « enfants de Moon » paraît pourtant limpide. Leur entrée dans la Famille — c’est le terme qu’ils utilisent entre eux — s’est opérée sans heurts. Renée tramait au jardin du Luxembourg à Paris quand un jeune homme l’a abordée et lui a parlé de Dieu et « des problèmes fondamentaux de l’existence ». Elle avait vingt-six ans. «J’étais intéressée par ces problèmes et je me suis rendue aux conférences de l’AUCM… »

Chantal suivait les traces de son père, kinésithérapeute, et s’initiait aux deltoïdes et autres rhomboïdes sur les bancs de la fac à Bruxelles quand elle rencontra Inge, une étudiante membre de l’Église. Elle mit plusieurs mois avant de rentrer dans le Mouvement « à plein temps ».

Régis et Colette, élevés comme les autres dans des familles croyantes, virent eux aussi leur vie chavirer au hasard d’une rencontre dans une rue piétonne de Toulouse ou sur un trottoir parisien.

Tous cherchaient autre chose. Parfois sans le savoir.

Sauf peut-être Waldémar, le Polonais, catholique et farouchement anticommuniste qui retrouve à l’AUCM ce curieux mélange de mysticisme et d’engagement politique qui caractérise l’Église de son pays.

La longue quête de Jean Le Diguerher est sans doute la plus émouvante. Un enfant de l’Assistance, né de père inconnu, que sa mère abandonne très jeune : « Je ne l’ai pratiquement jamais connue. » Une jeunesse ballottée d’internat en internat. Une adolescence plus claire à Alençon, adopté par une famille de braves gens, les Léchât. Puis, le service militaire et, démobilisé, un premier emploi aux Imprimeries de l’Armée.

À vingt-quatre ans, la révolte : il veut échapper à l’engrenage de la médiocrité, faire quelque chose de son passage sur terre. C’est le départ pour l’Allemagne, où l’on gagne beaucoup mieux sa vie, et, entre deux emplois de typo, la route. Les paradis d’une génération privée d’idéal : Népal, Afghanistan, Turquie, Guatemala, Colombie… En 1975, le coup dur : agressé à Bogota, dépouillé de ses économies, rapatrié grâce à l’argent que lui envoie un ami, Jean Le Diguerher replonge beaucoup plus vite qu’il ne l’avait souhaité dans la grisaille munichoise. Il cherche du travail quand, au détour d’une rue… « C’était la première fois que j’en rencontrais, dit-il. J’ai longuement discuté avec eux. »

Comprenez bien : on ne discute pas longuement sur un bord de trottoir avec des « fous de Dieu » quand on est passionné par un travail qui ne peut attendre et si la vie a déjà répondu à vos angoisses existentielles. «Je n’étais pas particulièrement attiré par la religion bien que j’aie toujours respecté et appliqué certains principes chrétiens. Mais suite à ces conversations j’ai été amené à approfondir la théologie de ce mouvement et je me suis rendu compte qu’il coïncidait avec mes aspirations personnelles… »

Après quelques séminaires d’initiation, moins de deux mois après son retour d’Amérique latine, Jean Le Diguerher s’engage corps et âme dans une nouvelle vie. Un nouveau missionnaire de Moon bat bientôt le pavé de Munich.

On n’entre pas dans le Mouvement de l’Unification à mi-temps. Dès leur adhésion, la plupart des jeunes moonistes sont pris en charge par la communauté. Hébergés, nourris, blanchis par l’Église. On leur confie d’abord des activités missionnaires. Ils passent alors d’un centre à l’autre, en fonction des besoins et des campagnes d’évangélisation décidées en haut lieu. Avant de se retrouver à Mauny, Chantal et Stéphanie ont déjà vendu le journal du Mouvement, Le Nouvel Espoir. À Paris seulement.

La « Croisade pour un monde uni »

Jean Le Diguerher a connu des débuts plus mouvementés. En 1975, quand il y adhère, l’Église de l’Unification, en Europe, n’est pas encore sortie des catacombes. Sun Myung Moon, qui a déjà consolidé ses bases en Corée et au Japon, a lancé trois ans plus tôt aux États-Unis une campagne d’évangélisation massive baptisée « Croisade pour un monde uni ». Aux côtés des premiers adeptes américains, y participent des missionnaires coréens, japonais, allemands et même français. Objectif inavoué mais évident du révérend : rassembler le plus rapidement possible les quelques milliers de fidèles qui lui permettront d’organiser des actions d’envergure aux États-Unis, le pays phare de l’Occident.

Fin 1975, la « Croisade » se transporte en Europe.

Jean raconte ces moments inoubliables. Le policier qui l’écoute transcrit en style télégraphique : « Je suis donc rentré en France avec cette croisade. Je la suivais. Tous les membres de l’Association se sont réunis dans les différents centres français […]. J’ai passé quelque temps au château de Mauny. À cette époque, j’ai vendu sur la place publique le journal du Mouvement. Nous nous suivions les uns les autres, chaque membre étant responsable au sein de l’Association. Les décisions relatives à nos déplacements en France incombaient tout de même au président national de l’AUCM, M. Henri Blanchard, qui demeure à Vaucresson avec son épouse et ses quatre enfants.


Henri Blanchard, président de l’AUCM-France, lors d’un débat contradictoire sur les sectes, en décembre 1978.

«Je suis resté en France jusqu’en mars 1976. Puis nous sommes partis en Italie pour y exercer les mêmes fonctions. J’y suis resté jusqu’au mois de juin 1976. Puis nous sommes repartis en Allemagne où personnellement j’ai décidé de rester à Munich, jusqu’en novembre 1976. J’ai gagné alors l’Italie pour y faire de la propagande pour notre journal à la demande d’un responsable de la Croisade en Allemagne. […] J’y suis resté jusqu’en décembre 1977. Puis je suis revenu en Allemagne pour y effectuer la vente de notre journal, un journal anticommuniste conservateur indépendant, mais de tendance spirituelle, intitulé Der Report. Cet hebdomadaire n’existait qu’en Allemagne. En mai 1978, je suis parti en Angleterre. »

Jean Le Diguerher passera ainsi cinq ans de sa vie à courir les routes d’Europe pour le révérend Moon. Il n’est pas payé bien sûr. Mais que lui importe ! Les membres du Global Team — ce mot anglais désigne partout dans le monde l’équipe des croisades internationales — ne prêchent pas pour de l’argent. Ils sont les pionniers d’un monde nouveau.

Pour les comprendre, écoutons-les chanter à l’heure de la prière :

« Sun Myung Moon nous te donnons notre vie,
Car nous savons que c’est Dieu qui t’a choisi
Pour libérer nos frères des chaînes de l’enfer
Et amener le paradis sur toute la terre. »

Ou bien :

« Avec notre roi,
Nous irons jusqu’au bout de la terre,
Partager la joie,
Le bonheur et la lumière.
Nous bâtissons cet empire
De joie et de gaieté.
Tout le monde doit venir,
La vie va commencer. »

Renée, notre infirmière bretonne, a fait partie, elle aussi du Global Team. Elle a même eu la chance de suivre trois croisades dirigées par le « Nouveau Messie » lui-même, aux États-Unis, au Japon et en Corée. La campagne coréenne fut mémorable. 750 missionnaires de tous les pays débarquèrent un beau matin du printemps 1975 à Busan, un port à l’extrême sud du pays, où vingt-quatre ans plus tôt Sun Myung Moon et une poignée de disciples avaient construit leur première « église », une baraque en tôle et en terre battue…

Le ferry venu du Japon disparaissait sous les rubans et les serpentins à son arrivée au quai, tant les moonistes en avaient jeté par-dessus bord.

Pendant trois mois, les missionnaires abattront un travail considérable : pour Renée et ses camarades, il ne s’agit pas seulement d’évangéliser, de recruter de nouveaux adeptes, mais aussi de préparer les meetings où Moon prend la parole. La croisade s’achèvera en apothéose sur l’île de Yoïdo, face à Séoul, la capitale. Plus d’un million de personnes assistent au Rallye mondial pour le salut de la Corée. Moon lance à la foule immense : « Le communisme est l’ennemi de Dieu et de l’humanité. »

Il fait jurer aux milliers de moonistes présents de sacrifier leur vie s’il le faut pour la défense du 38e parallèle (la frontière entre les deux Corées) et de la Corée du Sud. Autour de Renée, le noyau dur de l’AUCM est là. Cette promesse n’est sans doute pas dans leur esprit un rituel gratuit. Deux mois plus tôt, le Vietcong est rentré victorieusement à Saigon.

Recrutements

La plupart des occupants de Mauny savent donc qu’ils sont aussi des militants anticommunistes. Face aux policiers, ils restent pourtant très discrets sur ce sujet. Par calcul ? Pour éviter que l’AUCM ne soit accusée d’être à la fois la filiale française d’une multinationale et la section locale d’une internationale anticommuniste ? Ou plus simplement parce que la question de Dieu et la réalisation de chacun au sein de la communauté les préoccupent davantage que les obsessions politiques de leur leader bien-aimé ?

Il est trop tôt pour apporter une réponse.

Constatons simplement que la première approche des futurs adeptes n’est jamais politique. Les missionnaires doivent respecter des procédures très précises pour tenter d’amener des sympathisants à l’Église : se montrer calme, serein, souriant ; ne pas effrayer son interlocuteur par des déclarations catégoriques ou des questions trop pressantes. Combien de Parisiens, de New-Yorkais ou de Munichois, interpellés en pleine rue par des jeunes gens leur proposant un journal, n’ont jamais su, au moment de les quitter, qu’ils venaient d’offrir cinq minutes de leur temps — et parfois une pièce — à l’Église de l’Unification du révérend coréen Sun Myung Moon ? Sauf s’il s’agit d’inviter les passants à un meeting ou une manifestation à laquelle doit participer leur leader, les « croisés » de cette fin des années soixante-dix préfèrent ne pas prononcer le nom du « Messie ».

Les missionnaires étrangers rassemblés en France pour la grande croisade de 1975-1976 ont tous reçu une petite brochure ronéotypée destinée à leur faciliter le travail. Ce Guide pour l’International One World Crusade ferait penser aux dépliants touristiques édités à peu de frais par les associations spécialisées dans le voyage pour jeunes à bon marché. « Bienvenue en France » titre-t-il en couverture sur une photo de groupe traversant la Seine au pas de course, face à la tour Eiffel. Tous sourires dehors.

C’est en fait un lexique sommaire qui recense les mots et les phrases clés que les « frères » japonais, italiens, coréens, américains, allemands et anglais auront à utiliser pendant leur séjour. L’une des rubriques s’intitule : « Vocabulaire pour le contact. » En quelque sorte les répliques d’une saynète que le théâtre de la rue donne plusieurs fois par jour aux quatre coins de la France en cet hiver 1976 : « Bonjour, je m’appelle… et je viens de… Parlez-vous anglais ? Français ? Je fais partie de l’Equipe (mot choisi pour croisade qui en français sonne comme inquisition) internationale pour un monde uni… Nous sommes des jeunes gens issus de différentes nations et de croyances très diverses… J’aimerais vous inviter à une conférence… Notre centre se trouve à quelques minutes d’ici seulement… Pouvez-vous m’accorder une demi-heure ?… Êtes-vous intéressé par les problèmes du monde ?… Dans notre centre, nous présentons des films, des conférences et nous organisons des discussions… Chez nous se rencontrent des hommes du monde entier pour trouver un chemin commun… Avez-vous déjà entendu parler des principes de l’Unification ?… Nous croyons que tous les hommes ont les mêmes idéaux et les mêmes désirs… Si nous nous comprenons par le cœur, nous pouvons travailler ensemble… »

À ce stade de la conversation, notre badaud peut difficilement imaginer que la gentille petite Américaine qui lui sourit de toutes ses dents jurait il y a quelques mois sur une place de Séoul de donner sa vie pour un lointain pays menacé par le communisme.

Et quand elle lui demande dans un français approximatif : « S’il vous plaît, voulez-vous m’accompagner jusqu’à notre centre… ? », lui qui n’a pas beaucoup d’amis n’a pas toujours le cœur à dire non.

L’envie de suivre le missionnaire tient parfois à peu de choses. Didier Bonnemaison, qui a animé à Mauny des séminaires d’approfondissement pour étudiants, se souvient que le « folklore » mooniste a été pour beaucoup dans sa décision d’entrer à l’AUCM.

« Pendant les vacances j’ai rencontré un groupe de jeunes moonistes qui […] jouaient de la guitare dans la rue. » Il a alors dix-neuf ans et accepte une invitation à une soirée. « Comme dans ma jeunesse j’avais pratiqué le scoutisme, au cours de la soirée, j’ai retrouvé cette ambiance qui me plaisait et qui répondait à mes aspirations profondes… »

Le premier contact établi, reste à convaincre l’« intéressé » de participer à un premier séminaire, généralement présenté comme un « week-end de réflexion », au cours duquel lui seront présentées les bases de la pensée unificationniste.

« Bombardés d’amour »

Pour accueillir ces impétrants dans les meilleures conditions psychologiques possibles — au calme, loin de la famille, des amis et des tentations —, l’Église a besoin de maisons retirées, vastes et, si possible, attrayantes… Cela explique que le Mouvement se soit doté, très vite et partout dans le monde, d’un patrimoine immobilier considérable et très bourgeois. Comment refuser une invitation — tous frais payés — au château de Mauny, dans un manoir du Lyonnais ou même dans une grande maison de la banlieue sud de Paris, en bordure du parc de Sceaux ? Comment refuser d’y revenir quand à la beauté du cadre s’ajoute la chaleur de l’accueil ? Car, pour reprendre une formule du révérend Moon, les nouveaux arrivants doivent être « bombardés d’amour ». Et ils le sont !

Beaucoup plus discrètement ils sont aussi observés, sondés, testés, pesés… Et ne reviennent, à Mauny ou ailleurs, que les personnalités « positives ». Chaque nouveau fait l’objet, au terme du premier séminaire, d’une analyse approfondie. Le professeur, le chef de centre, le responsable national des activités missionnaires donnent leurs avis, parfois contradictoires, sur chaque cas. Il ne s’agit pas d’ouvrir les portes de l’Église aux enfants de Dieu, mais de recruter des croisés.

Les fichiers constitués par les missionnaires apportent une révélation brutale : aux premiers jours de l’Église en France, l’AUCM écarte systématiquement les sympathisants qui ne présentent pas le profil souhaité.

Bombardés d’amour, ceux-ci ne se doutent pas, bien entendu, qu’ils sont ainsi, sous anesthésie, disséqués au scalpel. Les commentaires portés sur les fiches individuelles des stagiaires sont édifiants.

Jean-Pierre Richard, le responsable du centre de Mauny, juge ainsi Michael qui a passé deux jours au château, les 1er et 2 décembre 1975 : « Michael a très bien compris les Principes [“Les Principes divins”, le texte sacré écrit par Moon]. Mais de grandes difficultés surgissent… (appartenance aux Enfants de Dieu [Autre secte agissant en France.]). Pourrait devenir un frère très efficace si on le prend vraiment en main et lui évite les fréquentations douteuses. » « Revu » et « repris en main », Michael deviendra membre de l’Église.

Yves n’aura pas cette chance. Sa fiche de sortie est une condamnation sans appel : « Sous une forte influence spirituelle négative. Comportement étrange et déplaisant ; membre d’un groupe chrétien appelé Templiers, peut-être envoyé ici comme espion ; a cherché à influencer les autres invités. […] N’a rien retenu des Principes et n’a pas su rentrer dans l’atmosphère de la Famille. Inutile de recontacter. »

Il ne suffit pas de le vouloir pour devenir mooniste. Le Mouvement recherche des êtres jeunes, sans attaches, sans passé, pour former ses légions. Oscar, un jeune Africain, l’apprend à ses dépens. Après un premier séjour de trois jours, il insiste pour revenir à Mauny en janvier 1976. On l’y accueille à nouveau, mais ce sera la dernière fois, malgré toute sa bonne volonté. Oscar n’a qu’un défaut : il n’est pas libre. Son professeur le consigne, presque à regret, sur sa fiche : « Personne intéressée intellectuellement par les Principes ; a un bon cœur. Mais il serait difficile pour lui d’avoir une activité dans la Famille : est marié et a un enfant… Ne pas pousser, ne pas stimuler. Ne pas faire revenir à Mauny. » La fiche est renvoyée au centre qui a établi les premiers contacts avec Oscar. Le jeune papa ne sera jamais soldat de Moon.

La décision d’accepter ou non le stagiaire dans la Famille est parfois difficile à prendre. Tel ou telle qui séduisent leur professeur éveillent en revanche la méfiance de son supérieur. Certaines fiches, annotées plusieurs fois par des mains différentes, en apportent la preuve.

Jean-Pierre Richard, par exemple, a découvert en Didier « une personne excellente » qu’il faudra recontacter très rapidement ». Un autre missionnaire étranger, car le commentaire est rédigé en anglais — partage son point de vue. Serait-ce Kevin ou Greg, qui dans les années 1975-1976 partagent leur temps entre Mauny et le centre régional de Rennes ? « Very good, écrit une main quelque peu tourmentée, contact as soon as possible… Want come back with friend. » Mais le chef de centre qui réceptionne Didier à son retour de Mauny semble moins pressé de l’accueillir dans la Famille. Il l’exécute en quelques mots : « Eté vu, réaction négative ; doit revenir par lui-même, doit être revu plus tard. »

Pourtant les dignitaires de l’Église chargés de veiller à la pureté du recrutement ne devraient jamais être amenés à refuser une adhésion. Les missionnaires lancés dans la rue ou en opérations « porte à porte » ne doivent en effet aiguiller sur les centres que des profils « positifs ».

Conquérir les élites

Un jeune Allemand, Oliver von Hammerstein, qui depuis a quitté le Mouvement, raconte sa chasse au « converti idéal » en 1978, dans les rues de Los Angeles* : « [Il] répondait en gros à la description suivante : un Américain de dix-huit à vingt-quatre ans, sérieux, optimiste, idéaliste, religieux, en bonne santé, à la recherche de la vérité et d’une vie ayant un sens, ouvert, célibataire, autant que possible du type “sac à dos”, c’est-à-dire sans lien direct avec une famille, une résidence, une profession. Mais nous abordions aussi des gens différents, par exemple de riches visiteurs dans les halls des hôtels de luxe, des hommes d’affaires, etc.

* Oliver VON HAMMERSTEIN, Ich war ein Munie, Deutscher Taschenbuchverlag, Munich, 1980.

« Nous ne nous adressions jamais aux malades, aux pauvres, aux exclus de la société. Ils avaient un bad spirit, un mauvais esprit, et étaient impropres à la mission. On nous disait que nous pourrions nous occuper d’eux plus tard. Il fallait d’abord recruter des gens énergiques. »

Ce choix s’explique aisément. Les « Principes divins », nous y reviendrons, ne proposent pas à l’humanité un idéal intemporel, comme la plupart des grandes religions contemporaines, mais un projet à court terme : l’instauration d’une théocratie. Moon doit établir le royaume de Dieu sur terre avant sa mort. Sinon, il aura failli à sa mission comme le Christ deux mille ans plus tôt.

Le projet mooniste ne s’inscrit pas dans la durée. L’Église de l’Unification est une Église pressée. Elle a donc besoin de sans-grade prêts à se sacrifier pour le prophète, mais ne saurait vaincre sans le ralliement rapide et décisif des généraux déjà en place dans la citadelle à conquérir : les milieux dirigeants du monde.

Les policiers qui fouillent dans les archives de l’AUCM à Paris, Mauny ou Strasbourg arriveront bientôt au même constat que Oliver von Hammerstein : si la majorité des personnes contactées dans la rue par les missionnaires sont bien des jeunes jugés « positifs », certaines campagnes d’évangélisation spécifiques visent des secteurs beaucoup plus influents. Les porte-à-porte de quartier privilégient certaines professions : magistrats, avocats, professeurs, journalistes, hommes politiques.

Surtout depuis la fin des années soixante-dix, après avoir consolidé sa « base militante », Moon lance ses jeunes fidèles à l’assaut des élites qui le rapprocheront du pouvoir.


2. Le don de soi

Un an de sa vie à Moon

« Cher Gérard. Lorsque j’ai reçu ta lettre, j’ai été très touchée. Même si tu ne comprends pas profondément la signification de votre condition de séparation, le plus important c’est comment tu fais cette condition, ton attitude dans ton cœur. Car en fait l’essentiel est de t’offrir totalement à Dieu, montrer à Dieu que tu l’aimes plus que toi-même et que tout être au monde… »

Les tournures sont lourdes, mais Gérard a compris. La réponse n’est pas celle qu’il attendait. Il a écrit, il y a quelques jours, à sa seule amie mooniste, Françoise, pour lui confier les doutes qui l’assaillent depuis son entrée dans la Famille, sa difficulté à vivre un engagement aussi total. Il n’arrive pas à comprendre pourquoi, par exemple, on leur a imposé — à lui et à sa femme — de vivre séparément alors que tous deux sont membres de l’Église. Ils étaient même prêts à se remarier devant Sun Myung Moon et en ont fait la demande. La réponse est venue de Francfort où se trouve l’état-major de l’Église pour l’Europe. Signée de Takashi Ikehata, du bureau du président et madame Kim, les deux révérends coréens qui veillent à l’orthodoxie du Mouvement sur le vieux continent : « Conditions de base, vous devez vous séparer physiquement au moins pendant sept mois avant la bénédiction, et être membres actifs de l’Église depuis plus de trois ans… Pendant cette période vous devez assumer vos responsabilités comme membre de l’Église de l’Unification en suivant les instructions de votre leader. Le plus important pour vous en ce moment c’est […] d’aimer Dieu, vos vrais parents* et vos frères et de suivre votre leader national. »

* Il s’agit de Sun Myung Moon et de sa femme.

La lettre de Françoise reprend donc les termes de celle de Francfort. Et Gérard, de plus en plus animé de pensées « négatives », résume : pour être fidèle à Moon il faut abandonner ceux que l’on aime.

Il a pourtant donné des gages avant de commencer à douter. Il vivait à Créteil, en banlieue parisienne, quand il a rencontré les moonistes, avec son épouse et sa petite fille. Il gagnait sa vie correctement. Oh, rien d’extraordinaire, mais l’emploi était stable : cuisinier à Air France.

Du jour au lendemain, tout change. Gérard quitte son travail et le couple abandonne l’appartement de Créteil pour s’installer au quartier Latin dans un centre communautaire. L’Église prend en charge la petite famille et les nouveaux adhérents se retrouvent bientôt dans la rue pour vendre Le Nouvel Espoir, le journal de l’AUCM.

Chaque missionnaire s’engage à rapporter au moins 500 francs par jour au chef de centre. Il lui faut donc placer un minimum de vingt-cinq exemplaires en travaillant de six heures et demie du matin à environ quatorze heures. Un rythme infernal si l’on tient compte de la réticence du public à donner 20 francs pour une revue dont il n’a jamais entendu parler. Gérard est convaincu que, s’il n’atteint pas cet objectif, il passera sous l’influence de Satan.

Le couple est alors prêt à tout. Quand frères et sœurs demandent à Gérard et Elisabeth de faire un geste pour l’Église — c’est la tradition quand on entre chez Moon —, ils pensent tout de suite à offrir leur télévision, puis leur lit et l’armoire de leur chambre. Après tout, ils n’en ont plus besoin puisqu’ils n’habitent plus Créteil ! Ils vont même jusqu’à céder l’usage de l’appartement de Créteil à l’AUCM qui veut le transformer en « home church » — en maison-église —, un lieu où les familles moonistes témoigneront tous les jours de leur foi, au cœur d’un quartier. En attendant d’aménager ce nouveau centre, l’Église récupère le chauffe-eau, car il faudra plus tard y installer un modèle plus puissant !

Respectant « les instructions de son leader », Gérard se sépare de son épouse qui part pour Mauny avec sa petite fille, et il s’installe seul au « home church » de Créteil. Mais Gérard ne supportera pas d’avoir été séparé d’Elisabeth. À la première occasion, il invente un prétexte pour la faire revenir et la convainc de quitter l’Église.

Ils auront donné un an de leur vie à Moon. Ce n’était pas leur première expérience spirituelle. Ils avaient déjà cherché leur voie chez Krishna et les Témoins de Jéhovah.

Héritages…

Le certificat de membre associé de l’Église de l’Unification ressemble à beaucoup d’autres formulaires d’inscription. Sous le titre et le logo de l’organisation, les mentions habituelles : nom, prénom, adresse, téléphone, quelques éléments d’état civil et des précisions relatives au milieu religieux d’origine et aux conditions d’entrée à l’AUCM.

Sous la photo d’identité du nouvel adepte, en revanche, la liste des options proposées à l’impétrant est beaucoup plus intéressante. En regard de cases à cocher, le document précise :

— «Je soutiens les buts de l’Église de l’Unification… »

— « Je souhaite faire un don à l’Église de l’Unification d’un montant de… »

— « Je joins ici mon abonnement annuel de 72 francs [1985 ; NDA] à la lettre mensuelle d’information… »

— « Je souhaite payer la cotisation de base de 30 francs par mois (y compris l’abonnement à la lettre d’information)… »

La Famille a les pieds sur terre et ne cherche pas à dissimuler aux nouveaux arrivants ses préoccupations financières.

Questionnés avec insistance par la police sur leurs rapports financiers avec l’AUCM, la plupart des jeunes moonistes interpellés le 8 juin 1982 finissent par avouer qu’ils ont, d’une manière ou d’une autre, fait un don à l’Église peu de temps après leur conversion.

Il faut dire que les inspecteurs ne se contentent pas de réponses évasives. Les parents de moonistes regroupés au sein de l’Association pour la défense de la famille et de l’individu leur ont déjà longuement parlé de ces pratiques.

Ils ont en tête, par exemple, l’histoire de Loïc, aujourd’hui devenu responsable des activités missionnaires de l’AUCM.

Le jeune homme a dix-huit ans quand il quitte la maison familiale. Une loi récente en fait un citoyen majeur. Sa décision prise, au terme d’un « week-end de réflexion » dans un centre mooniste de la banlieue parisienne, il part de chez lui sans crier gare, avec armes et bagages : appareil photo, guitare électrique, carnet de la Caisse d’épargne et vélomoteur.

Ses parents retrouvent sa trace, tentent en vain de le raisonner et finissent par accepter ce qu’ils pensent être un simple coup de tête. Par curiosité, sa mère le raccompagne même au centre mooniste le plus proche. Au moment de lui dire au revoir, elle ne peut s’empêcher de lui demander ce qu’il a fait de son vélomoteur. « Oh ! ils ont besoin d’argent, j’ai pensé que je pouvais le leur donner… » Maladroitement, elle insiste pour le récupérer, car le deux-roues n’appartient pas à Loïc. Un autre de ses fils, qui l’accompagne, descend le chercher à la cave. Il en remonte, ébahi : « Si tu voyais, maman, ce bric-à-brac, des tas d’objets divers, tout ce que les convertis ont donné… »

Loïc ne renoncera pas. Quelques années plus tard, après la mort de son père, c’est son héritage qu’il offrira à Sun Myung Moon.

L’histoire est cruelle mais doit être contée.

Quand l’auteur de ses jours disparaît, Loïc ne manifeste pas en effet d’émoi particulier. Il faut dire que son géniteur est devenu, depuis son entrée à l’Église, l’un des plus farouches adversaires de l’AUCM. Aux yeux de ses frères, il incarne le Mal. Les lettres que les jeunes moonistes adressent à leurs parents dénoncent les « mensonges », les « affabulations » de ce père particulièrement « négatif ».

Après sa mort, en juillet 1975, tout est bon pour détruire l’image de celui qui a réussi à mobiliser bon nombre de parents contre le « Nouveau Messie ». Une jeune missionnaire, membre du Global Team alors au travail au Japon, prend la peine d’écrire à ses parents dès qu’elle apprend le décès. La lettre les glace : « Il faut que vous réalisiez qu’aucun effet physique n’arrive sans cause interne du spirituelle*. Il y a des lois spirituelles autant qu’il y a de loi physique. Que X… soit mort subitement a très certainement une cause spirituelle. Il n’est pas mort “par hasard’’. Vous doutez qu’il était communiste. Vous devriez consulter la liste des adhérents* et leaders du parti car ce n’est pas parce que la Famille a demandé aux adhérents d’offrir des messes plutôt que des fleurs qu’il n’était pas communiste. Ne savez-vous donc pas que la majorité des prêtres et évêques et membres de l’Église catholique sont ou ont des idées communistes. Dans l’Église catholique ont* peut être un bon chrétien et un bon communiste à la foi*. C’est la chose la plus horrible et la plus contradictoire puisque l’idéologie communiste elle-même dénie l’existence de Dieu. Comprenez-vous ce que je veux dire ? »

* Nous avons choisi de respecter l’orthographe des documents cités.

C’est dans cette ambiance empoisonnée que Loïc a appris la disparition de son père. Le deuil ne le rapprochera donc pas de ceux dont il porte le nom. L’annonce d’un prochain héritage ne le trouble pas davantage. Il prend simplement la décision d’en faire don, dans son intégralité, à sa « vraie Famille ». Dès lors il se contente de suivre les instructions de l’AUCM pour récupérer la somme.

Moins d’un an plus tard, la veille de son départ pour les États-Unis où il doit participer à une grande campagne politico-évangélique, il donne procuration à un avocat désigné par l’Église.

Il est encore à New York, où il collabore au quotidien mooniste Newsworld, quand son représentant se voit notifier par un notaire rennais que sa part d’héritage se monte à 46 476,08 francs. Nous sommes le 9 décembre 1977. Tout va alors très vite, car l’AUCM vient d’apprendre qu’à la demande de la mère de Loïc, le juge des tutelles du quinzième arrondissement de Paris se propose de mettre le jeune homme en « curatelle », statut qui ne lui permettrait pas de toucher son héritage.

Le 10 janvier 1978, Loïc ouvre un compte à la French American, la filiale de la Banque nationale de Paris à Manhattan. Complètement pris en charge par l’Église américaine, ne gagnant pas un sou depuis deux ans, il n’en possédait pas jusque-là. La somme, tant convoitée, y est immédiatement virée. Trois jours avant la décision du juge français frappant Loïc d’incapacité…

Le temps ne presse plus alors pour réaliser la dernière phase de l’opération : le versement de l’héritage sur un compte de l’Église de l’Unification. Deux mois plus tard, la French American reçoit un ordre de transfert — n° 806343 — d’un montant de 9 934,26 dollars, soit 46 408 francs sur le compte n° 00292162 HSA-UWC Unification Church New York, 4 West 43 Street, N.Y. 10017 USA.

L’argent patiemment gagné, en France, par un respectable médecin rennais vient d’échouer dans les caisses multimillionnaires d’une Église américaine, plus connue aux États-Unis pour ses campagnes en faveur de Nixon pendant l’affaire du Watergate que pour sa volonté de réunifier les chrétiens du monde entier.

Loïc n’aura pas prélevé le moindre centime sur son héritage. La somme dont il fait don à la Famille est, à 68,08 francs près, celle consignée dans l’acte notarié du partage. Les 68 francs auront vraisemblablement servi à payer les frais de transfert et d’ouverture du compte.

Le cas de Loïc n’est pas isolé. D’autres jeunes gens de bonne famille ont su faire bénéficier leurs « vrais parents » des privilèges d’une filiation fortuitement bourgeoise et fortunée.

Lorsqu’il quitte l’hôtel particulier où il a passé sa jeunesse, dans le huitième arrondissement de Paris, Thibault n’emporte, pour en faire don à l’AUCM, qu’un vélomoteur et un appareil de projection qu’il vient d’acheter. Il ne touche pas au coquet portefeuille d’actions que papa a constitué pour lui chez un agent de change de la place. Il est majeur pourtant, et pourrait y puiser sans rien demander à personne.

Mais deux mois plus tard, juste avant de s’envoler pour un très long voyage qui le mènera, lui aussi, aux États-Unis, au Japon et en Corée, il réalise pour 20 000 francs d’actions. En très peu de temps ses « frères » l’ont convaincu. Officiellement, pour les parents, il ne s’agit que d’un prêt à l’AUCM. Pas de raison donc de s’inquiéter. D’autant moins que leur fils semble partir pour une mission de longue durée.

Surprise : moins d’un an plus tard il débarque à Paris en coup de vent. Il confie à sa mère que l’Église lui a spécialement payé le voyage de New York pour venir réaliser son portefeuille. Thibault désire offrir son capital à la toute nouvelle société mooniste qui importe en France le ginseng élaboré en Corée par d’autres entreprises de la Famille.

Il court chez l’agent de change, vend tant bien que mal pour 65 000 francs de titres, repasse par l’hôtel particulier de ses parents et devant sa mère, médusée, appelle Henri Blanchard — le président de l’AUCM — pour lui présenter ses excuses car la vente des actions n’a pas rapporté autant que prévu !

Les livres comptables de la « société du ginseng » — elle se nommera bientôt Alpha et Oméga — nous révéleront que Thibault ne retirera pas le moindre avantage de ce dépôt, appréciable à l’époque (compte tenu de l’inflation, environ 145 000 francs de 1986…). Pas même quelques actions et un titre symbolique d’administrateur…

La transaction opérée, Thibault repart pour les États-Unis. De 1975 à 1978 il suit la « Croisade pour un monde uni » en France, en Italie, en Espagne et en Angleterre.

À cette époque, son frère se marie en France. En bon missionnaire de base, Thibault n’a pas un sou devant lui et ne peut donc se déplacer. Ses parents, qui ont pourtant largement les moyens de lui payer un aller-retour en avion, demandent malicieusement à l’Église de lui payer le déplacement. La réponse les laisse sans voix. Sa mère raconte : « Nous rencontrons un responsable de la secte, Rémi Blanchard. Il nous fait part des soucis financiers de son association. Il ne leur est donc pas possible d’offrir à Thibault le voyage Londres-Paris pour aller au mariage de son frère. Mais, dit-il, les choses vont s’améliorer car “nos adeptes commencent à vieillir et pourront bientôt hériter de leurs parents” ! » Volonté de répondre à la provocation par la provocation ou cynique sincérité ?

En tout état de cause, la fortune de ses « enfants » bien nés ne laisse pas le « Père » indifférent…

Prêts à mourir pour le « Père »

De Mauny à Strasbourg en passant par Paris et autres lieux, les équipes du SRPJ dressent donc l’inventaire des « cadeaux » faits à l’AUCM.

Régis, le frère menuisier qui travaille à l’entretien du château de Mauny, a offert sa voiture, une 4L, à la communauté. Quand, un peu plus tard, le véhicule est détruit lors d’un accident, Régis récidive : il remet à l’Église la somme que lui rembourse l’assurance. Colette, notre médecin spécialisé dans l’aide au tiers monde, apporte, elle, une 204 Peugeot à l’AUCM. Cette fois-ci le véhicule ne sera pas accidenté mais volé peu de temps après. Le remboursement rejoindra une nouvelle fois les caisses de l’Église.

Les nouveaux adeptes n’ayant pas tous une voiture à immoler sur l’autel de leur foi, c’est en espèces qu’ils s’acquittent le plus souvent de cette contribution, non obligatoire mais, disons, rituelle : « 1 500 francs », « 5 000 francs », « une somme minime », « tout ce que j’avais », ils confessent tous avoir fait un petit geste… Rares sont les nouveaux convertis qui, lorsqu’ils en ont, oublient chez eux leurs économies avant de rejoindre le centre communautaire. Les livrets de Caisse d’épargne ouverts quelques années plus tôt par des parents soucieux d’assurer « un bon départ dans la vie » à leur progéniture cimentent ainsi l’adhésion des jeunes moonistes à leur nouvelle famille.

Dans un pays comme la France, qui attache à l’épargne familiale une valeur quasi métaphysique, ce « détournement de fonds » prend des allures sacrilèges. L’image de l’AUCM en souffre beaucoup dans l’opinion.

Impopulaires ou pas, les dons en espèces représentent, bon an mal an, 5 % du budget de l’AUCM. Un chiffre qui ne tient pas compte des « cadeaux » en nature ! Didier Bonnemaison, l’un des leaders spirituels de la communauté de Strasbourg, laisse à ce propos entendre aux enquêteurs que la Famille compte en son sein des enfants particulièrement généreux : « Je sais, dit-il, qu’en raison de notre idéal, les membres qui possèdent des biens, des immeubles par exemple, peuvent en faire don à notre communauté. Il est évident que lorsqu’un membre possède un local et qu’il veut en faire profiter l’ensemble, il passe un acte dans ce sens… » Sans aller jusqu’à céder leurs propriétés à l’Église, certains fidèles fortunés louent en leur nom, pour le compte de l’AUCM, des appartements mis à la disposition des communautés missionnaires.

Ainsi, deux appartements très bourgeois de la capitale, l’un boulevard Pasteur, près de Montparnasse, l’autre rue Tournefort, à deux pas du Panthéon, abritent-ils en 1982, selon les nécessités du moment, des missionnaires-journalistes au Nouvel Espoir ou des frères responsables des activités politiques du Mouvement. Le second coûte 4 700 francs par mois à Didier Rias, jeune et brillant polytechnicien touché par la foi mooniste malgré la bonne dose de doute que lui a léguée son éducation au sein d’une très respectable famille protestante.

Renoncer à sa voiture ou à un héritage, investir le tiers de son salaire dans une location utilisée par l’Église, c’est ce que les moonistes appellent, entre eux, « faire une condition ».

À peine accepté dans la Famille, le nouvel adhérent n’a, en effet, qu’une obsession : prouver qu’il aime Moon plus que lui-même. Car le « Nouveau Messie » n’a jamais caché qu’il attendait beaucoup de ses enfants. Depuis plus de vingt ans qu’il s’adresse à ses fidèles, il a, de discours en discours, dessiné le portrait-robot (le terme doit être pris sans malice) du mooniste parfait. « Si vous m’aimez, montrez comment vous m’aimez ! », lance-t-il en 1977 à ses fidèles américains. Et chacun, depuis, de rechercher dans les textes sacrés — un recueil d’allocutions en anglais intitulé Le Maître parle — les règles de conduite qui feront de vous un enfant digne de l’amour du « Père ».

La liste des « conditions » est longue et tragique : se priver de confort et d’argent, de nourriture, de sommeil, de relations sexuelles ; savoir souffrir, être capable d’abandonner son métier, son conjoint, ses enfants. En un mot, être prêt à tout. À tuer et à mourir s’il le faut.

Dès 1972 — il vient à peine de s’installer aux États-Unis — Sun Myung Moon avertit ses fidèles que la défense de leur foi peut les conduire à des issues fatales. Ce jour-là, le 12 janvier, il s’adresse aux étudiants de Berkeley, en Californie, à quelques centaines de mètres du célèbre campus universitaire, symbole du « Non » à la guerre du Vietnam. Evoquant l’intense concentration nécessaire à l’accomplissement de toute mission confiée par l’Église, le révérend choisit un exemple : « Si vous êtes sur le point de tuer, il faut vraiment le faire ; ou si vous allez frapper quelque chose, il faut vraiment le frapper. Vous devez toujours faire les choses avec la même concentration et cela marchera. »

Quant à la perspective de donner sa vie pour l’Église, elle fait partie de l’ascèse à laquelle doit se soumettre tout « enfant » des « vrais parents ». « Une manière de penser consiste à toujours rechercher la chose la plus difficile, dit Moon lors d’un séminaire théologique en 1979. Vous pourriez même penser, ajoute-t-il pour son auditoire subjugué : quand le Révérend Moon va-t-il me demander de mourir ? Vous ne pouvez rien demander de plus dur que cela… »

Et l’un de ses principaux prédicateurs, le révérend japonais Ken Sudo, de surenchérir devant le parterre extasié des jeunes couples fiancés cette même année par le « Père » : « Maintenant, c’est mon tour de donner ma vie pour Père… Je suis volontaire pour mourir… Si vous sentez vraiment que c’est une joie de mourir pour Père — pas seulement en paroles mais en réalité — c’est formidable ! »

Dépersonnalisation

Morvan et Sabineu, les deux inspecteurs principaux qui conduisent l’enquête sur l’AUCM, n’ont vraisemblablement pas lu ces textes. Leurs rapports se penchent davantage sur les résultats financiers et idéologiques de l’Église française que sur le moteur de sa réussite : le don de soi érigé en dogme, le fanatisme comme pratique quotidienne.

Pourtant, leurs enquêteurs ont recueilli un peu partout en France des témoignages édifiants sur ces vies, ces journées, ces nuits passionnément consacrées au « Nouveau Messie », sur ces existences abandonnées à la volonté de Moon.

Certes, les moonistes savent rester discrets sur leurs conditions de vie et leurs rythmes de travail. Car le risque est grand de reconnaître, fièrement, qu’à la recherche d’un idéal on s’est livré corps et âme à un autre, que l’on travaille ou prie vingt heures par jour, que l’on dort mal ou pas assez, que l’on ne mange pas toujours à sa faim, que l’on ne touche pas de salaire pour un travail — la vente du Nouvel Espoir ou de cartes postales — qui peut rapporter de 500 à 2 000 francs par jour à l’Église.

Le risque est grand car Satan et ses représentants sur terre — les communistes — sont là qui guettent la moindre défaillance des enfants de Moon pour jeter en pâture à la presse qu’ils contrôlent des informations tronquées et calomnieuses pour discréditer le « Père ». Voilà pourquoi l’on en dit si peu aux policiers. Pourtant l’envie ne manque pas de crier à la face du monde que l’on est fier de ce que l’on fait, fier d’appartenir à un mouvement riche et puissant qui bientôt dominera le monde.

Il faut donc savoir lire entre les lignes, froides et contenues, des dépositions officielles. Celle de Didier Bonnemaison, l’ancien scout gagné à l’Église par la chaleur des guitares moonistes, lève déjà un coin du voile : « À ce moment-là [quand Didier était missionnaire “de base” ; NdA], mon activité était essentiellement orientée vers le contact et le témoignage. Pour ce faire nous organisions des discussions, principalement à notre siège et dans les milieux universitaires de Strasbourg. Une journée se décomposait comme suit :

— lever 6 h, prière à 6 h 30, petit déjeuner à 7 h et travaux d’intérêt général comme rangement, ménage, etc. ;

— études jusqu’à 12 h — comme nous n’avons pas d’écoles ou d’universités de théologie en France, nous remplaçons cela par l’étude de textes de base qui font partie de notre enseignement ;

— déjeuner à 13 h ;

— l’après-midi était réservé au témoignage dans la rue, puis le soir dans les universités et au domicile des gens.

« Ces horaires n ’avaient rien de strict, car il était possible à une ou plusieurs personnes de s ’absenter dans la matinée, par exemple pour aller prendre contact à l’extérieur. En ce qui me concerne, il m’est arrivé à plusieurs reprises de me lever plus tôt pour étudier car je ne pouvais assister à l’étude communautaire du matin, car je devais assurer d’autres activités.

« Ponctuellement, nous avions prévu deux soirées de discussion par semaine [à l’université ; NdA], le but étant d’informer des personnalités sur l’activité de l’AUCM. Mais des discussions s’engageaient n’importe quel soir, selon l’opportunité. La fin de soirée était fixée pour 22 h, mais les discussions se prolongeaient souvent jusqu’à minuit…

« Les repas qui nous étaient servis étaient des repas simples, ceux d’une famille ayant peu de moyens. On peut comparer ces repas à ceux d’un restaurant universitaire, à la différence que nous n’avions pas de viande tous les jours. »

Les passages en italiques vous aident à mieux comprendre la scène : face à l’inspecteur Pierre Friderich du SRPJ de Strasbourg, Didier se défend pied à pied. Hésitant entre le sourire et la colère, il ne veut rien lâcher qui puisse accabler la Famille. Il sait qu’il doit parler pour ne pas trop exciter la curiosité de son interlocuteur, et suffisamment banaliser son propos pour ne rien lui révéler d’essentiel. C’est la technique habituellement utilisée dans les contacts avec les parents des nouveaux adhérents ou les hommes politiques que l’on veut convaincre de soutenir la croisade anticommuniste de Moon. Malheureusement, Didier est trop honnête et pas assez manœuvrier pour dissimuler. On le sent prêt à crier : « D’accord, on bouffait mal et on n’avait pas le temps de dormir, mais qu’est-ce que c’était bien ! »

Andrée Jeusset garde, elle, un tout autre souvenir de ses premiers pas dans l’Église. Elle a rejoint l’AUCM en 1972. Ce n’était encore qu’un groupuscule, animé par un missionnaire venu d’Allemagne, Reiner Vincenz, l’homme qui venait de convertir l’ancien séminariste Henri Blanchard, le président en titre de la branche française de l’Église, l’Association pour l’unification du christianisme mondial.

Andrée, qui a vingt ans à l’époque, ne restera que quelques mois chez Moon. Son témoignage, comme tous les témoignages de renégats, doit être pris avec des pincettes. Il est en effet difficile de garder la mesure quand on a le sentiment d’avoir été trompé par ceux que l’on adorait. Pourtant, le sien est assez précis et dépassionné pour être pris en compte : « Durant les premiers jours de mon intégration dans la Famille, j’ai été entourée d’amour et de beaucoup d’attention. Je vivais dès lors en permanence dans ce milieu. D’ailleurs j’ai aussitôt ramené au sein de la communauté toutes mes affaires personnelles que j’ai remises à la Famille. Ce climat de bien-être et d’amour vise en fait à consolider la personne dans son adhésion. Cette période varie selon la maturité du sujet.

« Dès que les “parents” sentent que le sujet est conquis, il est envoyé dans la rue chercher des “enfants”, c’est-à-dire des adeptes. C’est un moyen de s’autopersuader et d’expérimenter la force des Principes divins qui doit se traduire par la réceptivité du sujet…

« Dans un deuxième temps, qui devait être la phase productive, j’ai été transférée rue des Plantes à Paris. Dès lors j’ai été mêlée à une douzaine d’adeptes qui cohabitaient, les garçons dans une pièce, les filles dans une autre, dormant à même le sol, cinq heures par nuit sauf le dimanche où le sommeil était réduit à une durée de quatre heures, pour nous permettre d’assister, ou plutôt de faire la prière matinale… Les premières nuits que j’ai passées rue des Plantes, je n’ai pas vraiment dormi.

« Dès cet instant j’ai senti une transformation physique qui me préparait à accepter les conditions de vie difficiles imposées par la Famille. Par la suite j’ai participé à des journées de jeûne collectif. J’ai aussi accepté des jeûnes de trois et sept jours… »

Jeûner est une « condition » rituelle imposée à l’impétrant. Didier n’en a pas soufflé mot à son policier. Il faut le comprendre. Le Mouvement de l’Unification n’est pas la Trappe. C’est une organisation qui a vocation au pouvoir, pas un ordre monastique. Il lui faut donc soigner son image de marque et l’abstinence n’est pas une valeur du siècle. Alors pourquoi crier sur les toits que ces jeunes gens, souriants, propres et bien habillés qui viennent vous apporter la bonne parole, tiennent parfois à peine sur leurs jambes ? Les gens ne comprendraient pas que Moon exige un tel sacrifice de ses enfants. Car il l’exige. Un discours qu’il adresse en 1973 aux responsables de la formation du Mouvement en témoigne : « Quand un nouveau membre vient dans notre Église, il doit passer par sept jours de jeûne. Vous devez avoir la conviction d’être capable de travailler sans manger pendant sept jours… » Que pourront refuser au « Nouveau Messie » des hommes et des femmes ayant accepté et surmonté ces épreuves ?

Andrée Jeusset analyse aujourd’hui froidement le lent processus de dépersonnalisation qui fait, à terme, du mooniste un militant hors pair : « [J’ai aussi accepté] des marches épuisantes autour de Paris. Le but de ces marches était de démolir toute personnalité. […] Au bout de trois mois, j’ai voulu exprimer des doutes, mais toute velléité de dialogue était repoussée sous peine d’être exclue de la Famille. […] La méthode employée consistait à faire rejeter le monde extérieur considéré comme “satanique” et à provoquer l’adhésion globale sans possibilité de critique de l’enseignement de Moon. Il se produisait [donc] une autocensure.

« […] L’enseignement vise à instaurer un climat de peur chez le sujet. Le postulat est que Moon ne peut pas échouer dans sa mission. Dans cette perspective, tout sujet qui aura contesté cette vérité essentielle devra payer cher. […] Je me souviens d’une phrase : “Le jugement sera terrible, beaucoup voudront se suicider mais ne pourront le faire…” ou bien : “Lorsque Moon sera au pouvoir, ceux qui le refuseront seront réduits par les électrochocs…” Je détiens encore un document qui affirme : “Si on ne peut pas avoir le monde spirituellement, on le fera militairement…”

« Je n’ai pas quitté la secte aussitôt que j’en ai eu le désir, en raison […] des perspectives apocalyptiques qui attendent les renégats… »

Ni les souvenirs grinçants d’Andrée, ni les prudentes descriptions de Didier ne peuvent en tout cas rendre compte de la fébrile euphorie qui s’empare des enfants de Moon une fois dépassées les épreuves de la faim, du sommeil, du doute et de la peur.

Des moines-soldats

Je ne trouve que deux mots pour cerner ces « hommes nouveaux » nés du génie pratique et du magnétisme de Sun Myung Moon : activistes et mystiques. Ces fous de Dieu — l’expression est employée par le « Père » lui-même — sont de la race des Khomeyni et des Soljenitsyne.

L’habileté en plus.

Écoutez Loïc vous parler de ses combats, un an et demi après sa conversion. Le souffle qui traverse ses lettres nous emporte vers des sommets d’ambition et de certitude : « Nous sommes en train de passer un cap, écrit-il le 3 décembre 1975. Nos centres deviennent minuscules par rapport au nombre de personnes qui rentrent dans la Famille. Villa Aublet et Vaucresson [deux centres de la région parisienne ; NdA] deviennent secondaires. Depuis la semaine dernière nous avons un vrai château dans la région de Rouen [Mauny ; NdA], avec de grandes dépendances et quelques espaces de nature. Pour l’instant nous y sommes incognito. Dans quatre jours il sera en activité pour les séminaires et ses coordonnées seront publiques… À Lyon, une seconde “Villa Aublet”, plus spacieuse… Un second château prévu dans le Sud. À Paris un building, quelques appartements. Dans trois mois beaucoup de villes françaises auront la joie de nous connaître. Nous avons imprimé beaucoup de livres et de textes […], commencé notre hebdomadaire (oct., 12 000 exemplaires ; nov., 40 000 ex. ; déc., 120 000 ex.). […] Nous avons acheté aussi beaucoup de bus…

« Dans quatre jours, 7 séminaires (3 jours + 7 jours) auront lieu chaque semaine grâce à Rouen, Paris et Lyon. Rouen peut accueillir 1 000 personnes sans trop se serrer. Il y aura 12 équipes “éducation”. […] Deux séminaires de 21 jours auront lieu chaque mois. Philippe, autrefois séminariste (jésuite) et grand philosophe, mène ce team. Les trois mois qui viennent promettent beaucoup (nous serons 700 d’ici à quelques heures…) [allusion à l’arrivée du Global Team pour le début de la Croisade en France ; NdA].

« La Famille américaine elle aussi éclate.

« En Corée, le but est de faire de ce pays une “Famille unifiée” au niveau national. Un grand lac et les montagnes avoisinantes ont été achetés. Des villages entiers sont dans la Famille. Les chrétiens ont cessé leur opposition et les Églises se rallient lentement à l’AUCM. Il faut pour elles se rendre à l’évidence : l’AUCM est la plus grande Église de Corée et Sun Myung Moon le plus grand leader religieux…

« Sun Myung Moon a frappé un coup de poing sur la table du christianisme endormi : il rassemble 1 200 000 personnes en plein centre de Séoul, définit clairement son attitude face aux problèmes du pays, spécialement face au problème numéro un, en face duquel les religieux louvoient : le communisme. Aucun compromis. Le gouvernement tombe des nues. Il ne s’attendait pas à cela.

« Il y a cinq ou six ans, on pouvait accuser l’AUCM d’être une petite secte de gens naïfs et facilement influençables payés par la CIA. Mais la secte a “enrôlé” surtout des universitaires, dont beaucoup de professeurs. Le budget de la CIA est quasiment inférieur de dix fois à celui de l’AUCM mondiale 1975 (j’ai lu le budget de l’Église dans un canard français qui m’échappe — Canard enchaîné, Express ou Monde, et le budget de la CIA est facilement calculable en connaissant le budget du Fonds secret américain et sa répartition).

« En bref, les accusations classiques ne tiennent plus. On ne peut droguer un million de personnes ou les tenir avec le crâne bourré et se faire payer par quelqu’un de dix fois plus pauvre que soi…

«Je reste en France au moins jusqu’en mars 1976…

« Dans notre famille* on sait se caser. Pour moi c’est fait. » Loïc n’a pas vingt ans et son choix est déjà fait. À l’âge où ses copains de classe — il était en terminale un an plus tôt — bafouillent leurs premières convictions et s’interrogent sur leur avenir, LUI SAIT. La faiblesse des religions traditionnelles face au communisme ? Il a tous les éléments pour en parler ! Les fonds secrets américains (qui lui a donné les chiffres ou lui a fait croire qu’il les connaissait ?), il connaît ! La CIA aussi d’ailleurs. L’irrésistible ascension de Moon vers le pouvoir mondial ? Elle est inscrite dans l’histoire !

* Loïc fait ici allusion à sa famille « génétique ».

Que pouvait-il espérer de la très bourgeoise existence à laquelle le destinaient sa famille, ses études et son milieu ? Une carrière, un foyer, un confort tranquille ? Moon, lui, offre le monde et une formidable machine à conquérir le pouvoir ! Dieu !

L’enjeu vaut bien quelques nuits blanches.

« Notre tâche est immense et le travail ne manque pas, ajoute-t-il dans une autre lettre. Il faut nous multiplier à tout prix. Cela signifie : contacter sans cesse, jour et nuit, enseigner les Principes divins, accueillir les nouveaux venus dans les centres, les faire vivre (cuisine, ménage, réparations), avoir un système de transports autonome — bus qui relie constamment Lyon et Mauny aux dix villes où l’on contacte —, supporter financièrement tout cela : tâche écrasante qui mobilise un quart ou un tiers des membres, assurer l’imprimerie (Nouvel Espoir, livres, tracts) etc., etc. »

De lettre en lettre, de témoignage en témoignage, le missionnaire mooniste nous apparaît de plus en plus comme un militant. Il ne se contente pas, en effet, de témoigner de sa foi, de la transmettre. Il lui faut à tout prix, s’il veut garder sa place dans la communauté, trouver les hommes et l’argent qui permettront à Sun Myung Moon de réaliser ses objectifs : la conquête du pouvoir temporel et l’instauration d’une théocratie mondiale.

« Prions beaucoup. Trouvons beaucoup d’enfants. Et beaucoup d’argent. » Ce leitmotiv des circulaires internes du Mouvement résume bien ses priorités. Traduit en langage profane — « Etudiez, faites des adhésions et trouvez des souscriptions » —, il synthétiserait tout aussi bien les préoccupations d’un grand parti populaire.

Mais quel parti, en 1986, peut exiger de tous ses membres vingt heures de travail par jour ? Quel parti peut espérer contrôler, minute par minute, la vie et la pensée de tous ses militants ? Quel président ou secrétaire général peut — comme le fait Henri Blanchard par une circulaire de janvier 1978 — demander à tous ses cadres de respecter « la condition de quarante jours de chaîne de prières ininterrompue du 1er février à 0 heure au 12 mars à minuit » ?

Aucun, bien entendu.

À l’aube du XXIe siècle, Sun Myung Moon exhume la tradition moyenâgeuse des moines-soldats pour étendre son empire et combattre le communisme.

Et ça marche !


3. Une ambition pour le monde

Michel Picard fera-t-il un bon mooniste ?

Ses amis, passionnés par l’étrange aventure dans laquelle il s’engage, se le demandent. Mi-inquiets, mi-rigolards. En complet veston, bien cravaté, il ferait en tout cas un missionnaire mormon très présentable. Grand, athlétique, une belle gueule sympathique et décidée, les cheveux courts et le rire franc, il inspire confiance.

Sera-t-il assez habile pour séduire et convaincre les dirigeants de l’AUCM ? Il l’affirme. De cet accent québécois inimitable qui donnerait du piquant au discours le plus soporifique.

Infiltration

Michel Picard a décidé d’infiltrer la « secte Moon ».

Presque sur un coup de tête. Etudiant en sciences politiques à Nanterre, il cherchait un sujet de mémoire de maîtrise quand, en novembre 1984, la première chaîne de télévision française lui en apporte un. Une étonnante histoire intitulée Moon contre Marx, un magazine d’actualités qui dévoile l’existence d’une internationale religieuse anticommuniste solidement implantée en Amérique latine, aux États-Unis et en Extrême-Orient. Un beau sujet pour conclure brillamment son cours d’analyse des idéologies.

Un beau sujet de travaux pratiques, surtout, pour ce jeune homme de vingt-trois ans, dynamique et ambitieux, qui rêve depuis des années de faire carrière dans les services de renseignement du Canada. Après tout, s’il réussit à pénétrer la mystérieuse AUCM, il disposera d’un argument de plus pour faire accepter sa candidature par la Police royale canadienne.

Et des arguments, il en a déjà de bons à faire valoir : une connaissance approfondie de la doctrine marxiste-léniniste propre à séduire tout responsable de service « antiterroriste », une condition physique au-dessus de la moyenne, et des talents naissants de pilote automobile…

Car, depuis longtemps, Michel Picard touche à tout ce qui lui permettra, un jour, de faire un bon flic. Il s’est d’abord perfectionné en karaté avant de prendre des cours de conduite sportive sur des circuits de la région parisienne. Les petites Turbo 5 Renault lui ont fait oublier, pour un temps, la splendide Triumph qu’il a laissée au garage à Montréal. Sa vie d’étudiant parisien lui laisse beaucoup de loisirs. Le temps ne lui manquera pas pour mener l’enquête.

Une rencontre inattendue le conforte dans son projet. L’un de ces hasards que les jeunes moonistes n’hésiteraient pas à qualifier de satanique. Jugez plutôt : Michel est un passionné de rock and roll acrobatique et, pour arrondir ses fins de mois, il initie quelques jeunes gens, trois soirs par semaine, aux délices de la pirouette dans un centre de danse du Marais. L’un de ces « rockers » est un policier. Les deux hommes sympathisent et le professeur parle de son idée. Il fait bien. Figurez-vous que son élève a usé ses fonds de culotte universitaire sur les mêmes bancs qu’un collègue actuellement chargé de surveiller la secte Moon.

Le contact, bientôt établi, ouvre des perspectives intéressantes : la préfecture de police manque d’informations sur l’Église de l’Unification. L’arrivée de la gauche au pouvoir n’a pas fondamentalement bouleversé ses habitudes : comme la plupart des services français, elle « couvre » avec plus d’intérêt et de sérieux la gauche et l’extrême gauche que la droite et l’extrême droite.

De son côté, la Direction centrale des RG a bien tenté, après 1982, d’infiltrer la direction de l’AUCM, mais l’agent chargé de cette délicate mission n’a pas tenu le coup psychologiquement.

Bref, les renseignements que Michel Picard pourra recueillir seront les bienvenus. En échange, on lui fournira un dossier de presse et les informations dont on dispose. Enfin… presque toutes… Il ne reste plus qu’à prendre langue avec l’Association pour la défense de la famille et de l’individu (ADFI) — qui a accumulé depuis dix ans une importante documentation sur les sectes — et avec l’un des coauteurs de Moon contre Marx qui, précisément, prépare un livre sur le sujet.

L’aventure peut commencer. Elle débouchera sur un mémoire très documenté, soutenu avec succès en mai 1985, intitulé : L’AUCM et la secte Moon en France. Rapport corrélatif entre mouvement religieux et lutte politique.

À la découverte d’un monde étrange

Michel se présente aux moonistes en anticommuniste militant. Il s’adresse à l’antenne parisienne de CAUSA, l’organisation politique du Mouvement, présentée dans le reportage de TF1. Elle est temporairement installée, fin 1984, dans un trois pièces au 38, rue de Lisbonne à Paris.

Le courant passe avec les deux femmes qui l’accueillent, une ancienne professeur de ballets et une jeune Coréenne, épouse choisie par Moon de l’un des responsables de CAUSA-France. Le discours qu’il leur tient semble les convaincre : étudiant en sciences politiques, il a entendu parler de CAUSA par des amis et souhaiterait s’y associer. Sa connaissance du marxisme-léninisme pourrait être utile.

Michel Picard évoque le nom de Sun Myung Moon au détour d’une phrase. On lui confirme que le révérend est bien l’inspirateur de cette nouvelle organisation anticommuniste.

Dès ce premier entretien, il est invité à suivre les cours donnés par CAUSA, chaque jeudi soir, dans les locaux d’une autre filiale du Mouvement de l’Unification, le MURS (Mouvement universitaire pour la révolution spirituelle), qui diffuse la pensée mooniste sur les campus. L’AUCM est en pleine réorganisation et CAUSA-France ne dispose pas encore — les hommes d’affaires moonistes s’y emploient activement — des vastes locaux nécessaires à ses multiples activités.

Situation gênante, car la branche politique du Mouvement doit apparaître, dans un premier temps, comme totalement indépendante de l’Église de l’Unification, même si l’on reconnaît que son « inspirateur » est bien Moon. Voilà pourquoi n’assistent, pour l’instant, à ces conférences que des moonistes ou des sympathisants obscurs soucieux de parfaire leurs connaissances politiques et leur rhétorique anticommuniste.

Il faudra attendre le printemps 1985 et l’acquisition de locaux indépendants pour voir CAUSA-France inviter à ses cours de perfectionnement ou à ses séminaires des personnalités qu’un voisinage trop évident avec les symboles et les missionnaires de l’Église aurait pu gêner.

Ce détail, anecdotique en apparence, a son importance. Et puisque le lecteur, chaussant les bottes de Michel Picard, vient à peine de faire connaissance avec CAUSA, autant lui dire tout de suite que ce maillon essentiel de la chaîne mooniste résume toute l’habileté du révérend coréen qui sait avancer masqué quand cela est nécessaire.

Très vite, notre « espion » se voit proposer par les responsables qu’il côtoie d’approfondir la pensée religieuse de Moon pour mieux comprendre son engagement politique. Un jeune missionnaire algérien de son âge, Lakhdar, est chargé de « l’introduire aux Principes divins », lors de séances spéciales en marge de CAUSA.

En quelques semaines, entre deux mesures de rock et ses cours à la fac, Michel pénètre un monde étrange. Il apprend à chanter, avant chaque session d’étude des « Principes ». Avec les frères et les sœurs présents, il entonne joyeusement les Holy Songs, les chants sacrés, composés par le « Père » et les dignitaires coréens et japonais de l’Église ; ou les International Songs, des « tubes » extraits du « hit-parade » dont on a modifié les textes. « Like a bridge over troubled water », de Simon et Garfunkel, « Morning has broken », de Cat Stevens ou « Country Roads », de John Denver. « Le fait de réentendre ces airs à la radio, dit-il, vous retrempe profondément dans votre expérience spirituelle… Ils vous rappellent les heures passées entre amis à parler, rire et chanter, ce qui vous imprègne inévitablement (croyez-en mon expérience) de l’ambiance envoûtante de la Famille. »

Les premières chansons réservent quelques surprises : « Quand ils se sont mis à chanter, au tout début, j’ai pensé qu’ils allaient pleurer… Ils “partent” complètement quand ils chantent… »

Michel apprend aussi à prier et découvre à quel point les jeunes moonistes sont possédés par leur foi. « Les poings fermés, les yeux fermés, c’est la méditation totale. Ils ne regardent jamais autour d’eux, ils sont totalement renfermés à l’intérieur d’eux-mêmes, la tête baissée. Quand Lakhdar prie, il se balance d’un côté puis de l’autre, il grimace. Il passerait à travers le plafond s’il était capable. »

Mais surtout, Michel Picard ne tarde pas à percer l’un des secrets de l’efficacité mooniste.

URSS = Satan

Il fait preuve de tant de bonne volonté que les frères lui proposent d’adhérer à l’Église comme membre associé et de suivre un stage de haut niveau.

(Respectant une progression mathématique rituelle, l’Église de l’Unification organise pour ses futurs cadres une formation théologique morcelée en stages de 2, 7, 21, 40 et 120 jours. Le stage de 120 jours a lieu dans une grande propriété de l’Église aux États-Unis à une heure et demie de route au nord de New York. Il est très difficile d’y accéder. Les chiffres sacrés (il y en a d’autres) correspondent à un découpage de l’histoire qui légitime l’arrivée du « Nouveau Messie » et prévoit sa victoire à une date fixe : 1988.)

Au terme de sept jours d’internat dans une maison de Fontenay-aux-Roses, dans la banlieue parisienne, il comprend enfin comment l’on transforme de jeunes croyants en militants anticommunistes. L’essentiel de l’enseignement qu’il reçoit tend en effet à démontrer que le communisme est l’ennemi de Dieu.

L’Église catholique dit-elle autre chose, me répondrez-vous ?

L’objection ne tient pas. Car si la doctrine vaticane se contente d’affirmer que l’existence de Dieu est, au niveau des principes, incompatible avec l’explication matérialiste de l’histoire, la doctrine mooniste, elle, démontre que le communisme s’oppose au projet divin d’établissement du royaume de Dieu sur Terre. Le communisme selon Moon n’existe pas en tant que tel : il n’est que le dernier déguisement choisi par Satan pour mener son combat contre Dieu.

Et c’est très progressivement, très habilement que l’on amène notre « espion » à cette révélation : « L’étude de la deuxième partie des Principes divins, consacrée au Mal (après une première partie qui expose le monde idéal conçu par Dieu avant la chute de l’homme, avant le péché originel), ne vise pas le seul communisme. Le Mal, le péché sont présentés en termes de fléaux : le cancer, la faim dans le monde, la crise économique, les guerres mondiales… Enumération qui prouve que le péché est omniprésent dans la société actuelle. On n’évoque alors le communisme que comme l’une de ces incarnations omniprésentes du Mal dans nos sociétés. Ce n’est que plus tard, après quelques jours d’étude, que l’on présentera le communisme et l’Union soviétique comme les éléments choisis par Lucifer pour combattre le Bien, comme l’incarnation du Mal par excellence. On n’en arrive là qu’à la sixième ou septième journée du stage de sept jours.

« À partir de ce moment, lorsqu’on parle de péché, tout de suite, l’adepte lui associe l’image de l’Union soviétique, car c’est ce dont il a été question au cours des derniers jours et c’est ce à quoi on a attaché le plus d’importance. On a attiré l’attention principalement là-dessus, car c’est surtout sur ce terrain que Moon se bat.

« Cette révélation — URSS = SATAN — répond dans une certaine mesure à l’attente de l’adepte qui se demandait, jusque-là, pourquoi le révérend Moon, homme de Dieu et chef religieux, pouvait avoir autant d’ennemis… »

Résumons le processus qui amène l’impétrant mooniste à accepter définitivement le combat anticommuniste comme prioritaire :

1) le sympathisant, par définition, croit en Dieu et, par conséquent, aux forces du Mal qui s’y opposent ;

2) on lui affirme que l’incarnation privilégiée de Lucifer, c’est le communisme ;

3) avant même qu’il ait pu s’interroger sur le sérieux de cette démonstration, le professeur pourfend ses doutes éventuels d’un syllogisme assassin. Poussant littéralement le diable à se mordre la queue, il suggère en effet :

— si l’on admet que Moon, homme de Dieu, combat Satan,

— si l’on admet que Moon, homme de Dieu, est bien victime des attaques des communistes,

C’EST LA PREUVE QUE LES COMMUNISTES SONT L’INCARNATION de Satan.

Il est alors trop tard pour se demander comment et pourquoi les progrès du communisme dans le monde se situent

— comme le professeur vient de l’expliquer pendant sept jours — dans le droit fil du meurtre de Caïn. Trop tard pour le jeune idéaliste qui va terminer sa journée en chantant la gloire du « Père ». Peut-être pas pour le lecteur de ce livre qui aura tout le temps de disséquer l’interprétation de l’histoire que nous proposent les Principes divins.

Voici donc, cités avec le plus grand scrupule, les principaux passages des deuxième et quatrième parties de l’œuvre maîtresse de Sun Myung Moon. Intitulées respectivement « La Chute de l’homme » et « L’Histoire de la Providence de Dieu » elles constituent l’essentiel de son argumentation.

Notons cependant, avant de plonger dans la logique torrentielle de cette histoire revisitée, que ces extraits sont tirés d’un ouvrage « conçu, dit son auteur, dans le seul but d’introduire le message des Principes divins dans ses grandes lignes en tenant particulièrement compte de la mentalité française contemporaine ».

C’est donc l’adaptation occidentalisée d’un texte coréen modelé par une dialectique orientale que les transfuges moonistes n’hésitent pas à qualifier de plus rustique encore ou de plus manichéenne !

Abel contre Caïn, ou l’histoire de l’humanité selon Sun Myung Moon

« La faute de nos premiers ancêtres rejaillit sur leur descendance, entraînant la mort spirituelle de toute l’humanité. […] Tout en conservant sa nature originelle d’enfant de Dieu, l’homme hérita de la nature arrogante et perverse de l’Archange déchu. [Lucifer ; NdA.]

« Déchiré entre ces deux tendances, l’homme a vécu depuis lors une histoire de souffrance. De ce point de vue, la mission du Messie est de libérer le cœur de l’homme du péché originel et de le restaurer dans sa position de véritable enfant de Dieu. Jésus vint de cette manière avec la mission du Second Adam devant racheter la faute du Premier Adam. […] L’histoire est ainsi la révélation graduelle de l’idéal de Dieu à travers l’homme. À son terme, le Royaume de Dieu sur la terre, aboutissement de l’idéal de Dieu, doit être instauré.

« […] Le problème qui s’est toujours posé à Dieu dans l’histoire est la permanence de ce pouvoir du mal qui détruit tout ce qui est vrai et pur dans le cœur de l’homme. […] Dieu entama son travail historique providentiel au sein même de la famille d’Adam, à travers les deux fils d’Adam, Abel et Caïn. De ces deux fils, Dieu choisit celui qu’il sentait le plus proche de Lui, Abel, pour porter la responsabilité centrale de Sa Providence. […] Pour rétablir l’ordre initial, Dieu projeta au niveau humain les deux positions d’Adam et de l’Archange incarnés respectivement par Abel et Caïn. Abel, porteur de la bénédiction de Dieu, devait inciter Caïn à se soumettre à lui. Caïn étant l’aîné, rien n’indiquait d’un point de vue extérieur qu’Abel dût avoir la primauté. Or il en était ainsi du point de vue de Dieu. Abel et Caïn devaient, en surmontant cette épreuve, être amenés à privilégier le point de vue de Dieu sur le leur propre. Ils auraient ainsi réalisé le fondement de la substance, et le mal qui affectait l’humanité aurait été tué dans l’œuf. Mais renouvelant au niveau physique le crime spirituel de l’Archange, Caïn tua Abel.

« […] Le conflit Caïn-Abel est ainsi à l’origine de toutes les querelles historiques et luttes fratricides entre les individus, groupes sociaux, etc. Ce mal se trouve très profondément enraciné dans l’être humain.

« […] L’instauration du Royaume d’Israël marque la jonction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, qui est la préfiguration du Royaume de Dieu sur terre. […] En s’unissant à Jésus, Israël aurait tenu une position centrale vis-à-vis de toutes les autres nations mais, en grande partie du fait de l’échec de Jean-Baptiste, Israël ne reconnut pas Jésus. »

(Sun Myung Moon reproche à Jean de ne pas avoir compris qu’il était en fait Elie, le dernier des prophètes, celui qui devait annoncer au monde que Jésus était le Messie. Ce qu’il ne fit pas ; NdA.)

Le très sérieux étudiant en sciences politiques qu’est Michel Picard découvre alors, ébahi, que, de l’Antiquité à nos jours, Dieu a toujours poursuivi le même dessein. Après Israël, c’est à l’Occident chrétien qu’il confiera la mission sacrée de restaurer son royaume. Malheureusement, Charlemagne et Otton le Grand, tous deux sacrés empereur par le pape, failliront à leur tâche.

« […] Comme le Moyen Âge n’avait pas réussi à unifier les courants temporel et spirituel, le mouvement de renouveau suscité par Dieu s’engagea dans deux directions : le courant de type Abel de la Réforme, répondant à une exigence intérieure de l’âme originelle, et le courant de type Caïn de la Renaissance, répondant à une exigence extérieure de l’âme originelle. […] Le mouvement de la Renaissance apparut comme une résurgence de la culture humaniste hellénique, tandis que le mouvement de la Réforme apparut comme une résurgence de la culture théiste hébraïque.

« […] Nous avons d’une part un courant religieux de type Abel porté par la Réforme et fondé sur la foi en Dieu et d’autre part un courant humaniste de type Caïn prenant l’homme comme centre de référence mais au détriment de Dieu. […] Dans la partie nord de l’Europe, le courant providentiel de type Abel porté par la Réforme protestante se répandit le plus largement. À cette époque, l’Angleterre, passée au protestantisme en 1534, prit une position centrale dans la providence de Dieu, en particulier à travers le puritanisme naissant. Le mouvement puritain anglais se fit le champion des libertés religieuses, et, après avoir soutenu une longue persécution de la part des autorités, favorables tour à tour au catholicisme et à l’anglicanisme, il fut à l’origine de la première démocratie parlementaire.

« Toutefois, malgré le modèle anglais, l’Europe devait mettre longtemps à se dégager des pesanteurs de l’ancien système. Dieu préparait déjà le prochain stade de Sa Providence et ce fut sur l’Amérique que se porta son choix. C’était vers le nouveau continent américain que, dès le début du XVIIIe siècle, s’étaient dirigés les puritains anglais en quête de la liberté de culte que l’Europe leur refusait. Ces colons animés d’une foi ardente furent les véritables pionniers de la nation américaine. Ils y développèrent une société de type entièrement nouveau, animée par l’esprit de confiance et de responsabilité qui caractérisait leur foi. Quand l’Angleterre tenta à nouveau d’imposer sa direction autoritaire, les Américains décidèrent de rompre avec la métropole et de constituer une nation indépendante. C’est ainsi que naquit en 1776 la démocratie américaine.

« C’est l’idéal protestant anglo-saxon, beaucoup plus que les idées révolutionnaires françaises, qui est à l’origine de la formation de l’esprit démocratique. La Révolution française, plus fondée sur des revendications sociales que sur une motivation idéaliste, fut foncièrement intolérante et sombra dans la Terreur. […] Imposant un dirigisme forcené et massacrant tous les opposants, le régime prit une orientation franchement totalitaire. Quant à la religion, les révolutionnaires tentèrent de l’éliminer purement et simplement. Sous la Terreur, les églises furent fermées, les prêtres emprisonnés ou exécutés, tout croyant devint un suspect.

« […] À l’encontre du modèle français de démocratie, la démocratie d’inspiration religieuse américaine a connu une remarquable continuité, car l’idéal chrétien imprégnait fortement les gens de toutes conditions lors de la Révolution de 1776.

«[…] LA RÉVOLUTION AMÉRICAINE, ENTREPRISE PAR D’ARDENTS CHRÉTIENS MOTIVÉS PAR UN IDÉAL RELIGIEUX, RÉALISA LE TYPE ABEL DE DÉMOCRATIE. LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, NÉE DANS LA VIOLENCE ET BRISÉE DANS LA VIOLENCE, RÉALISA LE TYPE CAÏN DE DÉMOCRATIE, DONT DEVAIT PROCÉDER PLUS TARD LE MOUVEMENT DU COMMUNISME. »

Tout près du but, arrêtons-nous quelques instants.

« L’anti-religion du communisme »

Nous sommes à la page 148 d’un texte qui en compte 176. Tout est en place pour la démonstration finale. Le chemin a été patiemment, minutieusement balisé, de telle sorte que le promeneur parti à la recherche de Dieu découvre, au bout de sa route, Satan coiffé de la casquette de Lénine.

La révélation s’impose lentement mais avec force. Car l’adepte, profondément croyant — il n’aurait jamais suivi, sinon, les moonistes jusqu’ici — et le plus souvent dépourvu d’une solide formation politique et historique, reçoit les Principes divins comme un enseignement religieux et non comme un discours partisan.

Michel Picard doit d’ailleurs se battre pour ne pas céder à la tentation. La petite communauté dans laquelle il vit l’entoure de son amour. Il prie et chante plusieurs fois par jour avec ses frères et sœurs. L’ambiance est sereine et paisible. Rien, dans les cours qu’il suit, ne lui permet de se raccrocher à l’idée que la démarche du « Père » est politique. Le conférencier, par exemple, n’évoque que très rarement l’énorme machine mise sur pied par l’Église pour lutter contre Moscou.

Et quand, en marge de l’enseignement principal, on lui explique que la vie de tout mooniste doit commencer par trois ans et demi de fundraising, de collecte de fonds à travers le monde, on insiste sur l’enrichissement spirituel qu’il tirera de cette expérience et l’on n’aborde pas le problème de l’utilisation de ces fonds en propagande ou en investissements industriels.

Ces pieuses omissions ne sont pas toujours le fruit du calcul. De nombreux transfuges de l’Église — des Américains et des Japonais ayant accédé à de hautes responsabilités dans la Famille — ont affirmé que pendant longtemps leur préoccupation fut plus spirituelle que politique.

Reprenons donc notre lecture et notre chemin de Damas.

« Un péril grandissait à l’horizon qui remettait en cause l’hégémonie des nations chrétiennes démocratiques : la montée de l’Allemagne de Guillaume IL […] La victoire des nations chrétiennes démocratiques lors de la Première Guerre mondiale porta un coup fatal aux régimes monarchiques qui ne devaient jamais s’en remettre. Un obstacle essentiel sur le chemin du Royaume de Dieu sur la terre avait été écarté. […] Toutefois, les vainqueurs de la guerre se montrèrent bientôt incapables d’assumer leur rôle providentiel.

«[…] Le totalitarisme de Hitler, par son orientation antidémocratique et antichrétienne, allait totalement à l’encontre du sens de la Providence de Dieu.

« […] Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale furent l’affirmation de la puissance américaine, la ferme implantation de la démocratie dans toute l’Europe occidentale ainsi qu’au Japon, l’indépendance des colonies et la création de l’Organisation des nations unies, destinée à remplacer la SDN défaillante. […] Il en résulta un progrès dans le sens de la Providence de Dieu, mais déjà une nouvelle menace pointait à l’horizon avec l’accroissement de la zone d’influence de l’Union soviétique. […] L’ambition de l’Union soviétique est de promouvoir au niveau du monde le système du communisme par opposition au libéralisme économique et politique de même qu’au christianisme. Le communisme, continuateur du courant Caïn issu de la Révolution française, représente un phénomène absolument exceptionnel dans l’histoire de la Providence de Dieu. […] Le mythe marxiste de la révolution rédemptrice débouchant au terme de l’histoire sur une société idyllique trahit le caractère messianique du communisme.

« […] À travers l’anti-religion du communisme, fondée sur la négation de Dieu et motivée par la haine au lieu de l’amour, nous pouvons clairement percevoir la manifestation de ce pouvoir qui s’est constamment dressé contre Dieu et contre l’homme à travers l’histoire. Ce courant historique de rébellion débuta avec le personnage biblique de Caïn, qui submergé par le sentiment d’injustice, tua son frère Abel que Dieu semblait privilégier. De la même manière, le communisme exploite tous les ressentiments nés de l’injustice dans un but de violence et de destruction.

«DE CE POINT DE VUE, LE PHÉNOMÈNE DU COMMUNISME NE SERAIT AUTRE QUE LA REPRODUCTION CONTEMPORAINE AU NIVEAU MONDIAL DE LA TENTATION DU MEURTRE DE CAÏN. »

Nous sommes à la page 164 et, sous nos yeux, en un raccourci saisissant, nous voyons Satan glisser un poignard dans la main de Caïn, puis, sa criminelle mission accomplie, voler à travers les siècles pour armer les Kalachnikov qui assassinent le monde libre. Il nous reste douze pages pour découvrir que « si un idéal de concorde, de fraternité et de service s’incarne dans nos sociétés, le mensonge fondamental du communisme sera démontré et tout son système artificiel s’effondrera… ».

« Rendu à c’point », constate Michel Picard de son délicieux accent québécois, personne ne lui a encore confié que Sun Myung Moon, trouvant sans doute la concorde et la fraternité d’un calibre insuffisant, a trouvé d’autres armes pour accélérer la chute du Satan rouge. Aucun de ses professeurs ne lui a dit que l’Église de l’Unification finançait les guérillas antisandinistes, qu’elle soutenait ou avait soutenu un certain nombre de dictatures, qu’un certain nombre de ses membres collaboraient ou avaient collaboré avec les services de renseignements occidentaux, qu’en résumé Sun Myung Moon était capable de concilier théorie et pratique.

Une chose est acquise en tout cas : aucun adepte ne peut douter que le révérend coréen soit bien le Nouveau Messie chargé de révéler au monde les desseins de Dieu et d’instaurer SON royaume sur terre après en avoir éliminé le communisme. Cette conclusion paraît si évidente que la version française et publique des Principes divins n’y consacre que quelques lignes. Et Michel Picard remarque que son professeur n’épilogue pas sur le thème.

Résumons ce long voyage à travers la pensée de Sun Myung Moon : le contenu comme la structure des Principes divins révèlent que le cœur du message est bien l’anticommunisme.

La cinquième et dernière partie de l’ouvrage que nous venons d’étudier, « Vers l’avènement du royaume de Dieu », compte six pages seulement ! Contre soixante-dix qui viennent de nous convaincre de la nécessité d’entamer la marche sur Moscou.

Et que nous dit-on de ce monde idéal, de la société de Dieu en train de naître sous nos yeux ? Rien ou presque : « Un nouveau mode d’existence, de nouveaux rapports entre les hommes. » Un bouleversement total touchant « les âmes, les mentalités, les relations sociales et ainsi toute la société ». Mais encore ? On ne paraît pas pressé de nous peindre le paradis sur terre…

En revanche, l’auteur se montre beaucoup plus prolixe et précis quand, quelques pages avant, il nous vante les mérites du libéralisme économique :

« Du fait de certains abus que le libéralisme économique a occasionnés depuis le siècle dernier, il est de bon ton de jeter aujourd’hui le discrédit sur un tel système qui, soi-disant, tirerait sa prospérité de l’exploitation des travailleurs. Or le simple examen des faits nous prouve le contraire. Comme le montre l’exemple américain, la vitalité de l’économie libérale moderne se fonde sur l’élévation du niveau de vie de toutes les catégories. De plus, le système libéral évolue de par lui-même vers une répartition plus équitable des richesses. La véritable cause de la prospérité des nations capitalistes n’est pas l’exploitation des travailleurs, ni même celle des nations sous-développées, mais l’esprit de confiance, d’initiative et de créativité qui caractérise leur système, et, si nous remontons encore plus loin, les principes dynamiques contenus dans le message chrétien lui-même. »

Depuis la Seconde Guerre mondiale, théologiens catholiques et protestants s’y étaient toujours refusés : Sun Myung Moon franchit le pas et légitime un système économique.

Pourtant, Michel Picard est formel : l’enseignement est ainsi conçu que l’adepte n’éprouve jamais la sensation de faire de l’économie ou de la politique. L’approche qui lui est proposée est à ce point spirituelle qu’elle contamine le contenu. Même la nécessité d’accéder à la richesse et à la puissance financière est d’ordre spirituel. Les moyens mis en oeuvre par le « Père céleste », le « Nouveau Messie », le « Seigneur du Second Avènement » — on appelle rarement Sun Myung Moon par son nom — ne sont-ils pas dirigés contre Satan ?

On comprend, dès lors, la surprise, et la réaction particulièrement négative, des inspecteurs de la PJ qui découvrent en 1982 le fonctionnement de l’AUCM. Pour eux, comme pour tout Français, le projet d’une Église chrétienne se doit d’être intemporel. Or, le projet mooniste ne l’est pas. Les préoccupations que trahissent les kilos de documents mis sous scellés leur semblent, le plus souvent, bassement matérielles.



 

7. Le prophète solitaire

Il est jeune, mince et beau.

Les premières photos de Sun Myung Moon nous le présentent en uniforme obscur de lycéen coréen. Sanglé jusqu’au cou dans une stricte tenue qui rehausse, déjà, le sérieux et la dureté de l’expression. Les cheveux courts, les oreilles prolongeant la ligne harmonieuse d’une mâchoire puissante et de hautes pommettes, un nez un peu trop grand pour le goût asiatique, une bouche joliment dessinée, mais un regard sombre… Un visage sévère qui peut, en quelques secondes, exploser en un sourire ravageur.

À seize ans à peine, du caractère et du charme.

Autour de lui, sur la photo, des enfants plus jeunes. Car Sun Myung Moon* a rejoint le lycée assez tard, après avoir longuement étudié à l’école traditionnelle de son village. Ses parents, des paysans du nord-ouest de la Corée — alors sous domination japonaise —, ont tenu à ce qu’il apprenne les caractères chinois dès l’âge de sept ans, pour mieux se plonger dans l’enseignement du grand Confucius. Jusqu’à quatorze ans, le jeune Moon, cinquième des huits enfants de Kyung-Yoo Mun, n’entendra pas souvent parler du Christ. Tout près de la Chine — qui a occupé tout ou partie du pays du XVIIe au XIXe siècle —, l’influence des rites bouddhistes et de la morale confucéenne reste en effet prépondérante malgré les progrès constants du protestantisme.

* Sun Myung Moon est le nom américain du prophète.
文鮮明 (Mun Son Myong); Moon : lune ; Sun : soleil ; Myung : brillant.
Il se nomme en réalité Mun Yong Myong.
文龍明 Mun : mot ou littérature ; Yong : dragon ; Myong : Frais ou nourriture aquatique.

Vivant à la campagne, amoureux de la nature, Sun Myung grandira aussi au milieu des vieilles légendes héritées de la tradition chamaniste. Car le bouddhisme et le christianisme n’ont fait ici que se superposer à l’antique mais toujours vivace croyance en un Dieu tout-puissant gouvernant le monde par l’intermédiaire de bons et de mauvais esprits. Les chamans et chamanes, mi-prêtres mi-sorciers, communiquent avec les esprits lors de cérémonies initiatiques où la danse et la drogue mènent à la transe.

 

La révélation

La tardive conversion des parents de Moon au christianisme doit beaucoup — c’est paradoxal — à la peur des esprits. Ce sont les mauvais génies qui, semble-t-il, ont poussé la famille dans les bras du pasteur.

Des chercheurs coréens ont reconstitué l’histoire : Sun Myung a quatorze ans quand des catastrophes successives s’abattent sur la maison. Son frère et sa sœur aînés contractent d’abord une curieuse maladie mentale. Subitement. Puis c’est au tour des animaux d’être touchés : un bœuf, appartenant à son oncle, crève. Quelques jours plus tard, meurent un cheval et sept cochons. Les objets sont enfin touchés par ce qui ressemble bien à une malédiction : un mortier bascule et brise la colonne vertébrale du chien ; la cheminée s’effondre et casse une jarre…

Nous sommes en 1934, dans une Corée encore très traditionnelle. L’accumulation de tant de signes convainc le père de se rapprocher de l’Église presbytérienne. Il lui faut chercher protection chez un homme de Dieu capable de s’opposer aux esprits !

Miracle, le pasteur guérit les deux enfants de leur folie.

La famille en bloc se convertit au protestantisme. La vie de Moon s’en trouve bouleversée. À quinze ans, il quitte l’école traditionnelle et s’inscrit au lycée « moderne » le plus proche. Il commence à fréquenter assidûment l’église. L’année suivante, il assiste le pasteur à l’office.

Ce sera l’année de la révélation, de la rencontre avec le Christ, là-haut, dans ces fraîches montagnes de Corée du Nord où il aime se retirer pour prier. Moïse n’a-t-il pas reçu les commandements au sommet du mont Sinaï ? Et les chamans n’ont-ils pas enseigné pendant des siècles que les Coréens ont été choisis pour réaliser le grand dessein que Dieu a conçu pour l’humanité ? Dans sa providence, le Créateur ne souhaite-t-il pas que le pays du matin calme succède à Israël ?

Laissons donc parler les biographes officiels de Sun Myung Moon : « C’était le matin du dimanche de Pâques ; Jésus lui expliqua qu’à l’origine Dieu l’avait envoyé pour sauver tous les hommes, mais que Sa volonté était restée inaccomplie sur Terre du fait de l’échec de ses contemporains à le reconnaître. C’était à lui, Sun Myung Moon, qu’il incombait dorénavant de compléter sa mission inachevée… »

Moon affirme avoir plusieurs fois refusé cette offre. Il ne se jugeait pas digne d’une telle responsabilité. Mais devant l’insistance du Christ, il finit par accepter.

On comprend que le jeune homme ait hésité : il a ouvert les Evangiles, pour la première fois, il y a moins d’un an… On comprend aussi que finalement il accepte : le bouddhisme coréen traditionnel n’attend-il pas depuis des siècles l’arrivée d’un nouveau Bouddha qui pacifierait le monde avant sa fin ? Et la fin est-elle si loin pour cette Corée martyre des années trente, envahie puis annexée par les Japonais depuis trois décennies, mise au pas malgré quelques sanglants soulèvements, mais rêvant toujours au rétablissement de sa souveraineté ?

Pierre Le Cabellec, un prêtre français qui a publié deux ouvrages très intéressants sur Moon*, décrit le moment avec beaucoup de finesse : « L’occupation et l’annexion sont durement ressenties au pays du matin calme. Les bouddhistes attendent le nouveau Bouddha et les chrétiens cherchent, dans le livre de l’Apocalypse, une réponse à leurs malheurs nationaux. Ils y voient le prélude à Armaggédon et au retour du Christ. Les nouveaux temps messianiques étaient proches, cela ne faisait pas de doute. Dans ce climat d’attente mystique naissent d’innombrables groupes religieux où les phénomènes mystiques, plus ou moins hérités d’un chamanisme latent, se multiplient : visions, songes prophétiques, miracles même, se manifestent à l’envi. »

* 2. Pierre Le CABELLEC, Dossiers Moon, éd. Salvator, 1983 ; et Moon ou Jésus, éd. BIP, Lorient.

La petite communauté catholique — elle ne décollera vraiment que dans les années soixante-dix — constate, amère, la coupable inclination de la religiosité coréenne pour les « nouveaux messies ». Elle en recense plus d’une centaine en un siècle.


❖ Information additionnelle


▲ Voici un tableau de quelques-uns des petits groupes spirituels actifs en Corée depuis les années 1920. Le révérend Moon a étudié les idées de chacun d’eux. Baek Nam-joo a enseigné les trois âges de l’histoire providentielle. Le révérend Lee Yong-do a fortement influencé le révérend Moon et Mlle Kim Young-oon. Celle-ci l’avait rencontré en personne. Le révérend Moon n’a pas rencontré celui-ci. Mais il a rejoint l’église de Lee quand il était adolescent. Un pasteur de cette église a célébré son mariage avec sa première femme, Choi Seon-gil. Kim Baek-moon a imaginé les parallèles de l’histoire qui’l a culminé en 1917, l’année de sa propre naissance.


Hagiographes, biographes et ennemis déclarés de l’Église de l’Unification s’accordent au moins sur un point : Moon est bien l’un de ces messies engendrés par l’époque. Là s’arrête la convergence. Les uns et les autres s’attacheront désormais à suivre ses traces — souvent effacées par le temps ou la convenance — pour y lire, c’est selon, la preuve de sa sainteté ou celle de son imposture.

Cet ouvrage n’ayant pour but d’établir ni l’une ni l’autre, mais de dire en quoi le « Seigneur du Second Avènement » influence le destin des hommes en ce bas monde, nous écouterons tour à tour fidèles et détracteurs.

 

Allié des « rouges »

Commence donc pour Sun Myung Moon une longue quête du message divin. L’Entretien sur l’éthique, ouvrage fondamental de l’Église pourtant peu diffusé en Occident, raconte ces neuf années passées à « déchiffrer le sens caché derrière les mots de la Bible », à communiquer « librement avec Jésus, les esprits du Paradis ainsi qu’avec tous les sages connus du passé ». Moon, nous dit-on, parle aussi « avec Dieu pour découvrir le secret » et doit parfois « mener des combats sanglants avec des milliards de démons ». Ce texte, écrit par des Coréens pour des Coréens, ne fait pas mystère des références non chrétiennes du jeune prophète : sages du passé tout droit sortis du confucianisme, esprits du paradis et démons rencontrés par milliards, souvenir d’une jeunesse bercée de légendes chamaniques.

À dix-neuf ans, il quitte la campagne pour la ville, le Nord pour le Sud et l’école secondaire pour un institut d’électricité. Il découvre Séoul et commence à prêcher.

Trois ans plus tard, il est à l’université de Waseda au Japon pour préparer un diplôme d’ingénieur en électricité. Il l’obtient et revient en Corée. Non, dit Young Kwan Pak, auteur de la Critique des sectes, ouvrage publié en Corée. Non, l’Église de l’Unification enjolive l’histoire ! La preuve ? « Le journal japonais Manichi n’a pas retrouvé le nom de M. Mun dans la liste des anciens de l’université. » Avec ou sans diplôme, le jeune homme revient en Corée et travaille dans le bâtiment comme électricien. Cette cohabitation précoce avec les ions et les électrons laissera des traces dans la doctrine mooniste : la référence permanente aux notions de positif et négatif pour expliquer la vie du monde doit autant à la théorie électrique qu’à l’héritage chinois du yin et du yang.

Bien qu’il aime à se retirer dans la montagne — où qu’il habite, il recherche les hauteurs pour prier —, le jeune Moon ne se désintéresse pas pour autant de la vie du monde. Il est prophète, pas ermite ; prédicateur, pas moine… Intégré dans la vie sociale, il ne tarde pas à s’engager dans la vie politique. Dieu lui a sans doute déjà révélé que son royaume est bien de ce monde et que la Corée doit jouer un rôle essentiel dans sa providence.

Il en fait tant que la police nippone d’occupation l’arrête en octobre 1944, l’accusant d’activités antijaponaises depuis ses études à l’université de Waseda. Il est torturé et emprisonné pendant quatre mois. Partisans et adversaires du « Nouveau Messie » concordant, pour une fois, sur cet épisode marquant de sa jeunesse, profitons de l’occasion pour remarquer que le premier engagement public reconnu de Sun Myung Moon est politique. Et que sa recherche des secrets divins n’inhibe en rien son goût de l’action et l’amour qu’il porte à son pays. Notons aussi qu’il n’a pas encore systématisé sa doctrine ni proclamé le caractère satanique du communisme et de l’Union soviétique. Pour l’instant, l’ennemi c’est l’extrême droite expansionniste japonaise et ses alliés de l’Axe contre qui, en Chine comme en Corée, nationalistes et « rouges » se sont ligués.

Après la capitulation japonaise d’août 1945 et la libération de la Corée, Moon peut enfin se consacrer pleinement à Dieu. Il fréquente des groupes chrétiens qui croient au retour imminent du Christ. Il vit même six mois avec l’un d’eux, retiré dans un monastère baptisé Israël.

Il s’est marié et aura bientôt un fils.

C’est alors que pour la première fois il se proclame messie et décide de gagner rapidement la Corée du Nord. Sans doute déçu par l’accueil mitigé que lui réservent les communautés chrétiennes du Sud — les prophètes et les leaders spirituels abondent à l’époque —, il espère être entendu à Pyongyang, la très religieuse capitale du Nord, la « Jérusalem de l’Orient » où stationnent toujours les troupes soviétiques. Monsieur et madame Kim (Monsieur Chong Myung-seon et Madame Chong-hwa Kim, qui ont eu trois enfants), de braves gens, le recueillent et l’hébergent dans leur maison. Il y fondera sa première église et y célébrera ses premiers offices.

 

Cherchez la femme

Sur les débuts de ce ministère, fidèles et critiques jettent un regard très différent. Chronologies et témoignages se chevauchent et se contredisent. Une seule chose est sûre : le « Nouveau Messie » connaît bien des ennuis avec les autorités communistes.

Jean-Pierre Gabriel écrit dans Le Nouvel Espoir : « Beaucoup de chrétiens à cette époque se rassemblèrent autour de Sun Myung Moon alors que commençait la persécution dirigée par les communistes contre les groupes religieux. Après un temps en prison, il recommença à prêcher et connut un tel succès qu’il suscita la jalousie des Églises établies. Certains chrétiens allèrent jusqu’à le dénoncer aux autorités communistes et il fut de nouveau arrêté le 22 février 1948. »

Dénoncé ? Pour quels motifs ? Jean-Pierre Gabriel ne le dit pas.

La chronologie du Mouvement de l’Unification éditée en 1985 par les Presses de Normandie apporte quelques précisions : « 22 février 1948. Nouvelle arrestation ; on accuse Sun Myung Moon de troubler la société et de l’inciter au désordre. »

Chercheurs coréens et épiscopats catholiques (de Corée du Sud, des États-Unis et de France) se plaisent à nous conter une tout autre histoire. Le jeune révérend — c’est la première fois qu’il prend ce titre — n’aurait guère converti plus de dix ou vingt personnes. Mais à défaut d’attirer les foules, il se serait fait remarquer par l’originalité de sa pratique religieuse : « Le nouveau culte qu’il préconisait dans sa nouvelle Église se démarquait des Églises ordinaires. Les croyants se réunissaient jour et nuit, priaient en dialecte à très haute voix et lançaient des acclamations. Ils chantaient de manière frénétique et pratiquaient des rituels de guérison*. »

* YOUNG Kwan Pak, Op. cit.

« Moon pouvait prononcer des sermons de cinq ou six heures (parfois de neuf heures et demie), entrecoupés de prières et d’hymnes. La passion qu’il mettait à officier était telle que l’on pouvait voir tous ses vêtements se tremper de sueur. […] Si un nouveau fidèle s’intégrait à l’Église, il préconisait un jeûne qui durait parfois cinq jours*. »

* YOUNG Kwan Pak, Op. cit.

Emprisonné et torturé une première fois, deux mois après son arrivée à Pyongyang, pour des raisons que ni « pro » ni « anti » n’éclaircissent, le jeune prophète — il a vingt-six ans — prend deux ou trois ans plus tard le chemin d’un camp de rééducation par le travail.

Il a bien été dénoncé, affirment les chercheurs coréens. Mais pas par des chrétiens jaloux des progrès de son Église. C’est le mari de madame Kim, son hôte, qui s’est plaint à la police : Moon « épousa de force madame Kim le 22 février 1949, bien qu’ayant déjà une femme, Choi Sun-gil. Il prétendit que ce mariage répondait à une révélation qu’il avait reçue de Dieu. Les autorités de Corée du Nord l’arrêtèrent pour crime d’adultère et de débauche* ».

* YOUNG Kwan Pak, Op. cit.

Que l’on retienne la thèse du prophète martyr ou celle du gourou imposteur, les faits nous ramènent à une constatation : Sun Myung Moon n’est pas emprisonné pour activités anticommunistes. Mari ou chrétiens jaloux l’accusent de troubler l’ordre moral et social d’un pays qui, venant à peine de tomber entre les mains des « rouges », est encore régi par la morale traditionnelle. On chercherait d’ailleurs en vain la trace d’un quelconque discours anticommuniste dans les témoignages, les écrits, les analyses que l’Église de l’Unification et les antimoonistes produisent sur cette époque.

Dans ses sermons, Sun Myung Moon parle de Dieu, de lui, de la mission que Jésus lui a confiée. Après sa première incarcération, les textes et les chants qu’il écrit font bien allusion à la répression dont il est victime, mais dans des termes tout à fait neutres d’un point de vue politique. Il sent bien que le régime qui s’installe mènera la vie dure aux chrétiens ; il le chante même : « L’obscurité d’une nuit sans fin envahit ce pays oppressé. Chassons les nuages, voici la lumière envahissant toute la terre… » Mais nulle part il n’évoque la figure satanique de Staline ni les vertus angéliques de la démocratie américaine.

Douze ans après sa première rencontre avec le Christ, bien au-delà du terme de neuf ans que son histoire officielle assigne à sa période de réflexion, Sun Myung Moon n’a toujours pas proclamé que le Royaume de Dieu se construira sur les ruines du communisme. Il a pourtant presque trente ans, une expérience religieuse et politique multiple, et affirme déjà ses ambitions avec beaucoup de constance.

La révélation mooniste n’est donc pas, à l’origine, anticommuniste. Ce sont les avatars de sa vie, l’évolution politique de son pays et, surtout, certaines rencontres décisives qui feront du Coréen Sun Myung Moon, beaucoup plus tard, le héraut d’une nouvelle croisade de l’Occident.

 

Un saint en enfer

Pour l’heure, on l’enferme au camp de Heungnam. Il doit y purger une peine de cinq ans et six mois. Il n’en accomplira pas la moitié. Deux ans, selon les moonistes. Un an, pour ceux qui s’accrochent à la thèse de la bigamie.

Les deux mille prisonniers de Heungnam travaillent pour l’usine chimique qui est installée dans le périmètre du camp. Les conditions de travail sont pénibles et dangereuses ; les conditions de vie, difficiles.

Le portrait que l’Église de l’Unification brosse de son leader pendant ces années de captivité a quelque chose de surnaturel. Jean-Pierre Gabriel, dans Le Nouvel Espoir, trouve des accents célestes pour nous décrire l’enfer de Heungnam : « L’objet de ce camp communiste n’était pas d’éduquer les prisonniers mais de les exterminer. […] Sun Myung Moon, dès son arrivée, réalisa qu’il avait été envoyé là pour y mourir et qu’aucun être humain ordinaire ne pouvait supporter longtemps de telles conditions d’existence. Mais il était déterminé à survivre dans n’importe quelles circonstances, car il savait qu’il ne pouvait quitter cette terre avant d’avoir délivré le message qu’il avait reçu de Dieu.

« La méthode qu’il adopta pour survivre paraît pour le moins surprenante. Dans des conditions de malnutrition telles qu’il arrivait à certains prisonniers de mourir subitement en mangeant, et d’autres alors se précipitaient pour leur arracher le riz de la bouche, Sun Myung Moon partageait sa nourriture en deux parts, l’une pour lui et l’autre pour les autres prisonniers.

« Ainsi, il ne croyait pas pouvoir vivre par la nourriture qu’il absorbait, mais par celle qu’il partageait. […] C’est l’énergie spirituelle qu’il tirait de l’offrande de nourriture qui lui permit de survivre dans le camp de Heungnam. Ainsi apprit-il à discipliner son corps jusqu’à transformer l’énergie spirituelle en énergie physique. […] Durant toute la période de son emprisonnement, Sun Myung Moon n’a jamais été aperçu en train de dormir. […] Lorsque les gardiens réveillaient les prisonniers au petit matin, il était déjà dans la même position de prière qu’ils l’avaient vu la veille. »

Le jeune prophète résistera à tous les mauvais traitements, et le destin, s’inclinant devant tant de vertu, s’ingéniera à multiplier les coïncidences qui, plus tard, fonderont sa légende. Ainsi Sun Myung Moon est-il encore à Heungnam quand éclate la guerre de Corée en juin 1950. Le Nord envahit le Sud. Sous la bannière de l’ONU, les alliés occidentaux interviennent pour repousser l’agresseur communiste. Leurs divisions foncent vers le nord.

Les textes officiels de l’Église de l’Unification racontent que, devant la progression alliée, les gardiens de Heungnam commencent à exécuter leurs prisonniers. Sentant venir son tour, Moon entre en prière. C’est alors que résonnent les coups de feu libérateurs. Signe du destin, ce ne sont pas les Coréens du Sud, les Australiens ou d’autres troupes alliées qui pénètrent les premiers dans le camp, mais bien les boys du général américain MacArthur, l’homme qui après avoir vaincu les Japonais dans le Pacifique, vient une nouvelle fois au secours de la Corée. Providentiellement.

 

Traversée du désert

Sorti victorieux de l’épreuve, Moon reprend le chemin de Pyongyang où il retrouve quelques disciples. L’un d’eux accepte de le suivre pour un nouveau voyage. Car, comme beaucoup d’autres Coréens, le prophète décide de se réfugier à l’extrême sud du pays, là où les troupes du Nord n’ont pas réussi à pénétrer lors de leur première offensive.

Won-pil Kim et son « maître » quittent donc la capitale du Nord en décembre 1950 alors que la contre-attaque sino-nordiste menace. Exténués*, sans argent, pauvrement vêtus, ils atteignent le grand port méridional de Busan deux mois plus tard. Quelques rescapés de la communauté de Pyongyang les rejoignent.

* La biographie officielle assure que Sun Myung Moon a porté sur ses épaules, pendant une partie du voyage, un réfugié blessé abandonné par sa famille.


❖ Information additionnelle


Le 14 janvier 1951, un homme transporte son père âgé de l’autre côté de la rivière Han à Chungu. Ce n’est ni Sun Myung Moon ni Chung-hwa Pak.

À trente et un ans, quinze ans après sa rencontre avec le Christ, Moon est toujours un homme seul. Pendant trois ans, jusqu’à la fin de la guerre, il vit d’expédients, mendie, travaille comme docker sur le port, mange chez les uns et les autres. Won-pil Kim gagne quelques sous en croquant le portrait des soldats américains dans la rue. Ils prient dans la baraque de terre et de bidons qu’ils ont construite de leurs mains. La première « église » du Mouvement ne déparerait pas dans un bidonville de Lima ou d’Istanbul.


Won-pil Kim

Moon se retire toujours aussi souvent dans la montagne pour jeter sur le papier les notes qui serviront, plus tard, à la rédaction des « Principes divins ».

Il prêche aussi, mais, semble-t-il, sans grand succès. En deux ans, il ne convertit que deux personnes, un homme et une femme qui, la guerre terminée, partiront comme missionnaires sur les routes de Corée du Sud.

L’homme s’appelle Yo-han Lee. Retenons son nom, car comme la plupart des tout premiers disciples moonistes — Won-pil Kim par exemple — on le retrouvera plus tard aux postes clefs de la « multinationale » contrôlée par la Famille.


Yo-han Lee

La guerre prend fin en juillet 1953, entérinant la partition du pays entre un Nord prosoviétique et un Sud pro-américain. Cruelle désillusion pour le prophète qui voyait dans la Corée la terre de la providence divine, le lieu où lui, le « Nouveau Messie », devait initier l’établissement du Royaume de Dieu. Plus que le séjour à Heungnam, c’est cela qu’il ne pardonnera jamais aux communistes.

Si, au moins, le Sud s’était reconnu en lui… Malheureusement les chrétiens de Busan lui ont battu froid. Sun Myung Moon reprend donc son bâton de pèlerin et vient s’installer à Séoul, la capitale. Il a trente-trois ans, ne peut compter que sur une poignée de fidèles et n’a toujours pas rédigé les « Principes divins » ni systématisé sa doctrine anticommuniste. Il a, en revanche, tout à fait conscience de son charisme, de ce mystérieux pouvoir qu’il exerce sur les gens. Ses disciples sont peu nombreux, mais prêts à le suivre jusqu’à la mort.

Mélange détonnant d’infinie douceur et de violence irrépressible, il séduit, inquiète, fascine. Tous ne lui cèdent pas, mais ceux qui s’abandonnent lui remettent leur volonté.

Moon est un chef et aime à faire savoir qu’il le sait. Dans un discours prononcé plus tard aux États-Unis, il se souviendra, sans pudeur apparente, de la discipline de fer qu’il imposait à ses premiers disciples : « Dans les premiers temps du Mouvement, j’ai fait marcher tous les membres, jeunes et vieux, hommes et femmes, pendant mille miles coréens. Ensuite, je les ai fait vivre avec à peine deux heures de sommeil par jour, pendant sept ans. Et je leur ai ordonné de ne pas avoir un sou sur eux. Il fallait qu’ils mendient leur nourriture en chemin. Voilà comment j’ai entraîné mes gens… »

Pour devenir le tout-puissant personnage que nous connaissons aujourd’hui, il manque à Moon un projet moins abstrait et plus mobilisateur. « Messie » parmi d’autres, il n’a qu’un rêve un peu fou à proposer à ses compatriotes et aux chrétiens en particulier : le Royaume de Dieu sur terre. Il a déjà jeté les bases théologiques légitimant cette ambition temporelle : Dieu s’est incarné dans le corps d’Adam, a voulu avoir des enfants à travers Eve et régner sur le monde qu’il venait de créer.

En séduisant Eve, Satan a ruiné ce projet. Jésus est venu sur terre pour le restaurer. Mais il est trahi par le peuple juif qui ne le reconnaît pas. Avant de mourir, il promet qu’il reviendra. Moon affirme que son choix ne se portera pas cette fois sur Israël, mais sur le pays où se lève le soleil, c’est-à-dire en Corée, car la foi y est plus forte et plus intense.

Pour transformer ce rêve en un projet conquérant, il faut lui donner un contenu plus palpable, plus immédiat. Prouver d’abord que le retour du Messie n’est pas une lointaine perspective, mais une réalité de demain ; convaincre les disciples qu’ils verront un jour, de leurs yeux, le gouvernement de Dieu, et que, pour les meilleurs d’entre eux, ils en seront membres.

Il faut pour cela plonger dans l’histoire d’Israël et de l’Occident, y découvrir les parallèles existant entre les quatre siècles précédant l’arrivée du Christ et les quatre cents dernières années de notre ère qui préparent l’arrivée du Nouveau Messie.

Désigner ensuite à la sainte colère des fidèles le moderne Antéchrist qui s’oppose au divin dessein. Ce dictateur hérité du livre de l’Apocalypse, il faudra prouver qu’il n’est ni espagnol, ni portugais, ni latino-américain, mais bien soviétique.

En un mot, réinventer l’histoire.

Seul, Sun Myung Moon n’en a pas été capable.

Mais voilà que la chance tourne. Revenu à Séoul, il fait connaissance en quelques mois de trois personnages qui vont changer son destin. Un théologien, un professeur d’histoire et un jeune officier très politisé.

De leur rencontre va naître l’Église de l’Unification.


 

8. La naissance d’une Église

L’Église, qui achètera vingt-deux ans plus tard un hôtel de deux mille chambres à Manhattan pour y loger ses cadres, est née officiellement le 1er mai 1954 à Séoul dans une mansarde du 391 de la rue Bukhak. Elle prend le nom d’Association du Saint-Esprit pour l’unification du christianisme mondial.

Deux bonnes fées

Parmi les membres fondateurs, deux convertis de fraîche date : monsieur Hyo-Won Eu et madame Young-Oon Kim.

Monsieur Eu est un homme encore jeune — il a quarante et un ans — mais déjà très malade. Il a rencontré le groupe, fin 1953, à Busan où il vit retiré depuis sept ans, atteint d’une grave affection rhumatismale qui l’a contraint à abandonner ses études de médecine. Il a mis à profit sa retraite prématurée pour analyser la Bible en profondeur. La lecture originale des textes sacrés que propose Sun Myung Moon le séduit très vite. Il prend connaissance des notes accumulées par le jeune prophète depuis quinze ans et comprend le profit qui peut en être tiré.

Ce mystique lettré, cruellement marqué par des années de souffrance, se découvre une cause et rejoint la communauté naissante. Il ne la quittera plus jusqu’à sa mort, seize ans plus tard. Il sera le premier théoricien de l’Église. C’est lui, et non Sun Myung Moon, qui écrira les « Principes divins », leur apportant tout le poids de ses connaissances bibliques. Il puisera dans sa profonde culture les références sacrées qui feront de la « bible mooniste » — pour beaucoup de chrétiens — une somme aussi cohérente et structurée que les Évangiles. Avec Hyo-Won Eu, c’est Abraham, Jacob, Moïse et tous les prophètes — cités dans le texte original — qui viennent au secours du « Nouveau Messie ». Moon fera du docteur Eu —

pour la Famille, il est et a toujours été médecin — le premier président de l’Église de l’Unification.

Mme Young-Oon Kim est elle aussi une lettrée. Fille d’une très bourgeoise famille protestante, elle a beaucoup voyagé et étudié l’histoire des religions aux quatre coins du monde. À l’université Kwansei Gakuin au Japon, dans une université méthodiste aux États-Unis et au collège Emmanuel de l’université de Toronto.

Sa conversion au moonisme sera fructueuse. Spécialiste en religions comparées, elle fera la synthèse entre la doctrine de l’Unification et le protestantisme. C’est elle qui, beaucoup plus tard, trouvera les arguments pour établir que, à travers la Réforme protestante et son héritière politique, la démocratie américaine, Dieu a bien choisi les États-Unis pour assumer la responsabilité historique de restaurer son royaume sur terre. Mais nous n’en sommes pas encore là, en ce début des années cinquante : tant que Sun Myung Moon croira à son destin national, le peuple coréen restera, pour ses fidèles, le peuple élu du Tout-Puissant.

L’apport de Young-Oon Kim au Mouvement sera, pour l’heure, plus pratique, mais décisif : elle va faire connaître la petite communauté dans la bonne bourgeoisie coréenne. Pour le meilleur et pour le pire.

La jeune femme est en effet professeur à l’université Ewha de Séoul où elle enseigne depuis quelques années le Nouveau Testament et les religions comparées. Chrétienne et huppée, l’institution accueille traditionnellement les jeunes filles protestantes de bonne famille. Il est de bon ton, lorsqu’on est officier ou fonctionnaire de l’administration centrale, d’y inscrire sa délicate progéniture. Université privée, elle dépend du Conseil national des Églises qui regroupe les Églises protestantes de Corée.

Quelques étudiantes ayant été approchées par les disciples du « Nouveau Messie », Young-Oon Kim est chargée par le président de l’université de mener une discrète enquête sur ce nouveau gourou qui fait tourner les têtes des fragiles créatures. Les jeunes filles d’Ewha ont toujours été un peu frondeuses. Trente ans plus tard elles feront toujours parler d’elles. Seuls les prophètes auront changé : ils seront marxistes et mèneront la contestation étudiante contre le régime militaire.

Young-Oon Kim rencontre donc les moonistes. Et à son tour se convertit. L’année 1954-1955 sera terrible pour les bien-pensantes autorités universitaires : cinq professeurs et une quinzaine d’étudiants rejoignent l’Église de l’Unification. Au grand désarroi des parents, Young-Oon Kim se révèle être une excellente propagandiste.

Avec un plaisir à peine dissimulé, Jean-Pierre Gabriel retrace ce premier grand succès dans Le Nouvel Espoir : « Des rumeurs commencèrent à se répandre autour de l’Église de l’Unification. Ne sachant comment expliquer que des jeunes gens intelligents et cultivés puissent en quelques jours adhérer à l’étrange mouvement du révérend Sun Myung Moon, on prétendit que l’Église de l’Unification utilisait une méthode spéciale de lavage de cerveau… »

Inquiétudes bourgeoises

Les autorités d’Ewha somment alors les « hérétiques » de choisir entre Moon et l’université. Elles choisissent Moon. En mars 1955, six professeurs — dont madame Kim — et quatorze étudiantes sont renvoyées. L’affaire fait la une des grands journaux de Séoul. Elle va y rester plusieurs mois. La presse donne une large publicité aux étranges pratiques de ce culte peu orthodoxe. Tout y passe : la vérité comme la calomnie. On accuse le jeune prophète de garder ses fidèles, les femmes en particulier, enfermés la nuit dans les locaux de l’Église, pour mieux les dominer. « Comment voulez-vous qu’il fît, répond Jean-Pierre Gabriel. Après la guerre régnait encore le couvre-feu et beaucoup de fidèles, qui restaient prier tard le soir, se laissaient surprendre… »

Une jeune femme affirme à un reporter avoir été retenue trois jours contre sa volonté. La rumeur enfle de jour en jour. On finit par écrire que Moon et ses disciples pratiquent l’amour collectif.

Les Églises protestantes mobilisent leurs fidèles contre la nouvelle secte. L’affaire devient un sujet de préoccupation national. Car la petite secte a beaucoup grandi depuis l’affaire d’Ewha. En nombre et en qualité. Une photo de l’époque nous montre Sun Myung Moon, vêtu du blouson et du pantalon bon marché qu’il traîne depuis son arrivée à Séoul, entouré de fidèles apparemment plus prospères. Ils sont plus d’une trentaine et arborent des tenues qui dénotent leur origine citadine et bourgeoise : costume sombre et cravate pour les hommes, tailleurs et jupes pour la plupart des femmes. Seules quelques vieilles dames se drapent dans leur tunique traditionnelle.

À l’évidence, le recrutement a changé. Ce sont des intellectuels et des bourgeois qui viennent maintenant grossir les rangs moonistes. L’inquiétude gagne donc des milieux influents.

Le 4 juillet 1955, le gouvernement de Syngman Rhee fait arrêter Sun Myung Moon et quatre membres de la direction de l’Église, dont Won-Pil Kim et Hyo-Won Eu. Une fois de plus, personne ne s’accorde sur les charges retenues contre lui. Le grand journal Dong-A Ilbo parle de « violation de la loi sur le service militaire* » et de « détention illégale de personnes ». Un rapport du gouvernement américain de 1976, citant la police coréenne, avance un autre chef d’inculpation : « Pseudo-religion et faux documents officiels. »

* Sun Myung Moon semble effectivement y avoir échappé.

Jean-Pierre Gabriel suggère une autre hypothèse : « Beaucoup de gens se liguèrent contre le Mouvement. Pour calmer les esprits, le gouvernement fit arrêter Sun Myung Moon [… ] et commencer une enquête pour vérifier le bienfondé de toutes les rumeurs… »

Le tribunal ne retiendra aucune charge contre lui et, le 4 octobre 1955, attendu par ses fidèles en liesse, il quittera la prison, un immense sourire aux lèvres…

Innocenté certes, mais absolument pas lavé de tout soupçon.

L’opinion publique et la bourgeoisie coréenne garderont un souvenir trouble de cet épisode. À peine connue, l’image de l’Église est déjà floue. Malgré de fulgurants progrès dans les vingt années qui suivront, l’Église de l’Unification ne vaincra jamais la sourde méfiance de l’establishment chrétien.

 

Une recrue majeure

Pourtant, en cette année 1955, l’avenir se présente sous les meilleurs auspices. Le procès a en effet éclipsé un événement majeur : après une percée remarquée dans les milieux universitaires, la Famille va discrètement s’infiltrer dans les cercles militaires. Grâce à Young-Oon Kim — encore —, Sun Myung Moon va rencontrer l’homme qui fera du Mouvement la puissance politique que l’on connaît aujourd’hui.

Chassée de l’université d’Ewha, le professeur mooniste s’est en effet mis en quête d’un nouvel emploi. Ses relations l’ont orientée vers le quartier général des Forces américaines stationnées en Corée. Elle y trouve une place de secrétaire-interprète. Dans son bureau travaille un jeune major qui, lui aussi, parle très bien l’anglais. Son nom sera bientôt aussi célèbre que celui de Moon : Bo Hi Pak. Le professeur Kim a tout le temps de l’initier à la doctrine de l’Unification.

Le jeune officier est très vite introduit dans le saint des saints, la pharmacie traditionnelle de Tong Hwa Dong, tenue par des sympathisants, qui est entre-temps devenue le principal centre d’évangélisation de Séoul. Il fait preuve de beaucoup de zèle. Et quand l’Église, grâce aux dons de ses membres les plus fortunés, achète sa première propriété, en banlieue, et s’y installe, Bo Hi Pak franchit le pas : il vend sa maison, en profite pour gratifier la Famille d’une somme rondelette et loue une modeste chambre tout près du nouveau centre. Il s’intègre peu à peu à la communauté, n’hésitant pas à s’acquitter des travaux les plus humbles : on le verra, à ses débuts, nettoyer les toilettes de la maison commune.

Officiellement, il adhère au Mouvement en 1957.

L’arrivée de Bo Hi Pak aux côtés de Moon bouleverse les plans de l’Église de l’Unification. Car avec lui se rapprochent du « Nouveau Messie » d’autres jeunes turcs de l’armée, appelés à jouer un rôle important dans l’histoire de leur pays. Deux d’entre eux, tout aussi à l’aise en anglais que Bo Hi Pak, seront bientôt les hommes de confiance de Kim Jong-Pil, l’architecte du coup d’Etat de 1961 qui chasse Syngman Rhee du pouvoir et le remplace par le colonel Park Chung Hee. Contrairement à Bo Hi Pak, ils ne feront pas rapidement carrière dans l’organisation mooniste, mais, sympathisants actifs de l’Église dès la fin des années cinquante, ils lui ouvriront les portes du pouvoir.

Le plus actif s’appelle Sang-In Kim, surnommé Steve Kim. Au lendemain du coup d’Etat du 15 mai 1961, il quitte l’armée pour rentrer à la KCIA — la CIA coréenne — que le Premier ministre Kim Jong-Pil vient de fonder avec l’accord du président Park, lui-même un ancien des services de l’armée.

Le nouveau gouvernement mise beaucoup sur ces nouveaux services secrets pour combattre l’« ennemi intérieur » et travailler à la consolidation de la base politique du régime.

Steve Kim — à la ville un proche de Bo Hi Pak — sera jusqu’en 1966 l’interprète et l’aide de camp de Kim Jong-Pil. Il l’accompagnera à l’étranger, aux États-Unis en particulier, et se révélera un intermédiaire discret mais efficace entre l’Église de l’Unification et le gouvernement coréen. L’appareil de la KCIA le récupérera plus tard pour lui confier les liaisons avec la CIA américaine, avant de le nommer chef d’antenne à Mexico.

Autre recrue de la Famille, Han Sang-Keuk — dit Bud Han — devient lui aussi assistant de Kim Jong-Pil. Un homme à qui le nouveau gouvernement est prêt à confier ses secrets les plus intimes puisque le président Park l’utilise comme interprète lors de sa rencontre capitale avec John F. Kennedy, en novembre 1961, sept mois seulement après son arrivée au pouvoir. Beaucoup plus tard, Bud Han commencera une carrière diplomatique. Son premier poste d’ambassadeur sera Oslo.

Dernier officier « plein d’avenir » converti au moonisme à la fin des années cinquante : Han Sang-Kil. La KCIA fera aussi appel à lui et le détachera à Washington comme attaché militaire à l’ambassade.

Pendant les longues années où ils occuperont des fonctions officielles, ces trois hommes travailleront dans l’ombre pour l’Église, en veillant bien à ne pas dévoiler leur appartenance au Mouvement de l’Unification.

Leur mission accomplie, ils rejoindront l’état-major mooniste aux États-Unis. Les postes que Moon leur a confiés aujourd’hui confirment de manière éclatante l’importance de leur engagement dans la Famille : Steve Kim seconde Bo Hi Pak à la tête du groupe de presse américain, le News World Communication Inc. ; Bud Han l’assiste à la direction du plus prestigieux journal du groupe, le Washington Times ; Sang-Kil Han, enfin, se consacre au « Maître » : il tient son secrétariat particulier et supervise l’éducation de ses enfants. Il fait aussi partie — c’est la distinction suprême au sein de l’Église — du petit groupe de dignitaires qui organisent les grandes cérémonies religieuses comme les mariages collectifs. On le retrouve ainsi, aux côtés de Bo Hi Pak et de Won-Pil Kim, le premier disciple, dans le comité qui préside aux noces monstres de juillet 1982 au Madison Square Garden de New York.

La haute direction de l’Église compte donc aujourd’hui trois anciens agents avérés de la CIA coréenne.

Bo Hi Pak, leur ami avant de devenir leur supérieur en religion, accédera, lui aussi, juste avant le coup d’Etat, à un poste clef de la politique coréenne : attaché militaire à Washington. Le nouveau gouvernement le confirmera dans ses fonctions. Il quittera la carrière en 1964 pour se consacrer aux activités politiques de l’Église.

 

Reconnaissances officielles

Mais revenons aux origines : au contact de Bo Hi Pak et de ses recrues, Moon se politise. L’aversion primaire qu’il nourrit pour ses anciens geôliers de Heungnam trouve un fondement chez ces jeunes gens qui défendent la patrie contre les « rouges » et fréquentent l’état-major du « sauveur » américain. Il comprend aussi que personne ne peut devenir influent en Corée sans apparaître comme un leader anticommuniste crédible et efficace.

C’est à cette époque que le docteur Eu, le théoricien de l’Église, commence à travailler sur l’hypothèse qui fera toute l’originalité des « Principes divins » : le communisme est l’ennemi de Dieu. La première version, en coréen et en anglais, des « Principes divins » voit le jour en juillet 1957.

Moon réalise aussi que, pour être considéré par l’establishment, très méfiant à son égard depuis l’affaire d’Ewha, il lui faut se rendre indispensable. C’est-à-dire disposer d’une organisation nombreuse, riche et puissante, qu’il puisse rapidement mettre au service de la croisade anticommuniste. Une organisation qui jouira d’importants appuis dans les deux pays « tuteurs » de la Corée : le Japon et les États-Unis.

Voilà pourquoi, en juillet 1957, alors que l’Église est encore embryonnaire à Séoul, il lance simultanément une mission au Japon et dans cent vingt villes et villages de Corée du Sud. Deux ans plus tard, le professeur Young-Oon Kim et un autre membre fondateur de l’Église partent à la conquête des États-Unis.

La lente maturation politique de Sun Myung Moon va de pair avec la consolidation des structures de l’Église : fin 1959, une trentaine de centres d’évangélisation sont établis dans tout le pays ; en mars 1960, le « Nouveau Messie » donne un éclat tout particulier à son mariage avec Hak Ja Han, présenté aux fidèles comme la seule union bénie par Dieu depuis l’échec du couple originel Adam et Eve ; une semaine plus tard, c’est au tour de trois disciples des premiers jours de convoler en justes noces, jetant ainsi les bases de la « Famille unifiée », la famille idéale rêvée par Dieu quand il créa Adam et Eve…

La communauté se hiérarchise. Une discipline de fer y fait son apparition avec l’introduction des premiers rites comme le jeûne obligatoire de sept jours pour les nouveaux convertis. Tout est prêt pour que, la chance aidant, l’Église vole de victoire en victoire.

La nouvelle du coup d’État Park Chung Hee ravit les moonistes américains. Ils ne sont pas très nombreux, mais plusieurs têtes pensantes du Mouvement sont déjà au travail aux États-Unis en ce mois de mai 1961 béni des dieux. Bo Hi Pak est à l’ambassade à Washington, David Kim prêche à New York et le professeur Young-Oon Kim s’apprête à fonder officiellement l’Église en Californie. Le terrain y est favorable. La côte Ouest, tournée vers l’Extrême-Orient, compte en effet une importante population japonaise et coréenne. Madame Kim vient d’ailleurs de recevoir le renfort de Sang-Ik Choi [Papasan Choi; Nishigawa Masaru en Japon], le dynamique missionnaire qui, en moins de quatre ans, a fait de la Famille nippone l’égale de sa sœur coréenne. À des milliers de kilomètres de Séoul, ils échappent à la surveillance hostile des Églises protestantes coréennes, de plus en plus inquiètes des progrès moonistes dans leur pays.

C’est donc sur le sol américain — ô symbole — que vont se nouer les premiers contacts entre le nouveau gouvernement coréen et l’Église de l’Unification. L’occasion s’en présente rapidement. Après la rencontre Park-Kennedy, la Maison-Blanche invite le Premier ministre Kim à visiter les États-Unis en 1962.

Attaché militaire à l’ambassade, Bo Hi Pak participe à la préparation du voyage et accompagne quelques jours la délégation officielle. Il y retrouve son « frère » mooniste Steve Kim, le conseiller-interprète de Kim Jong-Pil. Les deux hommes profitent d’une escale en Californie pour organiser une discrète rencontre entre le Premier ministre et les dignitaires de l’Église installés à San Francisco. Kim confesse sa sympathie pour les objectifs anticommunistes du Mouvement et s’engage à l’appuyer politiquement, tout en précisant qu’il ne pourra le faire ouvertement.

C’est un tournant dans vie du Mouvement. Les effets de l’entrevue se font rapidement sentir. Dès l’année suivante, par exemple, l’Église de l’Unification est reconnue par le gouvernement. Les autorités lui accordent le statut d’association à but non lucratif exemptée d’impôts. Après bien des hésitations : la procédure, entravée par le ministre de l’Education sous la pression des milieux protestants, ne sera débloquée que par l’intervention de l’entourage du Premier ministre.

La même année, à Washington, Bo Hi Pak obtiendra pour l’Église l’exemption fiscale de l’Etat de Virginie sur présentation d’une lettre officielle attestant qu’elle est bien « une religion chrétienne reconnue en Corée ». Le signataire de la missive — ambassadeur aux États-Unis et futur Premier ministre de Corée — prendra en l’occurrence quelques libertés avec l’histoire, la Famille n’étant reconnue que beaucoup plus tard — en 1970 — par les catholiques et les anglicans, les protestants se refusant, jusqu’aujourd’hui, à lui conférer le label chrétien. L’étroite collaboration que moonistes et gouvernementaux développeront jusqu’en 1975 devra toujours tenir compte de cette hostilité latente de la bourgeoisie protestante, très influente elle aussi dans les milieux militaires.

Ne pouvant travailler ensemble au grand jour en Corée, ils vont utiliser les services d’une association d’amitié américano-coréenne, domiciliée à Washington, pour mettre en œuvre leurs projets communs.

Par ce biais, Sun Myung Moon va faire irruption dans la vie politique de son pays comme jamais aucun autre prophète avant lui.


 

9. De l’Église à l’Internationale

Le sourire d’Ike, l’œil de la CIA

La Fondation coréenne pour la culture et la liberté, communément désignée sous son sigle anglais de KCFF, est créée en 1963. Son « inventeur » et principal animateur est bien entendu l’inévitable colonel Bo Hi Pak, qui s’affirme dès cette époque comme le véritable patron politique de l’Église.

Toujours attaché à l’ambassade de Washington, il préfère, par souci de discrétion et d’efficacité, ne pas apparaître dans la liste des directeurs-fondateurs de l’organisation. Officiellement, la KCFF est dirigée par des personnalités américaines et coréennes soucieuses de renforcer les liens entre leurs deux pays, dont un amiral, ancien chef des opérations de l’US Navy, et un ambassadeur coréen à la retraite. On saura beaucoup plus tard que Bo Hi Pak a glissé parmi eux deux membres de la Famille, Jhoon Rhee et Robert Roland, à qui l’habile colonel confie, dès 1964, que l’objectif de la Fondation est bien de gagner fonds et influence pour le compte de l’Église.

Les statuts de la KCFF n’en soufflent mot, se contentant d’égrener de pieuses résolutions, communes à toutes les bonnes œuvres du genre : cultiver le souvenir des Américains « morts pour la cause de la liberté en Corée », promouvoir les échanges littéraires et artistiques, favoriser la compréhension, le respect et l’amitié entre citoyens des deux pays…

La cause paraît si noble et si peu compromettante que deux prestigieux parrains acceptent de lui prêter leurs noms : les ex-présidents Truman et Eisenhower sont nommés à la présidence d’honneur de la KCFF en 1964. Ils y rejoignent l’honorable Kim Jong-Pil, sans trop se poser de questions sur ce voisinage. Peut-être ne savent-ils pas qu’il a la haute main sur la CIA coréenne…

À peine constituée, l’association va changer de cap. Fin 1963, une première brochure proposait aux éventuels donateurs de financer des projets culturels. Quelques mois plus tard, un nouveau dépliant annonce aux membres que la KCFF veut s’opposer à une « nouvelle agression communiste en Asie ».

L’idée de Kim Jong-Pil et de Bo Hi Pak est simple : mettre les moyens moonistes en hommes et en argent au service du développement de la propagande anticommuniste souhaité par le nouveau gouvernement de Séoul ; en échange de quoi l’exécutif coréen devrait faciliter la croissance de la Famille. Les conseillers moonistes de Kim Jong-Pil, Steve Kim et Bud Han, s’échineront à mettre en œuvre ce gentlemen’s agreement.

Le premier projet soumis à la KCFF annonce la couleur : le gouvernement de Séoul encourage la construction dans sa capitale d’un imposant complexe immobilier, baptisé Freedom Center (Centre de la Liberté). Il accueillera les grandes conférences organisées par l’APACL, la Ligue anticommuniste des peuples d’Asie, une internationale régionale fondée à l’initiative des régimes pro-américains du Sud-Est asiatique, et en hébergera le siège.

L’APACL a déjà obtenu un important cofinancement officiel. Mais cela ne suffit pas, et l’argent des riches anticommunistes américains serait le bienvenu. Kim Jong-Pil insiste donc pour que la KCFF s’associe au projet. Bo Hi Pak et Robert Roland ont tôt fait, dès lors, de convaincre leur bureau d’affecter les premières donations au Freedom Center. Moon et son adjoint ont compris qu’il s’agit là d’une occasion inespérée de pénétrer les milieux dirigeants anticommunistes et de s’y faire valoir.

La CIA américaine, qui observe discrètement toutes ces manœuvres, ne s’y trompe pas. Malgré la présence à la tête de l’association de prestigieux Américains peu suspects d’appartenir à l’Église de l’Unification, elle affirme dans un rapport interne de décembre 1964 que Bo Hi Pak est le « réel leader » de la KCFF et qu’il ne tardera pas à s’y consacrer officiellement et à plein temps. Le colonel quitte en effet son poste à l’ambassade fin 1964 et rejoint Séoul où il obtient, grâce à ses appuis et tout à fait exceptionnellement, sa mise à la retraite anticipée de l’Armée.

Il prend immédiatement la vice-présidence de la KCFF et profite de son séjour dans la capitale pour s’entretenir de ses projets, au plus haut niveau, avec le Premier ministre, le patron de la garde présidentielle et le ministre de l’information. Il retourne aux États-Unis en janvier 1965, curieusement muni d’un passeport diplomatique alors qu’il n’exerce plus de charge officielle. Pendant trois ans, il va travailler bénévolement pour l’association. L’Église, pour la première fois, le prend en charge. Il partage alors l’appartement de Jhoon Rhee, personnage encore peu connu mais fascinant, maillon essentiel de la chaîne mooniste aux États-Unis : le grand public découvrira dix ans plus tard qu’il dirige l’une des plus grandes écoles d’arts martiaux du pays, comptant, de la côte Ouest à New York, des millions de licenciés en judo, aïkido, karaté et tae-kwondo. Inutile de préciser qu’il sera spécialement chargé de mettre sur pied les services d’ordre musclés dont l’Église aura besoin, aux quatre coins du monde, lorsqu’elle se lancera ouvertement dans l’action politique.

Sous la direction effective de Bo Hi Pak et Jhoon Rhee, l’association s’engage encore plus directement dans la collaboration avec le gouvernement coréen et ses services secrets.

L’initiative la plus marquante de ces années soixante est sans doute la création de Radio Free Asia, sur le modèle de Radio Free Europe contrôlée, elle, par la CIA américaine. Bo Hi Pak négocie directement, ou par l’intermédiaire de ses « frères » en poste à la centrale coréenne, avec le second directeur de la KCIA, le général Kim Hyung-Wook*.

* Le premier étant Kim Jong-Pil.

Pourquoi avec lui et pas avec le ministre de l’Information ? « Parce que les activités de la propagande anticommuniste étaient placées sous ma juridiction… et parce que, bien sûr, j’avais un poste influent », dira le général, en 1977, à une sous-commission de la Chambre américaine enquêtant sur les relations américano-coréennes*.

* Le rapport de cette commission, connu sous le nom de rapport Fraser, est l’une des sources importantes de ce chapitre. Il sera à l’époque vivement critiqué par l’Église (cf. chapitre 14).

Bo Hi Pak obtient que la radio (ROFA) utilise gratuitement les installations de la radio nationale KBS, et particulièrement ses émetteurs ondes courtes, puisque l’ambition de la ROFA est de porter la bonne parole jusqu’au cœur de la Chine ou du Nord-Viêtnam. Ce qui fait dire à la CIA américaine, dans un autre rapport daté de mars 1967 : « Le 7e bureau (guerre psychologique) de la CIA coréenne contrôle les activités et les programmes de Radio Free Asia. »

« Le gouvernement coréen avait peu d’argent pour réaliser ce genre de travail… », avouera le général Kim Hyung-Wook. Il a donc accueilli avec enthousiasme l’idée de Bo Hi Pak de faire financer les émissions ondes courtes en direction des pays communistes voisins par les traditionnels « sponsors » des causes conservatrices américaines. La KCFF a, de ce point de vue, très bien fait les choses : 60 000 personnalités nationales et locales ont reçu des appels de fonds signés de la main de vedettes d’Hollywood, des ex-présidents Truman et Eisenhower ou de congressistes en vue.

La KCIA tient cependant à contrôler sur place, à Séoul, le contenu des programmes. Les deux premiers directeurs de la radio sont donc d’anciens collaborateurs de Kim Jong-Pil, le précédent directeur de la centrale. L’inauguration des locaux et l’ouverture de l’antenne en août 1966 donnent une nouvelle fois l’occasion à Bo Hi Pak de rencontrer de hauts responsables de l’État.

 

Fructueuse idylle

La KCFF et Radio Free Asia ne fonctionnent cependant pas à sens unique. Si elles facilitent la pénétration mooniste en Corée, elles permettent aussi au président Park Chung Hee de soigner son image de marque aux États-Unis.

Profitant, par exemple, de ce que la radio multiplie ses attaques contre le Nord-Viêtnam et lance appel sur appel pour la libération des prisonniers américains — particulièrement ceux que l’on qualifie de missing in action, les disparus au combat —, le président coréen va s’adresser, par l’intermédiaire de l’association, aux milliers de souscripteurs américains de la radio, très sensibilisés au problème des boys disparus, mais aussi — ce qui fera scandale — à de nombreux congressistes.

20 000 lettres signées Park Chung Hee sont postées par la KCFF. Leur contenu ne laisse aucun doute sur le but de la manœuvre : consolider les positions du régime de Séoul — très attaqué sur le terrain des droits de l’homme — au sein de la Maison-Blanche et du Capitole. « À l’occasion des débuts du programme viêtnamien de Radio Free Asia consacré aux prisonniers de guerre, écrit le président, permettez-moi de vous exprimer, de tout cœur, mes félicitations pour votre généreux appui à cette initiative très utile pour la cause de la liberté… M. Bo Hi Pak, directeur exécutif de Radio Free Asia, m’a dit votre intérêt personnel pour la Corée et votre noble volonté de combattre pour la liberté. Aucune autre nation sur cette Terre n’est plus engagée dans ce combat sacré que la Corée. L’hostilité des voisins communistes qui nous entourent continue de croître… »

La lettre du président s’inscrit dans le cadre d’une vaste opération de lobbying lancée par Séoul au début des années soixante-dix pour gagner ou acheter la sympathie des dirigeants américains.

Les méthodes utilisées pour arriver à cette fin, et en particulier les pots-de-vin généreusement distribués dans les allées du pouvoir, finiront par faire scandale. On le baptisera du joli nom de « Koreagate ». Il justifiera, en 1977, la nomination d’une commission d’enquête de la Chambre des représentants sur les relations coréano-américaines. Le volumineux rapport qu’elle produira en 1978 — dit rapport Fraser — jettera pour la première fois en pâture à la presse l’histoire des relations intimes entre l’Église de l’Unification et le gouvernement Park. Ce sera la première alerte sérieuse pour les moonistes aux États-Unis. Après la démission de Nixon et la défaite au Viêtnam, la présidence Carter sera décidément bien noire pour ces partisans d’une Amérique forte et conquérante.

Le rapport apportera bien d’autres révélations. En 1971, Bo Hi Pak et la KCFF financent et supervisent la rédaction d’une biographie de Park Chung Hee dont ils soumettent directement les épreuves au président lors d’un nouveau voyage à Séoul. La même année, ils obtiennent du gouvernement coréen l’autorisation de vendre aux États-Unis, pour leur propre autofinancement, des pièces de monnaie commémoratives, propriété de l’Etat coréen.

Sun Myung Moon, qui n’apparaît jamais directement lié à ces opérations, résumera avec bonheur le sentiment de la Famille sur le président Park et cette fructueuse collaboration : « Dieu a créé un nouveau et puissant leader : l’actuel président de Corée. Il a aussi établi un nouvel ordre dans notre société alors qu’y régnait la confusion et que le pays faisait face à une possible invasion du Nord communiste en 1961 ! […] Dans ce monde chaotique, le gouvernement coréen est à nos côtés. Il nous demande conseil et nous prie d’agir […]. Il est favorable à notre Mouvement. »

Toute la stratégie du « Nouveau Messie » est inscrite dans ces déclarations triomphantes de 1974-1975. Il serait en effet puéril de voir dans l’Église de l’Unification un simple instrument docile de la CIA coréenne. Car Moon se sert aussi du gouvernement coréen pour acquérir la dimension internationale qui lui fait encore défaut.

La consécration viendra en 1975 quand deux des plus hautes autorités de l’Etat coréen accueilleront le « Nouveau Messie » et son état-major avec autant d’égards qu’un chef de gouvernement étranger en visite privée. Le président de l’Assemblée nationale honorera de sa présence un somptueux banquet donné à Séoul en l’honneur de Sun Myung Moon, et Kim Jong-Pil, alors Premier ministre, s’entretiendra officiellement avec la direction de l’Église de l’Unification, quatre mois avant le meeting monstre où des milliers de moonistes jureront de donner leur vie, si nécessaire, pour la défense de la Corée du Sud, qualifiée dans la presse du Mouvement, à l’époque, de « patrie de leur foi ».

 

Les Petits Anges

Le soutien matériel et financier de Séoul à la KCFF permet par ailleurs aux stratèges moonistes de nouer rapidement, dans les cercles dirigeants occidentaux, des liens inhabituels pour une petite secte du tiers monde.

Pour mener à bien cette opération de relations publiques internationales, Sun Myung Moon et Bo Hi Pak misent — dès 1962 — … sur une troupe folklorique, montée par l’Église, dont le propos avoué est de faire aimer et connaître la culture et les traditions coréennes à l’étranger. Le calcul n’est pas aussi scabreux qu’il peut paraître.

Promouvoir les « Petits Anges » — c’est le nom du ballet — est, à l’origine, la première tâche que s’assigne la KCFF. Les membres non moonistes de l’association ne se doutent pas alors que les Petits Anges — de l’avis unanime, des enfants charmants et talentueux — sont les ambassadeurs de la Famille. Le nom de leur fondateur n’apparaîtra sur les programmes du spectacle que dix ans plus tard, quand la troupe jouira d’un prestige international. Dwight Eisenhower la parrainera donc, comme il parraine la KCFF. L’association publiera même dans la presse coréenne, avec l’accord de Bo Hi Pak, des communiqués démentant les rumeurs associant les « Petits Anges » à l’Église.

L’idée de Bo Hi Pak est de faire jouer ces enfants sur les plus prestigieuses scènes du monde, lors de soirées de gala attirant invariablement les élites politiques locales. Au cours d’un séminaire interne consacré, en 1973, à la stratégie de l’Église, Sun Myung Moon expliquera, encore une fois sans fard, comment opèrent les « Petits Anges » : « Par exemple, dira-t-il, à travers la tournée couronnée de succès de notre ballet au Japon, nous avons permis à la Fondation de gagner la sympathie des personnels des ambassades en poste au Japon, et à travers eux nous pouvons influencer leurs nations respectives […]. Grâce à la réputation qu’ils ont gagnée dans d’autres pays, les Petits Anges sont susceptibles d’être invités par un Premier ministre à sa résidence ou par des rois et des reines dans leurs palais, accédant ainsi à la connaissance des peuples de ces pays. […] Si nous “piquons” au moins vingt sénateurs dans chacun de ces pays, nous pourrons organiser un groupe puissant. Avec dix nations nous rassemblerons deux cents personnalités de haut rang que M. Kuboki [le chef de l’Église et de sa branche politique au Japon, NdA] pourra alors inviter. Les partis politiques japonais seront très impressionnés par ce qu’il réussit à faire… »

Mais l’ambition que le « Nouveau Messie » nourrit pour ses Petits Anges est coûteuse. L’Église coréenne, au début des années soixante, n’a pas encore l’assise financière indispensable au montage de l’opération. Il faut donc la faire *

cofinancer par les États-Unis et surtout par le gouvernement coréen. La KCFF s’acquittera brillamment de cette tâche.

Pendant dix ans, le ballet mooniste va bénéficier des largesses de Séoul : le chef de la garde présidentielle le logera gratuitement dans un local appartenant à l’administration, puis le gouvernement cédera à l’Église, à un prix très intéressant, le terrain où sera construit l’école des Petits Anges. La Famille en fera un projet éducatif modèle. Il compte aujourd’hui en plus du centre artistique originel, trois collèges secondaires, et forme près de 4 000 enfants de sept à quinze ans aux disciplines habituelles et… aux « Principes divins ».

La KCFF obtiendra surtout de son allié qu’il finance plusieurs tournées spectaculaires à l’étranger : au Mexique, pendant les jeux Olympiques de 1968, en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient, en Afrique, en Turquie pour le cinquantième anniversaire de son indépendance.

L’Église annoncera fièrement, en 1979, que la troupe — officiellement présentée comme mooniste depuis cinq ans — a donné 1 600 représentations, s’est produite au cours de 200 émissions télévisées et « devant trente chefs d’Etat et leurs invités ».

 

Le tournant stratégique

Tant de succès pourraient occulter une réalité moins souriante : au début des années soixante-dix, Sun Myung Moon et Bo Hi Pak sont bien forcés de constater que leur objectif initial — devenir l’une des principales forces de Corée — est loin d’être atteint.

Nous l’avons dit, l’hostilité des milieux protestants ne faiblit pas. Le Conseil national des Églises (réformées) refuse, en 1970, d’accueillir l’Église de l’Unification et condamne vivement catholiques et bouddhistes qui, eux, reconnaissent la Famille. D’autre part, pour fructueuse qu’elle soit, l’idylle avec les militaires reste une aventure discrète.

Aussi les initiatives publiques et « ouvertes » de l’Église ne rencontrent-elles pas toujours toute la sympathie escomptée.

L’une d’elles, sur laquelle nous reviendrons en détail (cf. chapitre 17), mérite déjà d’être évoquée. Encouragé par la réussite de Radio Free Asia, Moon lance, en 1968, un mouvement ayant pour ambition de fédérer toutes les forces antimarxistes du pays sous la bannière divine. L’Église publie parallèlement le premier ouvrage définissant clairement sa position sur ce sujet, intitulé Communisme, critique et contre-proposition. Une sorte d’anti-Capital, prenant le contre-pied des concepts de base sur lesquels repose le marxisme.

La nouvelle organisation s’appelle « Victoire sur le communisme » et s’appuie sur l’infrastructure des dizaines de communautés religieuses disséminées à travers le pays. Son président, Yong-Suk Choi, est l’un des révérends qui veillent sur le dogme. Jusqu’en 1975, elle va mobiliser l’essentiel des énergies moonistes, multipliant conférences et séminaires dans les grands hôtels de la capitale et de la province, tentant d’imposer l’image d’un Sun Myung Moon « sauveur providentiel » face à la menace rouge.

Des officiers, des fonctionnaires, en tout des dizaines de milliers de personnes passeront par ces centres de formation. L’Église revendiquera plus tard des millions d’adhérents pour l’organisation. « Victoire sur le communisme » connaîtra son jour de gloire le 7 juin 1975, avec la tenue du grand meeting de Séoul : un million de personnes viendront y écouter le révérend Moon.

Ces chiffres ne peuvent cependant masquer un échec : l’organisation ne réussira jamais à détrôner la section locale de la Ligue anticommuniste mondiale, l’internationale fondée en 1967 avec l’appui des gouvernements proaméricains du Sud-Est asiatique et d’Extrême-Orient.

Et le soutien ponctuel des services secrets ne compensera jamais l’opposition déclarée de certains cadres supérieurs de l’armée. Le gouvernement reconnaîtra et appuiera officiellement la Ligue anticommuniste mondiale ; il n’osera jamais s’engager aux côtés de « Victoire sur le communisme ».

L’Église lui est certes très utile pour polir son image aux États-Unis à partir de 1970, alors que le gouvernement américain commence à parler de retrait de ses forces stationnées en Corée. Mais lorsqu’en 1976 éclate le scandale du « Koreagate » et qu’apparaît clairement le rôle de la KCFF et des moonistes dans le dispositif coréen aux États-Unis, Séoul n’hésite pas à lâcher le « Nouveau Messie » devenu, soudain, très encombrant. Pour tenter de faire oublier près de vingt ans d’amours clandestines, le régime Park Chung Hee prend coup sur coup, en 1977, quelques mesures spectaculaires contre l’Église : les visas de sortie des Petits Anges sont bloqués et Won-Pil Kim, le premier disciple de Moon — promu président d’une société pharmaceutique contrôlée par la Famille —, est frappé d’un retentissant redressement fiscal. Séoul éprouve déjà suffisamment de mal à justifier le renforcement de sa dictature pour s’embarrasser du fardeau mooniste.

Sun Myung Moon et Bo Hi Pak n’ont pas attendu ce tardif lâchage pour comprendre que leur avenir politique est bouché en Corée. Dès 1970, la décision est prise : Sun Myung Moon s’installera aux États-Unis et l’Église tentera de bâtir son empire à partir de l’Amérique. Le prophète ne tiendra pas la promesse faite aux premiers fidèles : restaurer le Royaume de Dieu en Corée, dès 1974, au terme de deux « cours de sept ans » consacrés respectivement à « restaurer » la Famille et la nation. Il n’abandonne certes pas le rêve fou de revenir un jour dans son pays en triomphateur, mais il sait désormais que la route sera longue.

Ce tournant stratégique le contraint à une révision théorique majeure. Désormais les théologiens de l’Église travailleront sur une nouvelle hypothèse : Dieu, dans sa Providence, a choisi l’Amérique pour réaliser son projet planétaire.

Sun Myung Moon touche le sol de sa nouvelle patrie le 18 décembre 1971. Une Famille déjà très structurée l’y attend, prête à se lancer dans le combat politique. Reste à trouver les fonds pour financer cette nouvelle aventure.

Il va y investir les bénéfices, en constante progression, du groupe industriel bâti en Corée et au Japon dès la fin des années cinquante. La multinationale, épousant le virage de 1971, se consolidera bientôt aux États-Unis et en République fédérale d’Allemagne. Car, dès les origines, le prophète s’est battu pour assurer « le fondement économique de la Famille ».

Et il s’est montré, sur le terrain des affaires, encore plus habile manœuvrier que dans les coulisses politiques.


10. La naissance de la multinationale

Au commencement était le fusil…

La première entreprise que crée la Famille en Corée porte un nom symbolique : Yewha Shotgun. Elle fabrique des fusils à air comprimé. Commercialement, l’idée est bonne. Nous sommes en 1959 et le pays connaît un véritable « boom » de la chasse. Financée par les dons de quelques fidèles fortunés, elle débute artisanalement à Inchon, le port de Séoul. Très vite, le succès aidant, elle se transporte dans la capitale et change de raison sociale. Baptisée Tong Il — en coréen Unification —, elle emploie une main-d’œuvre mooniste pratiquement non rémunérée et accumule rapidement les bénéfices.

Malheureusement, le nouveau régime du général Parle interdit bientôt la chasse et la toute nouvelle usine inaugurée en 1966 se voit contrainte de diversifier sa production : elle continue, certes, sa production de fusils à air comprimé, mais commence à fabriquer des pièces de transmission pour automobile.

Là encore, Sun Myung Moon fait preuve d’un flair commercial remarquable pour un homme de Dieu : avant tout le monde dans son pays, bien avant la construction des usines d’assemblage qui feront des véhicules coréens de sérieux concurrents des voitures japonaises, il mise sur l’automobile. Pour l’instant, il travaille à l’exportation vers le Japon. Mais cela ne suffit pas. Malgré l’ingéniosité de ses dirigeants et le le citer, quand en 1964 la KCFF décide de faire sien, en accord avec le gouvernement, le projet de construction du Freedom Center de Séoul. Il est alors conseiller à l’ambassade coréenne à Washington. La correspondance interne de la KCFF témoigne qu’il participera au montage de toutes les opérations politiques de l’association (Freedom Center, Radio Free Asia, biographie du président Park, etc.). Type même du barbouze de haut vol, « Mickey » Kim travaillera aussi pour la garde spéciale du président Park… et pour le « service d’ordre » de l’organisation mooniste. Il devient en effet à la fin des années soixante directeur de l’Association mondiale de karaté contrôlée par l’Église.

« Mickey » prend donc langue avec le directeur de Colt et l’invite à Séoul où le président Park lui propose, en personne, d’aider la Corée à monter sa propre usine de M16. Pour les dirigeants coréens, il est clair que, d’une manière ou d’une autre, Tong Il — qui fournit des fusils à air comprimé et à percussion pour l’entraînement de la défense civile — sera associée à l’opération.

Les négociations seront longues et difficiles. Elles débouchent seulement en 1971 : Colt autorise le ministère de la Défense à produire sur place les fusils nécessaires à l’équipement de son armée. Le fabricant américain pose deux conditions : la nouvelle usine ne sous-traitera aucune pièce et le gouvernement s’engagera à ne pas exporter les fusils fabriqués sous licence.

Cette double interdiction sera tournée : en avril 1973, Tong Il est officiellement classée parmi les entreprises travaillant pour la Défense, et des hommes d’affaires américains, invités par le groupe deux ans plus tard, découvrent que la nouvelle usine mooniste installée à Busan, dans le sud du pays, élabore des pièces moulées pour le fameux M16.

 

Une usine peut en cacher une autre

L’imbrication des services du ministère de la Défense et de Tong Il apparaîtra encore plus clairement en 1977 quand Seong-Kyun Moon, petit cousin du prophète et PDG de l’entreprise, négociera directement avec la direction de Colt Industries la possibilité d’exporter les M16 coréens vers certains pays du tiers monde. Le département d’Etat américain s’opposera à l’époque à cette extension du contrat originel, mais cédera petit à petit au cours des années suivantes. C’est aujourd’hui un secret de polichinelle pour les marchands d’armes internationaux : depuis le milieu des années soixante-dix, la Corée vend le fusil et ses munitions dans le Sud-Est asiatique, au Moyen-Orient et en Amérique latine.

Si la participation de Tong Il à l’élaboration du M16 en dit long sur les relations d’affaires entre moonistes et gouvernementaux, elle ne doit pas occulter le reste de sa production militaire. Cinq ans après avoir accédé au classement « Défense », les usines du « Nouveau Messie » montent tout ou partie de la mitrailleuse lourde M60, du lance-grenades M79 — adaptable au M16 — et de la mitrailleuse antiaérienne Vulcain. Elles assemblent aussi trains et directions des camions utilisés par l’armée coréenne.

Peu d’étrangers ont eu l’occasion de visiter les ateliers d’armement moonistes. Nous en avons retrouvé un, représentant d’une grande multinationale américaine, invité en 1983 à visiter Tong Il. Il garde le souvenir d’une visite étrange. Ses hôtes lui faisaient admirer les installations modernes de l’usine de machines-outils proche de Séoul, quand, soudain, ils l’attirèrent dans un département séparé du corps de l’entreprise par un sas de sécurité. Rien ne l’identifiait de l’extérieur. À l’abri des curieux, on lui présenta alors les ateliers chargés de tester la résistance et la fiabilité des armements fabriqués dans d’autres usines du groupe. On passait ce jour-là au banc d’essai des éléments de mitrailleuse. La visite reprit son cours normal quelques minutes plus tard…

Tong Il produit également, depuis peu, ce que les moonistes baptisent pudiquement, dans leurs documents officiels, « composants d’avions ». Rapprochant cette information des déclarations répétées du colonel Bo Hi Pak selon lesquelles la Famille élabore des matériels militaires « très sophistiqués », nous voudrions avancer une hypothèse : Tong Il a décroché en décembre 1978 une licence de la firme américaine Rockwell. Le contrat porte sur divers éléments de transmission pour camions. Coïncidence, Rockwell construit l’un des chasseurs qui équipent l’aviation militaire coréenne : le Sabre F86.

Nouvelle coïncidence, une filiale du constructeur américain — Rockwell Collins — fournit des composants électroniques aux autres chasseurs en service en Corée : F16 et Phantom. La firme américaine reconnaît avoir été approchée par Tong Il qui souhaitait fabriquer sous licence du matériel militaire et aéronautique. Les moonistes ont même invité l’un des dirigeants de Rockwell à se rendre en Corée, où il a pu vérifier sur place la qualité de leurs installations. Mais jusqu’aujourd’hui, Rockwell a, officiellement, toujours refusé de céder des licences militaires à Tong Il.

Il est cependant probable que les « composants aéronautiques » dont font état les dépliants de Tong Il concernent un ou plusieurs des appareils militaires en service en Corée. La technologie acquise par l’entreprise dans le domaine des pièces en alliages spéciaux — moulées, forgées ou estampées —, lui permettrait en tout cas d’élaborer des trains d’atterrissage ou de monter tout ou partie de l’armement embarqué par ces avions.

Hypothèse tout à fait crédible si l’on en croit l’attaché militaire britannique à Séoul. Interviewé à l’automne 1985, en marge d’une exposition d’électronique militaire, par l’envoyé spécial d’une revue spécialisée dans les problèmes de défense, il confirme que la Famille a des intérêts dans tous les secteurs de l’industrie d’armement en Corée. Parlant des sociétés moonistes qui travaillent directement ou indirectement pour la défense, il ajoute mystérieusement : « J’en ai une liste de deux pages. »

 

Cent fois plus

La vente d’armes rapporte gros à la Famille.

Aucun chiffre, bien sûr, n’est disponible chez Tong Il. Les moonistes se montrent extrêmement discrets sur ce sujet. L’Église reconnaît seulement que son groupe industriel est astreint par la loi coréenne, comme toutes les entreprises métallurgiques du pays, à consacrer une partie de sa production à l’armement. Les porte-parole du Mouvement s’indignent que l’on songe à leur en faire grief : n’est-ce pas une mission sacrée que de participer à la défense de la patrie contre le communisme ?

Malheureusement, pour l’Église de l’Unification, l’argument ne justifie pas l’exportation de certains matériels militaires vers de lointaines dictatures totalement étrangères au conflit Pyongyang-Séoul.

Vers l’Uruguay par exemple, petit pays chéri de Moon où le « Nouveau Messie » a beaucoup investi au début des années quatre-vingt.

C’est le colonel Bo Hi Pak qui a négocié la vente. En échange d’importants investissements que les moonistes s’apprêtent à réaliser dans la presse, l’hôtellerie et la banque, il obtient du gouvernement militaire de l’époque qu’il achète des armes au Mouvement. La conjoncture est doublement favorable. La junte est à la recherche d’investisseurs étrangers pour sortir le pays d’un marasme sans précédent, et elle ne cache pas sa sympathie pour l’anticommunisme virulent de ses interlocuteurs.

Le choix se porte sur une arme ancienne mais éprouvée, baptisée Vulcain : une mitrailleuse multitube, de calibre 30 ou 50, qui peut aussi bien équiper la DCA qu’être montée sur des chasseurs subsoniques. L’US Air Force en a d’ailleurs doté ses avions spécialisés dans la destruction de chars. Le Vulcan Gun est originellement conçu et fabriqué par le département armement du géant américain General Electric.

Les Coréens — les moonistes en particulier — en sont devenus constructeurs dans des conditions aussi particulières que significatives : au début des années soixante-dix, quand le gouvernement américain décide de soutenir la politique d’autosuffisance définie par Séoul, la Maison-Blanche fait pression sur les grands manufacturiers aux États-Unis pour qu’ils autorisent la Corée à fabriquer entièrement certaines armes américaines sous licence.

Certains se font tirer l’oreille pour des raisons strictement commerciales. C’est le cas de Colt pour son M16… et de General Electric pour son Vulcain. Si Colt finit par passer un accord avec Séoul, General Electric et d’autres s’entêtent.

Le Pentagone fait alors parvenir les plans de ces armes aux Coréens. Le Vulcain est dans le lot. Le gouvernement de Séoul, à son tour, en confie la fabrication à DaeWoo, le plus grand conglomérat industriel du pays, et à ses amis moonistes de Tong Il. La direction de General Electric a fait officieusement savoir depuis qu’elle n’a jamais donné son agrément à Tong Il et à DaeWoo. L’affaire a d’ailleurs fait beaucoup de bruit chez les fabricants militaires aux États-Unis.

Bo Hi Pak propose donc à l’état-major uruguayen de lui fournir des Vulcain. Rien ne perce sur cette négociation secrète jusqu’au départ des militaires après les élections de novembre 1984. Mais, début 1985, un cameraman qui travaillait, avant la chute de la dictature, pour la Direction nationale des relations publiques du gouvernement militaire nous fait quelques confidences : il avoue avoir réalisé, sous la direction du colonel Bo Hi Pak, un film publicitaire vantant les mérites du Vulcan Gun. Le bras droit de Moon l’a présenté à la junte des commandants en chef qui a donné son accord pour la signature du contrat. Le colonel lui parle à l’époque — en 1981 — d’un montant total de 15 millions de dollars…

Des sommes qui aident à comprendre comment Tong Il a pu multiplier son chiffre d’affaires par dix en trois ans — de 1972 à 1975 — après avoir été officiellement classée « industrie travaillant pour la défense », et par cent depuis lors…

 

Objectif : République fédérale d’Allemagne

Le siège de Tong Il Company Ltd — la « Compagnie de l’Unification » — ne laisse planer aucun doute sur sa puissance : vingt étages de glaces et de béton plantés au cœur de Séoul, surplombant un hall majestueux.

De son bureau qui domine la ville, le président Seong-Kyun Moon peut affirmer — l’œil satisfait derrière ses larges lunettes de vue — que son groupe est « leader de l’industrie lourde coréenne ». En Corée seulement, il possède quatre usines : machines-outils, pièces pour l’automobile, pièces forgées et pièces moulées. Les deux dernières travaillent surtout pour l’armement.

Ce petit bonhomme, qui disparaît presque dans un profond fauteuil de velours, règne aujourd’hui sur une vingtaine d’usines ou de représentations commerciales disséminées dans seize pays. Tong Il ou sa filiale Saeilo sont présents aux États-Unis, au Japon, au Canada, en Australie, en Angleterre, en France, en Italie, en Egypte, en Argentine et dans presque toute l’Asie. Malgré cette dispersion apparente, la politique de l’entreprise a des axes très précis. Suivant les instructions de son « Maître » et cousin Sun Myung Moon, le président de Tong Il concentre tous ses efforts depuis quinze ans sur les grandes nations industrialisées. Le « Nouveau Messie » a en effet affirmé à plusieurs reprises à ses fidèles que si l’Église parvenait à « contrôler » les sept plus grands pays d’Occident, elle « contrôlerait » le monde. Plus précisément, la Famille doit conquérir les États-Unis, le Japon et la République fédérale d’Allemagne.

Le groupe Tong Il n’agit pas de manière uniforme sur tous ces marchés. Le plus souvent, aux États-Unis, au Japon ou en Europe, il vend. Sa filiale Saeilo y propose à des prix très concurrentiels les machines-outils, machines agricoles et composants pour automobile « Made in Korea ». La firme a ses propres salons d’exposition et des services après-vente à New York, Chicago, Paris, Milan, Londres, Dublin et Kaarst, près de Düsseldorf.

Mais il lui arrive d’investir et de s’implanter. En République fédérale d’Allemagne par exemple, où, en moins de cinq ans, le groupe s’est taillé un véritable petit royaume dans la machine-outil. Ce développement spectaculaire ne doit rien au hasard. L’Allemagne tient en effet une place de choix dans la symbolique mooniste : comme la Corée, elle est coupée en deux et Satan règne au-delà du mur de Berlin comme au-delà du 38e parallèle. Comme la Corée du Sud, la République fédérale d’Allemagne a choisi de se venger de l’histoire en devenant une grande puissance économique. Le miracle allemand sert de modèle au miracle coréen. Enfin, les deux premiers « grands prêtres » non asiatiques de l’Église de l’Unification sont allemands : Reiner Vincenz et Paul Werner.

Tong Il a donc pris le contrôle, coup sur coup, en 1983 et 1985, de deux importantes usines de machines-outils allemandes : Wanderer à Haar, près de Munich, et Heyligenstadt à Giessen, près de Francfort. Ces usines présentaient la double particularité d’être technologiquement très avancées et commercialement déficitaires. Trop isolées, manquant de surface, elles avaient du mal à résister à la concurrence internationale. Moon a donc acheté à bon prix un savoir-faire qui lui manquait. Il possède maintenant une bonne partie de la technologie de la machine-outil à commande numérique et électronique. Les usines de Corée en profitent directement. Le seul achat d’Heyligenstadt (800 employés ; 33 millions de dollars de chiffre d’affaires) a doublé la capacité de production de Tong Il en machines-outils.

Auréolé de son nouveau label allemand, Tong Il est présent, depuis quelques années, dans toutes les foires-expositions européennes et américaines. Elle y présente des tours et des fraiseuses ultrarapides et toute une gamme d’appareils à commande électronique.

Seong-Kyun Moon a bien d’autres sujets de satisfaction : au-delà de Tong Il, il dirige deux autres entreprises de la Famille spécialisées dans les dérivés du titane, un produit clé de la métallurgie et de la chimie moderne. Ce métal intervient dans les alliages utilisés en construction aéronautique et spatiale — Tong Il en bénéficie donc —, et le dioxyde de titane entre dans la composition des peintures, encres et autres caoutchoucs industriels.

Président de la Hankook Titanium Industrial Co et de sa petite sœur, la Dong Hwa Titanium, depuis 1972, le « petit cousin » est bien la pièce centrale de la multinationale mooniste en Asie.

 

La racine miracle

Un seul homme pèse aussi lourd que lui, Won-Pil Kim, l’un des tout premiers disciples du « Père », à qui l’Église a confié la direction générale de Tong Il à ses débuts, puis la présidence d’Il Hwa Pharmaceutical Co., l’autre « poule aux œufs d’or » de la multinationale, le leader incontesté du ginseng et de ses dérivés dans le monde.

Sous les formes les plus diverses et les plus exotiques, la « racine miracle » est aujourd’hui vendue dans la quasi-totalité des pays non communistes. En République fédérale d’Allemagne par exemple, la société d’import-export qui en a l’exclusivité s’appelle Werner et Winkler (cf. chapitre 6). Son propriétaire, Paul Werner, le « Père » de la Famille allemande, a passé le plus clair de son temps, dans les années soixante-dix, aux États-Unis où Moon lui a confié des missions aussi stratégiques que la représentation du Mouvement au sein de la Ligue anticommuniste mondiale ou la mise en chantier d’une florissante industrie de la pêche.

Il faut dire que son commerce allemand marche très bien tout seul. Les luxueux catalogues couleurs qu’il propose à la clientèle des pharmacies, des esthéticiens et des grandes surfaces présentent une gamme richement conditionnée de produits magiques : extrait de racine, granulés pour breuvage érotique et — photo d’une ravissante Asiatique en renfort — shampooings, crèmes de beauté et cosmétiques. La demande ne cesse de croître.

C’est le commerce du ginseng qui a permis le fulgurant démarrage de la multinationale, avant que la vente d’armes ne prenne le relais. En 1975, Il Hwa Corée réalise un chiffre d’affaires de dix millions de dollars, alors que Tong Il plafonne encore à quatre millions. La firme pharmaceutique sera, dès cette époque, l’une des principales sources de financement de l’Église coréenne. La preuve en sera fournie par le fisc coréen.

L’information fera la une des grands journaux de Séoul : janvier 1977, le gouvernement inculpe Won-Pil Kim pour avoir tenté de dissimuler douze millions de dollars. La liste des techniques frauduleuses utilisées dénote chez les moonistes un sens très aigu des affaires : falsification des prix d’achat réels de la racine de ginseng, dissimulation d’augmentation de capital, non-paiement de taxes sur les propriétés acquises par l’entreprise sous le nom de ses employés et sur les sommes données à l’Église de l’Unification…

Won-Pil Kim aurait transféré à la Famille environ six millions de dollars non imposés. Un million de dollars par an depuis la création officielle d’il Hwa… Or la loi coréenne ne permet pas ce genre de transferts d’une entreprise commerciale à une fondation exemptée d’impôts lorsqu’une même personne siège à la direction des deux institutions. Et Won-Pil Kim a fait du cumul sa deuxième religion : président de Il Hwa, actionnaire — comme Seong-Kyun Moon — d’une autre entreprise de la Famille qui fabrique de faux vases chinois pour l’exportation, il préside, en outre, le conseil des directeurs de l’Association du Saint-Esprit pour l’unification du christianisme mondial. Il est, en titre, le chef des Églises moonistes du monde entier.

Au moment où éclate le scandale en Corée, il vient d’être nommé, avec Bo Hi Pak et Hak Ja Han — l’épouse du prophète —, directeur de l’Unification Church International, la fondation qui finance le développement du Mouvement aux États-Unis.

Ce premier grand procès fiscal intenté à l’un des plus hauts personnages de l’Église nous donne l’occasion de percer quelques secrets du fonctionnement de l’économie de la Famille.

 

Un et indivisible

Les managers sont aussi « grands prêtres ». Ils gèrent la multinationale, inspirent l’Église et dirigent ses satellites politiques et culturels.

La plupart ont été formés à la dure école de Tong Il, quand la petite fabrique de fusils à air comprimé ne rapportait pas le centième de son chiffre d’affaires actuel. À quelques exceptions près, ce sont des anciens ayant rejoint l’Église avant 1960. Selon les besoins définis par Moon et le conseil des directeurs de l’Église de l’Unification, ils exercent leurs talents en Corée, au Japon, aux États-Unis ou en Europe. Leur emprise sur la machine économique mooniste s’exerce à divers niveaux :

— au conseil des directeurs de l’Église : c’est le cas de Won-Pil Kim, le président d’Il Hwa ;

— à la direction de deux fondations, réputées bien entendu non commerciales, qui supervisent et organisent les transferts de fonds entre la structure idéologique (Église et organisations politico-culturelles) et la structure commercialo-financière. Elles investissent aussi, si nécessaire, dans de nouvelles opérations industrielles. La Fondation pour le soutien de l’Association du Saint-Esprit pour l’unification du christianisme mondial agit en Asie et en Europe. Elle est intervenue par exemple dans le rachat des usines allemandes.

Unification Church International opère, elle, sur le continent américain. On lui doit, nous le découvrirons bientôt, le montage des grandes opérations moonistes aux États-Unis : industrie de la pêche, journaux, etc.

Ces véritables banques d’affaires clandestines répondent aux ordres de personnages tels que Won-Pil Kim, Bo Hi Pak ou David S.C. Kim, le missionnaire lâché seul en septembre 1959 dans les rues de Manhattan…

L’influence des « grands prêtres » se fait aussi sentir à la tête des grandes entreprises coréennes et des filiales qu’elles contrôlent. Nous avons déjà beaucoup parlé de Tong Il, Il Hwa, des usines de titane, et même de Il Shin Stone (cf. chapitre 6), les « leaders » qui axent leur politique sur l’exportation. Reste à présenter des affaires plus modestes qui réalisent néanmoins près du tiers du chiffre d’affaires du groupe : Il Song dans le bâtiment, Hong Young pour la pêche hauturière, Il Sang pour les produits agricoles, Chin Hwa pour l’imprimerie, Won Il pour la sidérurgie…

L’Église possède au moins 80 % des parts de toutes ces sociétés. Leurs conseils d’administration s’organisent autour des plus vieux fidèles du « Nouveau Messie » : Won-Pil Kim et Seong-Kyun Moon bien entendu ; Young-Hui Kim, le président de l’Église de l’Unification en Corée ; Yo-Han Lee, le premier disciple envoyé en mission en Corée quand Sun Myung Moon faisait encore le docker sur le port de Busan en 1953 ; Sang-Hun Lee, l’auteur de Communisme, critique et contre-proposition, etc.

Il y a trente ans, la plupart de ces personnages vivaient pauvrement, en marge de la société, repliés sur une petite communauté sectaire méprisée par l’establishment coréen. Les grands de ce monde ne connaissaient même pas leur existence. Ils ont aujourd’hui acquis pouvoir et richesse. Moon a fait d’eux des puissants. Certes, la foi reste pour la plupart d’entre eux le principal ressort de leur fidélité au prophète. La cohésion de l’organisation repose néanmoins — il serait puéril de le nier — sur l’intérêt bien compris de ces businessmen de Dieu.

 

Engagés personnellement

L’empire industriel mooniste est fondé sur l’engagement individuel de ses dirigeants. Juridiquement, Sun Myung Moon ne contrôle pas sa multinationale. Il détient une partie du capital des diverses entreprises du groupe — particulièrement en Corée — au même titre que d’autres dignitaires de la Famille, et siège à la direction des fondations de l’Église comme Won-Pil Kim ou Bo Hi Pak, par exemple.

C’est le conseil des directeurs de l’Église de l’Unification qui gère et dirige, collectivement, en fonction des directives du « Maître ». Au sein de ce conseil, Moon ne dispose bien entendu d’aucune minorité de blocage, d’aucune majorité statutaire, puisqu’il s’agit d’une structure associative.

Le conseil des directeurs de l’Église agit sur les entreprises moonistes par le biais de ses « banques », les fondations. Selon les circonstances et la conjoncture politico-religieuse des pays où elles interviennent, ces fondations investissent ouvertement dans les affaires de la Famille, ou, si cela est nécessaire, avancent masquées.

En Corée, dans les années soixante/soixante-dix, les moonistes peuvent se permettre d’agir au grand jour. L’Église prend donc une participation majoritaire dans Tong Il et Il Hwa et les deux usines de titane. Des fidèles se partagent le reste des actions.

Aux États-Unis, où les activités de la Famille sont étroitement surveillées par la grande presse libérale, Unification Church International — la principale fondation — ne prend aucune participation directe dans les sociétés qu’elle crée. Elle fournit à ses disciples, inconnus du monde des affaires, les moyens financiers nécessaires à ces opérations, et multiplie les sociétés écrans pour ne pas y apparaître directement engagée.

En Europe, en République fédérale d’Allemagne tout particulièrement, elle panache les deux systèmes pour tenter de dépister d’éventuels investigateurs. De larges secteurs de la Démocratie chrétienne, proches des milieux d’affaires, lui manifestent en effet une hostilité vigilante.

La manière dont la Famille a acquis sa première usine de machines-outils en République fédérale d’Allemagne mérite d’être détaillée. Le personnage central de l’affaire se nomme Kae-Hwan Kim. Nous l’avons déjà présenté, veillant au respect du dogme au sein de l’Église européenne et supervisant les filiales de la multinationale dans cette partie du monde (cf. chapitre 6). D’après le BKA — la Sûreté allemande —, il séjourne en République fédérale d’Allemagne depuis 1962. Il y a fait de longues études d’économie politique, couronnées par un doctorat en 1973.

Quand, en 1980, Tong Il jette son dévolu sur une usine de machines-outils du groupe Wanderer, il met au point un montage financier qui lui permettra d’en devenir maître sans alerter l’opinion publique. Avec les bénéfices de l’Église et des entreprises japonaises, Kae-Hwan Kim fonde, le 9 octobre 1980 à Zurich, une société holding au capital d’un million de francs suisses : International Industrial Holding Corp. Ltd. (IIC). Il en assume la présidence, mais rien dans les documents officiels n’indique que Moon se cache derrière lui. IIC prend à son tour le contrôle d’une holding domiciliée à Amsterdam — United Trade Industries —, qui sans plus tarder ouvre une représentation à Düsseldorf. Vous avez déjà deviné que le directeur de UTI Holdings en République fédérale d’Allemagne n’est autre que Kae-Hwan Kim !

Le dernier maillon de la chaîne se portera acquéreur de l’usine Wanderer, en octobre 1981, pour 8,7 millions de marks. Les industriels allemands négocieront sans méfiance et n’apprendront la véritable identité de l’acheteur que quelques mois plus tard…

Sur le papier, Tong Il, en tant que personne morale, ne possède ni Wanderer, ni les holdings situées en amont. Tout l’édifice repose sur la confiance investie par l’Église dans une poignée d’hommes d’affaires placés à des postes clés et maniant les fonds accumulés par les fondations.

Tous ces personnages sont bien entendu interchangeables dans le temps et dans l’espace : l’actionnaire majoritaire d’une compagnie coréenne peut être amené, du jour au lendemain, à céder ses parts à un « frère » moins connu des services du fisc ou du grand public, et se retrouver un mois plus tard aux États-Unis où l’Église l’utilisera comme prête-nom pour acquérir un gros paquet d’actions dans une banque américaine. La Famille lui procurera les capitaux nécessaires à la transaction par l’intermédiaire d’une fondation spécialement constituée à cette occasion.

Du strict point de vue du droit international des sociétés, la multinationale mooniste est une aberration. Une bonne dizaine de managers du groupe est chaque jour en mesure de s’approprier des millions de dollars sans que le « Nouveau Messie » et son Église puissent légalement s’y opposer.

Ils ne le font pas. Le pouvoir que Moon exerce sur eux n’est donc pas celui d’un PDG sur ses subordonnés. C’est tout à la fois celui d’un père, d’un prophète et d’un « parrain ».

 

Vases communicants

La « miraculeuse » croissance de l’empire trouve sa source dans le financement réciproque de l’Église et de sa multinationale. Les sociétés industrielles et commerciales du Mouvement peuvent compter, en permanence, sur un volant de liquidités nettement supérieur au montant global de leurs bénéfices. Par l’intermédiaire des fondations, l’Église met en effet des revenus considérables à leur disposition.

Des revenus propres, tout d’abord : donations, produit de la vente de journaux tels que Le Nouvel Espoir, collectes sur la voie publique… Mais aussi des revenus liés à l’existence de la multinationale. Ils sont de deux ordres : produit de la vente « militante » des objets manufacturés achetés à très bas prix aux usines de la Famille (vases, poupées, fleurs, peintures, objets en peluche, etc.) et rétrocession de tout ou partie de leurs salaires par les « frères et sœurs » employés dans ces entreprises.

À l’échelle mondiale la recette est coquette : des dizaines de millions de dollars.

L’injection massive d’une partie de ces sommes dans l’aventure industrielle et commerciale permet le boom que l’on sait. La productivité très élevée d’entreprises employant une main-d’œuvre militante et leur importante capacité d’autofinancement concourent à accélérer le processus. Illustration parfaite du « miracle », les entreprises du groupe en Corée connaissent depuis vingt ans une croissance supérieure à celle du pays, pourtant leader mondial dans ce domaine.

Entre l’Église et sa multinationale, le Mouvement est bien entendu interactif. Plus on produit, plus on emploie, plus la masse des salaires et dividendes reversée à l’Église est importante.


 

11. Les rouages d’un empire financier mondial

Curieux colporteur que ce jeune homme bien mis qui, depuis le matin, frappe à la porte des modestes demeures de l’une des banlieues populaires de Tokyo. À ceux qui veulent bien le recevoir, il propose tout un assortiment d’objets hétéroclites — vases en marbre, modèles réduits de pagodes chinoises, copies de sceaux anciens, racines de ginseng —, et surtout pose beaucoup de questions.

Toujours les mêmes : « La famille va bien ? » Puis, avec plus ou moins de doigté : « Y a-t-il un malade mental chez vous ? Un dépressif à tendance suicidaire ?… Vos parents et grands-parents sont-ils morts jeunes ?… » Qu’une réponse soit positive, et voilà notre camelot qui extrait de son sac le vase ou la pagode qui sauront écarter de la maison les mauvais esprits responsables de la malédiction qui menace ses clients.

Les Japonais sont superstitieux. Le culte des ancêtres sous-tend toutes les religions du pays, du bouddhisme au christianisme en passant par une multitude de sectes. Aussi notre vendeur choisit-il parfois d’assortir son propos de quelques considérations sur un bisaïeul samouraï qui depuis sa tombe aurait juré de tourmenter la famille. « Si vous n’achetez pas cet objet, ajoute-t-il aussitôt, le même esprit continuera à persécuter vos enfants jusqu’à la mort… »

Les propriétés magiques des bibelots se monnaient, bien entendu, très cher. Des parents, habités par la peur, ont donné 8 000 dollars pour un vase, 200 000 dollars pour une pagode. Respectivement 160 000 fois et 250 000 fois le prix payé par l’importateur de l’objet. Ce sont là des ventes très exceptionnelles, bien entendu !

Tous les Japonais ne tombent pas dans le piège. De 1976 à 1982, une association de consommateurs a recensé 2 633 plaintes dénonçant des ventes crapuleuses de ce genre. Une rapide étude de ces cas prouve déjà à l’époque que les démarcheurs utilisent la même technique de vente et offrent toujours le même choix d’articles. Il faudra pourtant attendre juillet 1984 pour découvrir le fin mot de l’histoire : les vendeurs sont membres de l’Église de l’Unification et le commerce de ces modernes « gris-gris » constitue l’une des sources essentielles de financement de la Famille dans le monde.

 

Les révélations d’un renégat

La très sérieuse revue Bungei-shunju publie ce mois-là un long article これが『統一教会』の秘部だ consacré aux finances de l’Église de l’Unification au Japon. Une bombe. Il est signé de Soejima Yoshikazu et Inoue Hiroaki, deux anciens responsables de la Famille. Quelques mois plus tôt, Soejima était encore rédacteur en chef du Sekai Nippo, le quotidien ultraconservateur lancé en 1975 par les moonistes pour soutenir les activités de Victoire sur le communisme. Il a quitté ses fonctions et abandonné l’Église, dit-il, car on ne lui a pas permis de transformer le journal en un grand organe conservateur indépendant de l’Église.

Son témoignage fait beaucoup de bruit — il sera largement repris aux États-Unis par le Washington Post —, car c’est la première fois, depuis le début des années soixante-dix, qu’un dirigeant de ce calibre renie ses « frères » moonistes. La fidélité et le silence des lieutenants du « Père » n’ont que peu d’équivalents dans le monde des grandes organisations internationales. Les précisions apportées par Soejima permettent de dessiner les détails du fonctionnement de l’une des plus belles machines « à faire du fric » que connaisse le monde occidental.

L’Église de l’Unification compte, selon ses porte-parole, 200 000 adhérents au Japon dont le quart travaillerait à plein temps pour la Famille. Faux, dit Soejima, pas plus de 8 000… Peu importe ! Les moonistes japonais sont assez nombreux pour que des milliers d’entre eux se consacrent à la vente à domicile.

Le système mis en place est d’une grande simplicité. Une compagnie d’import-export appartenant à la Famille — Happy World Inc. — reçoit de Corée, à très bas prix, des articles fantaisie et du ginseng élaborés par Tong Il, Il Shin Stone et Il Hwa. La compagnie a pignon sur rue dans le quartier des affaires de Tokyo — Shibuya Ku —, et des grossistes dans tout le Japon. Pour s’adapter à l’implantation de l’Église, le pays a été divisé en dix zones. Chaque grossiste y dessert des concessionnaires qui, à leur tour, fournissent des détaillants, chez qui se servent les démarcheurs.

La multiplication des intermédiaires — eux aussi moonistes mais juridiquement indépendants de Happy World Inc. — permet la dissimulation du bénéfice réel réalisé par l’importateur. Grossistes, concessionnaires et détaillants sont, en effet, aux yeux du fisc, des entreprises indépendantes. Personne ne doit savoir que les profits réalisés par chaque maillon de la chaîne sont cumulés et rétrocédés à l’Église. Ils échappent ainsi à l’impôt.

Prenons l’exemple d’un sceau en ivoire. Happy World Inc. le paie 10 000 yens (environ 40 dollars en 1983). Le détaillant l’achète au concessionnaire 30 000 yens, soit trois fois plus cher. Ce bénéfice ne sera pas imposé comme il le devrait puisqu’il n’apparaît jamais comme tel, ayant été partagé par trois commerçants successifs censés ne pas se connaître.

Il le sera d’autant moins que les intermédiaires les plus importants — les dix grossistes et leurs concessionnaires — limitent volontairement leurs marges. Le gros des bénéfices est en effet réalisé en bout de chaîne par les colporteurs-consignataires à qui le détaillant cède le sceau pratiquement au prix où il l’a acheté mais en lui imposant de le vendre au minimum 100 000 yens, soit dix fois le prix d’importation.

Le dernier vendeur, grâce à sa technique d’approche très spéciale, génère donc 70 % du profit. Il en déduit quelques maigres yens pour ses frais — n’oublions pas que c’est un militant travaillant pour la cause et qu’il mène le plus souvent une austère vie communautaire — et remet la quasi-intégralité de ses gains au responsable financier local de la Famille.

Il arrive fréquemment qu’un vendeur négocie bien au-delà des prix-plancher fixés par le détaillant. Certaines ventes record donnent le vertige : 1 200 000 yens pour un sceau prévu à 100 000. 5 000 dollars au lieu de 410 pour un bout d’ivoire ! Et, nous l’avons vu, vases et pagodes — objets plus symboliques — permettent des « culbutes » encore plus spectaculaires. Soejima est formel : en 1982-1983, un vendeur moyen rapporte environ 4 000 dollars par mois.

Le secret de leur réussite ? Une formation intensive aux techniques de vente les plus adaptées aux mentalités et à la culture japonaises. Des milliers de vendeurs suivent ainsi des stages audiovisuels dans les locaux de l’Église. Les professeurs insistent beaucoup sur la dimension religieuse de ce combat pour l’argent, destiné à financer « la restauration du Royaume de Dieu » aux États-Unis.

Le manuel d’instruction qui ne quitte pas ces nouveaux camelots de Dieu s’intitule très saintement Guide des conversations de saint Jean ! Il leur explique comment déceler le point faible du client en l’interrogeant sur la santé physique et mentale de sa famille et, surtout, comment le persuader des vertus surnaturelles des objets qu’il propose.

Des fortunes passent donc entre les mains des démarcheurs moonistes. C’est là le seul point faible du dispositif. Les vendeurs sont en effet officiellement inscrits au registre des commerçants ambulants et assujettis à l’impôt sur le revenu. Par l’intermédiaire des détaillants, le fisc peut donc se faire une idée de la quantité de marchandises qu’ils écoulent et les imposer forfaitairement en extrapolant à partir des prix pratiqués entre concessionnaires et magasins de détail.

L’impôt, dans tous les cas, sera inférieur à ce qu’il devrait être si le Trésor avait connaissance des gains réels.

L’Église, pourtant, se refuse à payer. Son éthique ne s’embarrasse pas de morale civique. Son monde n’est pas celui du commun des mortels. Alors, une fois encore, elle fraude : l’activité de ses 3 000 vendeurs est gérée par ordinateur. La machine apprécie à tout instant s’ils risquent de dépasser le seuil de revenus qui les désignera à la vindicte du percepteur. Ils sont dans ce cas immédiatement prévenus et ordre leur est donné de changer de domicile. Une nouvelle communauté les accueille et le fisc perd leur trace.

 

Huit cents millions de dollars pour l’Amérique

Depuis que Moon lui en a donné l’ordre, en juillet 1975, l’Église japonaise s’est peu à peu transformée en principal pourvoyeur de fonds de la Famille américaine. Il lui arrive même, par périodes, d’interrompre certaines activités — politiques en particulier — pour affecter l’ensemble de ses fidèles au fundraising, à la collecte d’argent. Ce fut le cas pendant deux mois et demi, de novembre 1983 à janvier 1984, pour combler le déficit consécutif au lancement du Washington Times, le rutilant quotidien mooniste qui engloutit chaque mois plus de deux millions de dollars.

Très politique à ses débuts, centrée sur le développement de Victoire sur le communisme, dominée par la figure d’Osami Kuboki — président de l’Église et leader de la section japonaise de la Ligue anticommuniste mondiale —, l’organisation se « commercialise » nettement à partir de 1980. Signe des temps, le président de Happy World Inc., Motoo Yoshida, devient vice-président de l’Église, et la section financière qu’il constitue en son sein prend le pas, petit à petit, sur toutes les filiales de la Famille.

Yoshida partage son temps entre le Japon et l’état-major new-yorkais de l’Église. Son principal interlocuteur « américain » est un autre Japonais, Takeru Kamiyama, le financier de Moon, l’homme qui accompagnera le « Père » en prison, en 1984, condamné lui aussi pour fraude fiscale par la justice américaine. Ensemble, ils élaborent la stratégie de Happy World Inc. en fonction du plan de bataille américain.

Soejima affirme que, de 1975 à 1984, ils ont organisé le transfert d’au moins huit cents millions de dollars vers les États-Unis. Environ cent millions de dollars par an à partir de 1981. Une somme considérable : l’équivalent des bénéfices annuels de la première entreprise sidérurgique japonaise, Nippon Steel, qui compte, elle, 70 000 employés.

Malgré cette hémorragie, l’Église a continué à vivre, à nourrir et à transporter ses milliers de membres, à publier des dizaines de petits journaux religieux et politiques et son grand quotidien national, à organiser les étudiants anticommunistes sur les campus grâce à son mouvement universitaire — le CARP —, à financer certaines campagnes électorales de la droite japonaise. Elle s’est même offert le luxe d’accueillir deux très coûteuses réunions internationales à Tokyo : en 1982, la XVIe conférence de la Ligue anticommuniste mondiale et en 1984 la VIIe conférence mondiale des médias, grande fête annuelle de la communication à laquelle Moon a convié le gratin international de la presse et de l’intelligentsia antisoviétique. À titre de comparaison, un rassemblement analogue tenu en 1970 dans la capitale japonaise avait déjà coûté — Moon lui-même en a témoigné — la bagatelle d’un million de dollars…

À l’évidence, les revenus de l’Église japonaise dépassent largement les cent millions de dollars annuels transférés aux États-Unis. Si la vente miraculeuse d’objets magiques constitue bien son activité la plus rentable, elle tire d’un commerce plus classique des revenus non négligeables. Happy World Inc. distribue tout d’abord — parallèlement à Saeilo, le réseau commercial de Tong Il — des produits industriels « Made in Korea », machines-outils, tours, titane, etc.

Elle vend aussi, sur le marché japonais et à l’exportation, la production des usines moonistes locales. On s’étonnerait à juste titre que Moon ne se soit pas laissé tenter par l’aventure industrielle au Japon… Ce n’est pas le cas. La Famille possède une fabrique de conserves à Hokkaido et entretient au large des côtes de l’île une flotte de pêche très active. Près de Tokyo, elle élabore des boissons rafraîchissantes.

Enfin elle a, bien sûr, sa propre usine de composants électroniques et d’ordinateurs, depuis novembre 1981, dans le quartier de Shinjuku à Tokyo. La marque mooniste — Wakomu, Wacom — n’est pas encore très connue, mais l’accès au fabuleux marché de l’électronique et de l’informatique pourrait rapidement doubler ou tripler les ressources de l’Église japonaise. Les débouchés internes à la multinationale sont déjà largement exploités : Tong Il Corée et Allemagne utilisent cette technologie appliquée aux machines-outils et à l’aéronautique.

L’Église a pour la première fois présenté officiellement son usine d’ordinateurs, en avril 1985, à un groupe de pasteurs américains sympathisants du Mouvement, à l’occasion d’un séminaire sur l’« unificationnisme » organisé à Tokyo. Une publication interne de la Famille française rapporte fièrement la surprise manifestée par les ministres du culte « quant à l’ampleur et à la diversité du Mouvement ».

Les révélations de Soejima ne rendent donc pas compte de la totalité des activités de Happy World Inc. Elles ne nous éclairent pas non plus sur les retombées commerciales, au Japon, du décollage de certaines industries moonistes aux États-Unis.

Depuis le début des années quatre-vingt, Happy World Inc. propose au public japonais des produits « Made in USA » très prisés de la clientèle locale : les montres et les bijoux Christian Bernard par exemple, qui bénéficient du label « France » même quand ils sont fabriqués à New York. Ou encore des variétés de poissons et de crustacés, très abondantes sur les côtes américaines, mais hors de prix sur le marché de Tokyo.

Soejima ne nous dit pas un mot de ce florissant commerce monté par l’Église à travers tout l’archipel. Pourtant, dès octobre 1980, Sun Myung Moon annonce à ses fidèles new-yorkais qu’il a confié l’organisation de la vente du poisson au Japon, à son « ministre des Finances » Takeru Kamiyama. C’est dire l’importance qu’il y attache. À la Fin de l’année, au dire du « Père », il gère déjà « cinq chaînes de vente au détail, en plein développement ».

Pourquoi ce subit engouement pour les produits de la mer ? Le prophète ne cache pas qu’il en attend des profits supérieurs à ceux qu’il a su réaliser jusqu’alors.

 

Une mafia mooniste

« Je suis un moonie et j’aime ça. » Jamais, il y a quelques années, un « frère » n’aurait osé arborer ce provoquant teeshirt sur le port de Gloucester. Aujourd’hui, les pêcheurs moonistes de l’endroit peuvent, sans risque, se laisser aller à de telles coquetteries. Démêlant les lignes à l’arrière de leurs thoniers ou manœuvrant pour prendre place au quai, ils font partie du paysage.

À 65 km de Boston (Massachusetts), Gloucester est devenu l’un des principaux centres de la pêche industrielle mooniste aux États-Unis. Cela n’a pas été facile. En 1978, le maire de l’époque déclarait, un peu rapidement : «Je ne suis pas un fanatique religieux, mais je ne veux pas d’eux ici… » Il avait ses raisons : la grogne montait chez les pêcheurs professionnels locaux très irrités par l’arrivée de cette concurrence dynamique. Pensez donc : une vingtaine de bateaux tout neufs et des équipages de jeunes gens prêts à travailler jour et nuit, jours fériés compris…

Sun Myung Moon, qui supervisait lui-même l’expérience, en avait tout à fait conscience, mais ne semblait pas disposé à modifier les méthodes de travail des « enfants » — en majorité américains et japonais — embarqués sur la flotte de Dieu.

À l’automne 1977, il expliquait à ses disciples : « Certains des vieux pêcheurs professionnels ont essayé de prendre la mer de bonne heure pour me concurrencer, mais quelle que soit l’heure à laquelle ils sortaient, nous étions toujours là avant eux… Quand les pêcheurs ont essayé de me faire concurrence, il leur a fallu travailler si dur qu’ils n’avaient plus le temps de se consacrer à leur ivrognerie et à leur paresse habituelle… À la fin de l’été, le bruit courait, dans cette ville en décadence, que je suis le seul qui puisse sauver Gloucester… »

Pour sauver une ville, pourquoi ne pas commencer par l’acheter ? Au milieu de l’année 1980, le « Nouveau Messie » y a déjà investi un million et demi de dollars en terrains — environ quinze hectares — et constructions diverses.

Il fait alors le point sur l’opération : « Quand nos bateaux occuperont les meilleures zones de pêche, tous les autres bateaux seront obligés d’aller ailleurs et c’est nous qui pêcherons la totalité autorisée. Les gens crieront : “Moonies go home, moonistes hors de nos zones de pêche !”, mais je mettrai sur les bateaux des frères costauds et chacun d’eux aura une barbe. Cette année, j’ai pensé que les moonistes avaient l’air trop doux. C’est pour cela que les autres n’ont pas peur de nous et qu’ils coupent nos lignes… Les gens réalisent que partout où je vais, j’avale la région entière. Nous sommes une mafia mooniste ! »

Cinq ans plus tard, en 1985, la mafia de Dieu — suivant peut-être l’exemple de son homologue italienne — est devenue l’un des tout premiers patrons-pêcheurs du pays. Sur la côte est comme sur la côte ouest des États-Unis, elle entretient d’importantes flottilles basées, pour l’essentiel, dans la baie de San Francisco en Californie, à Seattle, dans l’État de Washington, à Gloucester dans le Massachusetts et à Norfolk en Virginie.

Deux compagnies d’armement se partagent : la Golden Gate Seafood Inc. à l’ouest — son siège social est à San Leandro — et l’International Seafoods à l’est, établie à Gloucester.

Le choix de ce dernier port, niché dans un repli du cap Ann au nord de Boston, révèle une fois encore le génie commercial du prophète : le homard et le thon à chair rouge abondent dans les eaux du Nord-Est américain. Deux espèces qui rapportent des fortunes à l’exportation ! Le grand thon à nageoires bleues — certaines prises peuvent atteindre 450 kg — est peu prisé des Américains, mais se vend vingt fois plus cher aux Japonais qui raffolent de sa chair saignante et ferme.

Les moonistes ont donc ouvert deux usines, tout près des lieux de pêche — l’une à Gloucester même, l’autre à Portland —, qui conditionnent le poisson avant de l’envoyer vers l’Extrême-Orient par avion frigorifique. La société Uniworld, qui commercialise le produit de la pêche, a bien des distributeurs en Floride, à Boston et à New York ; elle réserve certes ses meilleurs homards au restaurant mooniste de Gloucester — le Lobster Pool —, mais le gros de son bénéfice est ailleurs : au Japon.

Sun Myung Moon l’a clairement expliqué, dès le 16 avril 1980, aux responsables du Mobile Fundraising Team (MFT) qu’il recevait à l’ex-hôtel New Yorker, le quartier général de l’Église américaine : « Le poisson représente 40 % des activités d’import-export au Japon. […] Il faut supprimer les intermédiaires, avoir le monopole. […] Nous allons avoir nos propres bateaux, nos réfrigérateurs, nos conducteurs… »

D’après les notes que prend ce jour-là une jeune mooniste française, le plan du « Père » est aussi simple qu’ambitieux : l’Église japonaise désignera les vendeurs. Chaque « frère » sera responsable de la distribution du poisson pour douze quartiers. Il disposera d’un petit camion frigorifique dont l’achat sera financé, de manière autonome, par les collectes de la communauté où il vit.

« Plus besoin de centres commerciaux, dit Moon, les camions passeront à domicile. » « Il y a 120 millions d’habitants au Japon, ajoute le « Père ». 6 000 camions suffisent. Dès le début de l’année prochaine, 6 000 camions doivent être achetés. Actuellement au Japon, il y a vingt-trois sociétés de distribution de poisson. Leur rêve a toujours été de venir commencer la chaîne en Amérique, mais il n’a jamais été réalisé… »

Exposé en ces termes vagues, le projet pourrait paraître farfelu. Il ne l’est pas. Il ne faut jamais s’arrêter au style de Moon, emphatique et approximatif, pour juger de ses idées. Traduites en langage politique ou commercial, elles se révèlent très efficaces. L’Église japonaise a d’ailleurs une longue expérience de la vente à domicile. Le système mis au point par Happy World Inc. a fait ses preuves. Il suffira donc que la société japonaise mette ses grossistes et détaillants à la disposition du nouveau commerce de poisson. En bout de chaîne, l’Église devra seulement fournir quelques milliers de « vendeurs-militants » de plus pour conduire les camions…

Moon laisse d’ailleurs entrevoir à son auditoire que la vente au Japon pourrait commencer très vite : « Au mois de juin [1980], en Alaska, notre usine de transformation de poisson sera terminée. Nous achetons pour l’instant le poisson, mais ensuite nous le pêcherons nous-mêmes et nous pourrons produire pour vingt camions frigoriques par jour… »

Eh oui, la Famille possède aussi une usine de congélation dans le grand Nord américain. À Kodiak en Alaska. Une situation qui présente un double avantage : la mer est ici l’une des plus poissonneuses du monde… et le Japon tout proche.

 

L’Église de l’Océan

Poussant la logique de l’idée jusqu’au bout, l’Église s’est également donné les moyens de construire ses propres bateaux. Master Marine, spécialisée dans les coques en plastique, est établie à Long Island City, sur l’East River, face à Manhattan. Elle a déjà produit plus d’une centaine de petites unités rapides — neuf mètres, quille profonde, moteur hors-bord de 225 cv destiné à la pêche au thon. Ses autres usines, à Moss Point sur la côte du Mississippi et à Norfolk en Virginie, se sont progressivement équipées depuis 1980 pour construire des chalutiers d’environ quarante mètres adaptés à la pêche hauturière au large de l’Alaska. US Marine Corp, enfin, a acquis un chantier naval à Bayou La Batre, Alabama, capable de lancer des bateaux-usines.

Information à rapprocher d’une confidence faite à l’auteur, fin 1984, par l’un des principaux hommes d’affaires du Mouvement en Amérique latine : une flotte mooniste d’environ soixante-dix unités pêcherait en permanence au large des côtes de Guyana et du Brésil.

Cet effort exceptionnel dans un secteur d’activité difficile aurait coûté au bas mot quinze millions de dollars à la Famille. Il a, bien entendu, comme chaque initiative du « Père », sa justification théologique. « Satan a toujours régné sur la terre ferme, affirme le prophète à ses disciples. La terre ferme représente un tiers de la terre, mais notre objectif est centré sur ce qui n’est pas souillé, la mer qui représente les deux tiers du monde. » C’est ainsi que, parallèlement à l’extension de l’industrie de la pêche, l’Église américaine a développé en son sein un mouvement communautaire baptisé « Église de l’Océan », regroupant les adeptes vivant ou travaillant en bord de mer. Embarqués périodiquement sur les bateaux de l’une ou l’autre compagnie mooniste, les disciples prient et approfondissent les « Principes divins » en haute mer et reçoivent, accessoirement, une solide formation de marin-pêcheur. Pourquoi, en effet, ne pas joindre l’essentiel à l’existentiel ?

Sun Myung Moon, lui-même, donne l’exemple : à bord de son cabin-cruiser de quinze mètres, Le Nouvel Espoir*, il lui arrive de se recueillir en famille au large des stations balnéaires de Long Island et du Massachusetts, entre deux parties de pêche au gros.

* En anglais « New Hope ».

Le programme « Église de l’Océan » présente, par ailleurs, un avantage fiscal non négligeable : les embarcations affectées aux activités religieuses, bien qu’utilisées pour la formation des apprentis pêcheurs, ont jusqu’en 1984 été exemptées de taxes dans la plupart des États américains.

Sun Myung Moon attend beaucoup de cette nouvelle aventure maritime. Il a déjà renforcé, grâce à elle, son image de bienfaiteur au sein de la Famille. Dans les lettres qu’ils adressent à leurs parents, les jeunes moonistes du monde entier décrivent avec passion le colossal effort consenti par le « Père » pour édifier une industrie qui devrait « nourrir le monde entier ».

Ce premier résultat est déjà appréciable. Mais le « Nouveau Messie » rêve de bénéfices plus palpables. Terminant son discours de 1980, déjà largement cité, sur ses ambitions maritimes, il s’interroge prosaïquement : « Combien de revenus cette opération de pêche créera-t-elle ? » Sa réponse est à la mesure du personnage, sans complexe : « Grosso modo, assez d’argent pour acheter le monde entier… »

Moon en rajoute, mais les chiffres n’en sont pas moins impressionnants.

Prenons l’exemple du chiffre d’affaires potentiel de son usine de conditionnement de Kodiak, en Alaska. Le prophète nous dit lui-même qu’elle peut produire de quoi remplir vingt camions frigorifiques par jour. Soit environ 200 tonnes. En admettant que l’usine tourne cinq jours par semaine et quarante-cinq semaines par an, elle congèle donc 45 000 tonnes par an. Or l’Église vend ce poisson au Japon sur le marché de détail, en court-circuitant les intermédiaires traditionnels. Le thon y valait 140 francs le kilo en 1983. 45 000 tonnes de thon valent donc sur le marché de Tokyo 6 300 000 000 de francs, soit environ 700 millions de dollars !

Imaginez le bénéfice réalisé sur cette somme en ne perdant pas de vue que la distribution — assurée par des fidèles et utilisant du matériel financé par les collectes — ne coûte pratiquement rien à l’Église. Il ne s’agit là, certes, que d’une projection, d’une hypothèse. Mais il suffit de se souvenir des énormes bénéfices réalisés par la vente des objets d’artisanat pour la prendre très au sérieux. Happy World Inc. reconnaît d’ailleurs aujourd’hui que le poisson congelé occupe le premier poste des produits qu’elle importe.


 

12. L’une des cinquante premières puissances privées du monde

La liste des entreprises moonistes aux États-Unis est très longue et il serait fastidieux d’entrer dans le détail de chacune de ces affaires : un ancien mooniste américain, reconverti dans le mouvement anti-sectes, a recensé, en 1985, 110 entreprises, holdings et commerces de détail dans dix-huit États.

Retenons donc seulement les principaux secteurs où Moon a investi : il possède plusieurs petites chaînes de convenience stores, sortes d’épiceries-drugstores ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tenues le plus souvent par des Asiatiques. En Californie, à Detroit et à Chicago, ses fidèles gèrent une myriade de boutiques spécialisées dans le commerce de fleurs, de produits macrobiotiques (y compris le ginseng), et d’articles-cadeaux. Voilà pour l’essentiel du commerce de détail.

Côté industriel, Tong Il, Saeilo et Il Hwa distribuent la production des grandes usines coréennes et japonaises.

Enfin, la Famille dépense des sommes considérables pour maintenir à flot un groupe de presse ultra-conservateur, symbole de l’influence et de la puissance du « Père » (cf. chapitre 18).

Une grande agence de voyages basée en Californie, une maison de production audiovisuelle, Tele Color Studio, à Alexandria près de Washington, une entreprise de construction, la Monumental Construction and Moulding Co, dans la capitale fédérale, et une société alimentaire, US Foods Corp., viennent compléter le tableau.

De la pêche à la vente au détail de colifichets, toutes ces entreprises ont eu affaire, à un quelconque moment de leur histoire, à la mystérieuse Unification Church International.

 

La mystérieuse Unification Church International

Fondée officiellement en février 1977, elle opère en fait depuis décembre 1975, date de l’ouverture de son premier compte en banque. Ses statuts la définissent comme une société « à but non lucratif », classification qui, aux termes de la législation américaine, lui permet en théorie d’échapper à l’impôt sur les bénéfices. Ils stipulent que l’UCI « opère dans un but strictement religieux, charitable, littéraire et scientifique… » et a pour objet principal « d’assister, conseiller, coordonner et guider les activités des Églises de l’Unification […] à travers le monde ».

Vœux pieux ! De décembre 1975 à la fin de 1978, sept à dix millions de dollars transitent pair son compte principal pour financer les premières aventures industrielles et commerciales de la Famille américaine : News World Communications — le groupe de presse —, International Oceanic Enterprises, la maison mère d’international Seafood de Gloucester, US Marine Corporation, US Foods, Il Hwa American Corp. et One Up Corporation, la deuxième holding du groupe.

L’argent, bien entendu, vient du Japon et de Corée.

L’itinéraire de ces capitaux n’est pas toujours très clair. Normalement les transferts se font par virements bancaires internationaux. Procédures souvent longues et bureaucratiques à cause du contrôle des changes en vigueur au Japon et en Corée. Dans les années soixante-dix, yens et wons ne sont convertibles en dollars qu’en toutes petites sommes.

Sun Myung Moon doit donc acheminer ces capitaux en espèces. Les filières qui permettent de contourner la législation sont multiples. Il utilise le plus souvent les services des groupes moonistes qui font la navette entre l’Extrême-Orient et les États-Unis. Chaque étranger pénétrant sur le territoire américain est, en effet, autorisé à importer 5 000 dollars ou leur équivalent en devises convertibles. (En 1985, cette limite est fixée à 10 000 dollars.) Profitant des voyages fréquents de la troupe des Petits Anges ou des missionnaires du Global Team, il peut donc maintenir un flux constant d’argent frais de l’Asie vers l’Amérique.

Le dernier transfert connu remonte à juillet 1982. Le dissident Soejima raconte qu’à l’occasion de la venue à New York de 2 000 couples pour le mariage collectif du Madison Square Garden, 400 Japonais ont transporté chacun 2 000 dollars. En tout, 800 000 dollars, vraisemblablement destinés au quotidien Washington Times.

D’autres systèmes seront occasionnellement mis en œuvre pour sauter l’obstacle du contrôle des changes coréen : des prêts consentis à la Fondation coréenne pour la culture et la liberté (KCFF) à Séoul seront remboursés à Washington par le bureau local de l’Association. Par ce jeu d’écritures, des millions de dollars rejoindront les caisses de l’Unification Church International. De tels mouvements de capitaux laissent des traces. En épluchant les comptes de l’UCI en 1977, le Trésor américain découvrira vite que la fondation religieuse est en fait une holding très active et lui refusera le privilège de l’exemption fiscale. Mais plus de deux ans se seront alors écoulés depuis sa réelle mise en activité et la plupart des grandes affaires moonistes auront déjà bénéficié de ses largesses.

L’UCI aura même, entre-temps, tenté d’acquérir une banque, la Diplomat National Bank (DNB) de Washington, fondée en 1975 par un jeune homme d’affaires américain d’origine coréenne, pour soutenir le développement des échanges entre l’Amérique et l’Asie. Depuis son arrivée aux États-Unis, Moon a souvent confié à son entourage qu’il souhaitait contrôler au plus tôt une institution financière lui permettant d’assurer discrètement les aller-retour de devises rendus nécessaires par la structure éclatée de son empire.

L’occasion s’en présente quand Charles Kim, le président de la DNB, à la recherche d’investisseurs, fait la connaissance de Bo Hi Pak. Ils ont un ami et collaborateur commun : Jhoon Rhee, que nous avons déjà croisé plusieurs fois en compagnie du bras droit de Moon (cf. chapitre 9). La réponse de l’Église de l’Unification ne tarde pas : le « Nouveau Messie » est disposé à prendre une substantielle participation au capital de la DNB.

L’opération se révèle techniquement difficile à réaliser. La loi fédérale et la réglementation bancaire applicable en l’espèce se conjuguent en effet pour limiter les possibilités d’achat d’actions : aucune organisation ou holding ne peut posséder plus de 25 % d’une banque américaine et les statuts de la DNB interdisent à ses actionnaires de détenir plus de 5 % des parts.

 

De curieux actionnaires

Le moyen est vite trouvé de surmonter la difficulté : l’Église confiera à un certain nombre de ses fidèles le soin d’acheter leur quote-part d’actions. Parmi eux, quelques hautes personnalités du Mouvement qui peuvent difficilement nier leur affiliation : Moon lui-même, Bo Hi Pak, Neil Salonen — le président de la Freedom Leadership Foundation, section américaine de Victoire sur le communisme —, ou Takeru Kamiyama — le « grand argentier » japonais de l’Église.

Mais la masse des porteurs moonistes — dix-huit en tout — est parfaitement anonyme et ne risque pas d’attirer l’attention. C’est du moins ce qu’imagine le « Père ». Deviennent ainsi actionnaires de la DNB le majordome de Bo Hi Pak et sa secrétaire à la KCFF ! Selon l’expression consacrée par les circulaires internes du Mouvement, la banque tombe alors — à plus de 50 % — « sous le contrôle » de la Famille.

Les fonds remis aux « frères » et « sœurs » — de 18 000 à 100 000 dollars selon les portefeuilles à constituer — proviennent encore une fois, pour l’essentiel, d’une énième fondation appartenant au Mouvement, l’Unification Church Pension Fund International. C’est la version officielle de l’Église.

À l’origine, il s’agirait — non, je n’invente pas — d’une caisse d’entraide pour les vieux de la Famille, gérée depuis Tokyo par un dirigeant de l’Église japonaise. La caisse aurait prêté de l’argent à un certain nombre d’ayants droit intéressés par un placement mobilier.

L’histoire est touchante, mais manque de consistance. Nombre de bénéficiaires des prêts ont moins de quarante ans et la plupart d’entre eux n’ont jamais entendu parler d’une caisse de retraite quand ils touchent l’argent. La Fondation n’a, sur le papier, aucune existence légale et personne n’en a jamais vu les statuts. Circonstance aggravante, le colonel Bo Hi Pak — cerveau de l’opération — s’est vu remettre des fonds en espèces, en plusieurs versements échelonnés d’août à octobre 1975.

Or, souvenez-vous, Soejima et Inoue — les dissidents de l’Église nippone — affirment avoir reçu, en juillet 1975, l’ordre express de Moon de transférer désormais les bénéfices japonais aux États-Unis. Précisément le mois où le « Nouveau Messie » rencontre pour la première fois les promoteurs de la Diplomat National Bank. La réaction des « frères » japonais a donc été très rapide. Par les filières décrites plus haut, près d’un million de dollars ont gagné la caisse noire de l’Église américaine avant d’être distribués aux futurs actionnaires.

À l’automne 1975, Sun Myung Moon possède, enfin, sa propre banque. Il s’empresse aussitôt d’y ouvrir le premier compte officiel de l’Unification Church International. La holding mooniste devient rapidement le principal déposant de la DNB et peut, en toute quiétude, commencer le transfert des capitaux japonais vers les nouveaux « business » du « Père ».

Malheureusement, ce bel échafaudage ne résistera pas aux attaques de la presse libérale, qui découvre le subterfuge quelques mois plus tard. Le fisc, une commission d’enquête de la Chambre des représentants et le contrôle des opérations bancaires ne tarderont pas à mettre leur nez dans les affaires du prophète. « Père » doit battre en retraite. Pour tenter d’étouffer le scandale, la moitié des actionnaires moonistes de la DNB cèdent leurs parts en 1976 et 1977 et l’Église perd sa position hégémonique au conseil d’administration. L’UCI continuera cependant à utiliser ses services jusqu’en 1979, date à laquelle son compte sera mis en sommeil.

Peu à peu, l’Église et ses deux holdings — UCI et sa filiale One Up Inc. — diversifieront leurs partenaires bancaires. Aujourd’hui, la Famille joue sur de multiples comptes à la Chemical de New York, la Riggs et l’American Security Bank de Washington ou la Wells Fargo de San Francisco.

La Diplomat National Bank aura cependant bien mérité de la cause mooniste : pendant deux ans — cruciaux pour le démarrage de ses principales entreprises —, elle aura couvert les fébriles activités de l’UCI, première « holding religieuse à caractère non lucratif » de l’histoire commerciale moderne des États-Unis…

 

Combien vaut Moon ?

Combien Sun Myung Moon vaut-il de dollars ?

Il ne serait pas très raisonnable d’essayer de le savoir. Sa fortune ne peut être évaluée au moyen de paramètres classiques. Comment estimer, par exemple, le capital industriel et financier d’un groupe dont les capacités d’investissement ne dépendent pas de ses propres bénéfices mais des énormes liquidités de l’Église qui le possède ?

Comment chiffrer ces bénéfices ? En s’en tenant au bilan des sociétés qui composent la multinationale ou en rajoutant aux profits avoués les surplus inavouables qui rejoignent directement les caisses de l’Église : rétrocessions de salaires et de dividendes, produit des ventes militantes type Happy World ?…

Comment mesurer l’immense patrimoine immobilier accumulé depuis les débuts de l’Église sous toutes les latitudes ? Doit-on y inclure les propriétés acquises par des prête-nom ? Le recensement serait très long car l’Église recourt systématiquement à ce subterfuge dès qu’elle se sent surveillée.

Sur quelles bases calculer le prix des terrains ou des immeubles ? Les prix d’achat officiellement déclarés par l’Église sont le plus souvent inférieurs à la valeur réelle des biens. Ainsi, tous les journalistes, hommes d’affaires et politiciens qui ont eu le privilège de franchir les grilles du Belvedere ou d’East Garden, les grandioses résidences new-yorkaises de Moon et de son entourage, savent que ces propriétés valent beaucoup plus que le chiffre avancé de 700 000 dollars. Une somme ridicule pour six hectares — dont 500 mètres carrés construits —, une grande villa et un bâtiment central qui tient plus du château que de la maison de campagne… Le tout dominant la rivière Hudson, dans un cadre magnifique, au cœur d’une des zones les plus huppées du grand New York.

Autre exemple : dès la fin des années cinquante, la Famille coréenne commence à acquérir de la terre, souvent pour une bouchée de pain. Des domaines entiers lui sont offerts par de nouveaux disciples fortunés. Elle possède aujourd’hui des milliers d’hectares dans le pays, y compris une île. Comment apprécier cette richesse ? Nombre de terrains, à Sootaek-Ri, à Inchon, à Cheongpyeong, proches de zones industrielles ou d’agglomérations en plein développement, ont enregistré une plus-value difficile à estimer…

Force est donc, pour toutes ces raisons, d’avancer prudemment sur le chemin d’une hasardeuse estimation, non pas de la fortune de Moon, mais des revenus globaux de l’Église, multinationale comprise.

Un haut dirigeant mooniste s’est déjà risqué à avancer des chiffres. En 1984, Mose Durst, bouillant président de l’Église américaine, marié à une Coréenne, affirme tout de go à United Press International que les différentes propriétés de l’Église dans le monde dégagent un revenu annuel de 500 millions de dollars. Le chiffre est impressionnant. Il correspond à peu près aux bénéfices, pour l’année 1983, de « monstres » tels que ITT, Philips Petroleum, Hitachi ou Unilever. Tous classés parmi les cinquante premières entreprises mondiales.

À première vue, il semble exagéré. La multinationale mooniste ne paraît pas, en effet, être en mesure d’assurer un chiffre d’affaires annuel supérieur à 1 milliard et demi de dollars, dont près de la moitié assuré par la pêche. Tous les chiffres partiels en notre possession le prouvent. Le groupe industriel coréen — y compris les deux usines allemandes de Tong II — ne dépasserait pas par exemple les 350 millions par an. Or, même si l’on crédite cette multinationale d’une productivité et d’une rentabilité supérieures à la moyenne des groupes mondiaux de cette taille, un milliard et demi de chiffre d’affaires ne peuvent dégager plus de 150 millions de dollars de bénéfices. Reste à justifier 350 millions de dollars pour rejoindre l’estimation de Mose Durst…

Si le « Père » de la Famille américaine dit vrai, c’est donc la structure « non lucrative » du Mouvement, c’est-à-dire l’Église mondiale, qui génère directement le plus gros des liquidités du « Nouveau Messie ».

Et, à y regarder de plus près, le « miracle » est possible.

La vente d’objets fournis par Happy World Inc., au Japon, peut, à elle seule, rapporter plus de 100 millions de dollars, si l’on en croit Soejima. 3 000 vendeurs — on s’en souvient — rétrocèdent directement à l’Église la quasi-intégralité de leurs énormes bénéfices. Mais l’Église japonaise a d’autres revenus directs : le produit des collectes et les salaires de ses membres.

En Corée, aux États-Unis, en Europe, en Amérique latine et en Afrique, la Famille pratique aussi le fundraising.

Aux États-Unis seulement, toujours selon Mose Durst, les activités regroupées sous ce vocable (vente de fleurs, de bulletins religieux, collectes sur la voie publique, recherche de contributions financières et de donations, etc.) peuvent rapporter entre 20 et 30 millions de dollars par an. En extrapolant à l’échelle mondiale, entre 80 et 100 millions…

Quant au poste « rétrocession de salaires », nous l’avions estimé, au terme de la première partie de cet ouvrage, à environ 50 millions de dollars.

Tous comptes faits, nous nous rapprochons donc du chiffre avancé par Mose Durst. Rappelons-le néanmoins encore une fois, il ne s’agit là que de projections à partir de données partielles.

Une évidence s’impose cependant : en 1984, l’Église a investi 100 millions de dollars en activités politiques et idéologiques pour les seuls États-Unis. Cinquante millions pour le Washington Times ; cinquante millions pour CAUSA ! Peut-on imaginer que l’empire capable d’un tel effort financier sur un seul continent ne dispose pas de ressources au moins cinq fois plus importantes pour agir partout dans le monde et entretenir sa propre croissance ?

Mose Durst ne bluffe pas : l’empire Moon est très certainement l’une des cinquante premières puissances privées de la planète.

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La bombe Fraser

Le journal tombe à pic pour épauler l’Église dans la terrible polémique publique qui l’oppose, dès la fin 1976, au représentant démocrate — et libéral — Donald Fraser, le président de la sous-commission de la Chambre chargée d’enquêter sur les relations coréano-américaines.

Depuis que ses investigations ont commencé en 1976, la grande presse se fait régulièrement l’écho, souvent sans les vérifier, des premiers résultats de l’enquête. Présentées de façon plus ou moins sensationnelle, ces révélations finissent par établir dans l’opinion que Moon est un personnage multiple, autant politique et commercial que religieux. Les relations de son Église avec le gouvernement coréen et ses services secrets apparaissent jour après jour. C’est plus que ce que l’image de la Famille peut supporter sans pâlir.

Ne pouvant démentir sur le fond, le News World va tenter de discréditer l’enquêteur. Alors que Donald Fraser mène campagne électorale pour les sénatoriales dans le Minnesota, le journal l’accable, tout au long de l’année 1977, d’accusations dont on ne se remet pas aux États-Unis : Don Fraser serait un ancien trotskiste, il aurait des relations secrètes avec la Corée du Nord et travaillerait vraisemblablement pour l’Union soviétique. Plus efficace encore, le News World avance que Don Fraser a engagé pour mener l’enquête, sur des fonds publics, des personnalités connues pour leur antimoonisme militant, qu’il a transmis illégalement des informations à la presse pendant l’instruction du rapport et qu’il a largement utilisé dans sa campagne électorale le prestige que lui donne son poste de président d’une commission parlementaire chargée d’une enquête sur Moon.

Très vite, la minorité républicaine à la Chambre prend parti contre le démocrate du Minnesota. Les conservateurs en général lui emboîtent le pas. Don Fraser — l’un des représentants les plus progressistes du Parti démocrate — ne passera même pas l’obstacle des primaires pour les sénatoriales dans son État ! Les publications internes de l’Église évoqueront la Providence divine pour expliquer cet échec.

Quant au rapport définitif, publié en octobre 1978 après moult réajustements, dépouillé de certaines accusations non prouvées — « Moon tire ses origines d’un culte sexuel », titrait le Chicago Tribune le 27 mars 1978 —, il démontrera de manière prophétique que l’Église de l’Unification est tout à la fois multinationale et internationale politico-religieuse.

Huit ans plus tard, l’Église refuse toujours le qualificatif de politique, mais reconnaît ce qu’elle niait en 1978 : les différentes filiales et propriétés de la Famille constituent bien un tout un et indivisible : le Mouvement de l’Unification. Dès cette époque, le monde politique américain, et les conservateurs en particulier, savent donc qui est Sun Myung Moon. Ou, du moins, peuvent-ils le savoir s’ils le désirent. Le rapport Fraser est, en effet, déjà très complet sur les origines, la fortune, le financement, les moyens, les méthodes et les objectifs de la Famille. Ceux qui, désormais, collaboreront très étroitement avec « Père », à la Maison-Blanche, au gouvernement ou ailleurs dans les cercles du pouvoir, le feront en connaissance de cause.

À peine installé dans les kiosques, le News World plonge donc dans la mêlée. Pour se faire remarquer, il ne ménage pas ses efforts : format tabloïde, présentation agressive, qualité des photos, engagement de quelques bonnes signatures conservatrices et ouverture d’une tribune libre où s’expriment des personnalités diverses. Il réussit même un très beau « coup », en 1978, lors de la grande grève des journaux de New York. Alors que les trois principaux quotidiens de la ville cessent le travail, l’organe mooniste continue de paraître. Les journalistes et les ouvriers du livre moonistes ne sont pas des employés comme les autres…

Privés de leur lecture quotidienne, plus d’un million de New-Yorkais se rabattent sur le News World. Beaucoup y trouvent leur compte car le journal se veut résolument grand public. Le sport et les courses y tiennent, par exemple, une place de choix. Par ailleurs, s’adaptant, à ses débuts, à la situation très particulière de la grande ville et à sa tradition libérale et pluriculturelle, le journal n’affiche pas ses opinions ultra-conservatrices avec autant de vigueur que le Rising Tide. Il recevra même les félicitations du gouverneur de l’État, Mario Cuomo, un démocrate réputé modérément libéral.

Les échéances politiques majeures approchant avec l’élection présidentielle de 1980, le News World retrouvera sa voix pour soutenir Ronald Reagan. Toute la Famille se mobilise autour du candidat républicain. Sun Myung Moon et Bo Hi Pak contribuent officiellement au financement de la campagne, le CARP (la filiale universitaire de l’Église) fait cause commune avec les jeunes républicains sur les campus, et les colleurs d’affiches moonistes s’engagent dans les comités de soutien au futur président. Cette débauche d’énergie vaudra à « Père » un siège de VIP aux cérémonies d’investiture de 1981.

Le jour même des élections, alors que les Américains commencent à peine à voter, le News World titre sur toute sa première page : « Le raz de marée Reagan. » Se fiant aux derniers sondages et estimations qui lui ont été communiqués par l’état-major républicain, il prend le risque d’ajouter : « Il gagnera plus de 350 grands électeurs et l’emportera aussi à New York. »

Il sera le seul journal à le faire.

Dans la nuit, alors que toutes les télévisions confirment sa victoire, Ronald Reagan se saisit d’un exemplaire de la une historique du News World, la présente aux objectifs et pose ainsi longuement pour les photographes.

La photo fera le tour du monde.

Sun Myung Moon n’est plus très loin du Paradis.

 


 

15. À la rescousse en Amérique latine et centrale*

(* Ce chapitre reprend en partie notre article, écrit avec Alejandro Alem, et publié dans Le Monde diplomatique de février 1985.)

Né de la confiance de Moon

C’est de son bureau situé au troisième étage du quotidien Ultimas Noticias, à Montevideo, que Julian Sali, le directeur du journal, gère aussi ses autres affaires : deux imprimeries, le principal hôtel de luxe de la ville et la troisième banque du pays, sans compter un certain nombre de propriétés foncières. Cet empire local, il le doit au fondateur de l’Église de l’Unification.

Au mur, une photo : le président Reagan serrant avec effusion la main du colonel Bo Hi Pak, ancien officier de l’armée sud-coréenne et actuel bras droit du révérend Moon.

À quarante et un ans, Julian Safi « vaut » aujourd’hui plus de cinquante millions de dollars. Ancien journaliste, responsable de la propagande de la dictature uruguayenne il y a encore cinq ans, il n’en revient pas : « Je ne suis pas un homme d’affaires… Si j’en suis là, ce n’est pas parce que je suis un génie des affaires, mais parce que j’ai la confiance du révérend Moon. »

Julian Safi a eu beaucoup de chance. À vingt ans, il est reporter à La Mañana, grand quotidien conservateur du matin, et ne semble pas destiné à une carrière brillante. Mais il rencontre et épouse la fille du patron du journal, Manini Rios, un cacique de la droite du Parti Colorado, l’un des deux grands partis traditionnels de l’Uruguay. Il n’en devient pas pour autant un journaliste talentueux. Ses anciens confrères gardent le souvenir d’un professionnel sérieux mais sans envergure. Il progresse néanmoins rapidement dans l’entreprise de son beau-père, pour devenir successivement directeur de La Mañana et d’El Diario, autre journal du groupe. Il se lie alors avec les milieux d’extrême droite, par l’intermédiaire de son beau-frère, Hugo Manini Rios, l’un des dirigeants de la Juventud Uruguaya de Pie, organisation de jeunesse fascisante. Julian Safi entretient déjà à l’époque de bonnes relations avec les ambassades de Taiwan, d’Afrique du Sud et de Corée du Sud. Invité, il réalise plusieurs reportages dans ces trois pays.

C’est sans surprise que, après le coup d’État militaire de 1973, on le retrouve à la tête de l’équipe de journalistes qui travaillent pour la direction nationale des relations publiques du gouvernement militaire. En janvier 1980, il fait la connaissance du colonel Bo Hi Pak, qui effectue, dit-il, la tournée des journaux conservateurs du cône sud, à la recherche de rédacteurs bilingues anglais-espagnol, pour lancer un grand quotidien de langue espagnole aux États-Unis. Un exemplaire du News World sous le bras, il a ainsi démarché La Nacion et El Mercurio à Santiago du Chili, mais aussi La Nacion et l’agence officielle de la dictature, Telam, à Buenos Aires, puis A Folha da Tarde au Brésil.

Sensibles aux arguments développés dans News World, qui ne cache pas ses positions anticommunistes et antiprogressistes, de nombreux journalistes de droite se lient à l’adjoint du révérend. Parmi eux : Manuel Fuentes (rédacteur en chef de La Nacion de Santiago), Tomas Mac Haie (rédacteur en chef du Mercurio de Santiago), Antonio Aggio (rédacteur en chef d’A Folha da Tarde de Sào Paulo, et surtout Antonio Rodriguez Carmona, journaliste à Telam, qui, depuis 1979, travaille au lancement du futur quotidien en espagnol. Carmona présente le colonel Bo Hi Pak à Julian Safï, qui accepte son offre de suivre un stage d’un mois à New York, au sein de l’équipe du nouveau journal, qui, quelques mois plus tard, paraîtra sous le titre de Noticias del Mundo.

L’Uruguayen en revient transformé. Il a rencontré Moon et découvert que le révérend, installé aux États-Unis, est beaucoup plus qu’un chef religieux. C’est l’un des hommes les plus riches de la planète, et il souhaite mettre les bénéfices de sa multinationale au service d’une nouvelle internationale anticommuniste. Le projet qu’il expose au petit directeur de journal uruguayen est grandiose. « La troisième guerre mondiale a commencé, dit Moon ; elle ne se gagnera pas les armes à la main mais sur le terrain des idées. » Pour vaincre le communisme partout où il menace — en Amérique latine en particulier — le « Nouveau Messie » veut se doter de deux instruments : un groupe de presse international moderne, très professionnel, et une organisation transnationale chargée de former et d’orienter des leaders dans les pays choisis, un bras politique pour l’Église de l’Unification.

Le groupe de presse devrait s’appuyer sur la société éditrice des deux premiers journaux publiés par Moon aux États-Unis : le News World et Noticias del Mundo (créé le 22 avril 1980). La société, qui s’appellera successivement News World Communications puis Time Tribune Corporation, s’enrichira, sous la houlette de son président Bo Hi Pak, d’un titre prestigieux, le Washington Times (1er mars 1982), chargé de concurrencer le grand quotidien libéral Washington Post ; ensuite elle fera du News World le New York Tribune pour le lancer avec beaucoup plus de moyens contre le libéral New York Times.

Quant à l’Internationale, nous l’avons déjà rencontrée plusieurs fois dans les pages qui précèdent : elle s’appellera CAUSA ; fondée en 1980 à New York par le révérend Moon lui-même, elle est aussi confiée au président Bo Hi Pak ; elle s’attaquera en priorité au cône sud de l’Amérique.

Julian Safi est chargé d’appliquer ce schéma en Uruguay ; on lui en donne les moyens : 51 millions de dollars sont déposés courant 1980 sur le compte de la Banco de Credito — troisième banque d’Uruguay — par l’intermédiaire d’une banque « off shore » de l’île de Grand Cayman*, Kami Ltd**, dont Safï lui-même est devenu propriétaire par l’un de ces jeux d’écritures rapides et discrets dont les places financières internationales ont le secret. La même année, il reçoit du renfort en la personne de Stephen Boyd, jeune missionnaire américain de l’Église, qui s’installe à Montevideo. Ils vont pendant quatre ans travailler la main dans la main, se répartissant les tâches, bientôt secondés par deux autres membres de la secte, les Allemands Ingrid et Werner Lindeman.

La tournée des dictatures

Tout va alors très vite. Les relations de Julian Safi dans les milieux militaires et conservateurs donnent à plein. En avril 1981, se réunit le premier séminaire de CAUSA-Uruguay. Il montre parfaitement à quel point Moon compte s’appuyer sur les militaires latino-américains pour mener sa croisade.

La réunion se déroule dans les locaux de la direction nationale du Tourisme, qui dépend du gouvernement. Assis dans la salle, écoutant le discours d’ouverture du colonel Bo Hi Pak : le général Luis Queirolo, commandant en chef de l’armée uruguayenne, que Bo Hi Pak vient de rencontrer en audience privée ; le ministre de l’Industrie et de l’Energie, Francisco Toureilles, qui lui aussi a reçu le colonel sud-coréen ; le colonel Larroque, patron de la direction nationale des Relations publiques, et le ministre de l’Intérieur, Alejandro Rovira.

* Paradis fiscal situé au sud de Cuba, au nord-ouest de la Jamaïque.

** Raison sociale vraisemblablement inspirée du nom du « ministre des finances » de Moon, Takeru Kamiyama.

La presse n’a pas été admise. Seule la revue El Soldado, le mensuel de l’armée, couvrira l’événement dans son numéro 72. Bo Hi Pak n’y va pas par quatre chemins : « Tous les hommes et toutes les nations doivent triompher ensemble du communisme… C’est un mouvement international qui doit affronter le communisme international. Mes chers amis, en matière de victoire sur le communisme, je veux que l’Uruguay soit un modèle pour le reste du monde. Ce pays fut le premier en Amérique du Sud à subir les assauts communistes et à les repousser avec succès ; dès lors, il est logique que le mouvement CAUSA arrive tout d’abord en Uruguay. Je crois que l’unificationnisme peut produire dans ce pays des leaders dynamiques et dévots qui aident le monde à se libérer de l’impérialisme communiste. »

Avant de quitter l’Uruguay, Bo Hi Pak rencontre le président de la République, Aparicio Mendes. Julian Safï assiste à toutes ces réunions où l’on évoque les projets de Moon en Uruguay.

En fait, Bo Hi Pak n’est pas venu spécialement de New York pour rencontrer les dirigeants uruguayens. Il inclut sa visite à Montevideo dans une tournée qui marque les débuts de CAUSA en Amérique latine. La première étape l’a conduit à Asuncion (Paraguay) où le général Stroessner le reçoit le 2 mars 1981. Bo Hi Pak ne cache pas que le dictateur paraguayen l’a profondément impressionné.

« Je crois, dit-il, que c’est un homme spécial, élu par Dieu pour diriger son pays. » Le premier séminaire d’Asuncion réunit à l’Institut d’éducation supérieure plusieurs ministres, leaders politiques et doyens de faculté. Grâce à l’entremise de Juan Manuel Fuentes, président local de la Ligue anticommuniste et proche du président-dictateur, les membres de l’Église de l’Unification donneront bientôt des cours politiques dans les locaux du parti au pouvoir.

Troisième étape, vraisemblablement la plus importante après l’Uruguay : la Bolivie. Le colonel Bo Hi Pak s’y trouve en pays de connaissance. Des transfuges nord-américains de l’Église de l’Unification ont affirmé à plusieurs reprises que Moon, depuis New York, avait annoncé en privé le coup d’État du général Garcia Meza un mois à l’avance. C’est précisément le dictateur bolivien qui préside le dîner offert en l’honneur de Bo Hi Pak au Sheraton de La Paz, et c’est son chef d’état-major, le général Jorge Aguila Teran, qui prononce le discours inaugural du désormais traditionnel séminaire.

Les militaires boliviens renvoient l’ascenseur à un homme qui les a beaucoup aidés. Un ancien de CAUSA-Bolivie a raconté comment : Alfredo Mingolla, agent des services argentins emprisonné à La Paz par la police du président Suazo, en 1983, après la tentative d’attentat contre le vice-président Jaime Paz Zamora, confie au magazine Stern en 1984 que Thomas Ward (membre de la direction de CAUSA International) a participé directement à l’organisation du coup d’État du 17 juillet 1980. Il aurait collaboré à cette occasion avec le patron de l’antenne bolivienne de la Ligue anticommuniste mondiale, et surtout avec Klaus Barbie, qui travaillait alors aux préparatifs avec le colonel Luis Arce Gomez*.

* Cf. Ladislas DE HOYOS, Barbie, Robert Laffont, Paris, 1984, p. 236.

Jean-Pierre Gabriel écoutera cette extraordinaire histoire avec un léger sourire, sans juger bon de démentir formellement les accusations de l’agent argentin. « Oui, me dira-t-il en 1985, après avoir consulté Tom Ward par téléphone, nous connaissons Mingolla. Il a travaillé avec nous en Bolivie à l’organisation de plusieurs séminaires. Mais pour que vous puissiez mieux juger de la valeur de son témoignage, je vous dirai qu’il a été libéré de sa prison bolivienne trois jours seulement après ses déclarations au Stern. »

Curieux mode de défense…

En 1984, le ministère de l’Intérieur bolivien, confirmant des informations émanant de transfuges moonistes de New York, révélera que Moon et CAUSA ont offert 4 millions de dollars aux putschistes de 1980 et que, dans les mois suivants, 50 000 livres de l’Église de l’Unification ont été acheminés d’Uruguay à La Paz par l’US Air Force.

CAUSA-Bolivie reconnaît en tout cas avoir organisé plusieurs séminaires sur l’unificationnisme au collège militaire de l’armée à La Paz, devant des auditoires de plusieurs centaines de jeunes officiers.

La chute du général Garcia Meza en septembre 1981 mettra un terme à l’un des projets les plus ambitieux de Moon en Amérique latine : quelques mois auparavant, la Famille avait sollicité un permis de construire pour un ensemble immobilier de 42 millions de dollars comprenant une station de radiotélévision.

La tournée des dictatures se poursuit au Chili du 22 au 26 juin 1981. Le premier séminaire de CAUSA au Chili se déroule dans les locaux officiels : la Casa Colorada, berceau de la Constitution chilienne.

Le président de séance résume ainsi l’objectif de la réunion : « Tout d’abord nous voulons exposer le thème central des conférences, qui consiste en une critique aiguë de la philosophie marxiste, dans sa forme originale, et des réformes introduites par les penseurs postérieurs. Ensuite nous voulons avancer une contre-proposition, l’unificationnisme, une idéologie qui peut vaincre le communisme sur le terrain philosophique et résoudre les problèmes qui ont favorisé la naissance et le développement du communisme. »

Dans la salle, comme toujours, une pléiade de journalistes, d’universitaires et de responsables politiques. Le banquet final offert dans les salons du Sheraton donne au colonel Bo Hi Pak l’occasion de rendre un hommage appuyé au général Pinochet et au renouveau économique du Chili. En présence du représentant personnel du dictateur, Jovino Novoa, et du général Claudio Lopez, qui s’écrie : « Nous savons que des hommes comme le révérend Moon et vous-même êtes des piliers de la lutte contre le communisme international ! »

Quelques semaines plus tard, une jeune missionnaire américaine de l’Église de l’Unification à Santiago avoue ingénument à un journaliste de la revue démocrate chrétienne Hoy que Bo Hi Pak a longuement rencontré Pinochet en 1980 avant de lancer CAUSA au Chili.

Des chrétiens pas très catholiques

Les militaires argentins au pouvoir depuis 1976 se montrent moins résolus à soutenir la croisade mooniste. Lors de sa tournée de 1979-1980, Bo Hi Pak, alors à la recherche de journalistes bilingues, profite de l’escale de Buenos Aires pour exposer au général Antonio Llamas, secrétaire à l’Information du dictateur Videla, ce qui fut le premier grand projet de presse de Moon en Amérique latine : acheter — pour en changer la ligne bien sûr — le Buenos Aires Herald, grand quotidien en anglais d’Argentine et ferme adversaire de la dictature sur le terrain des droits de l’homme. Le projet aurait eu, dit-on, la sympathie du général Videla. Toujours est-il que l’affaire ne se fait pas, le gouvernement n’ayant pas exercé de pressions suffisantes sur les propriétaires du journal. L’année suivante, quand Bo Hi Pak fait le tour de l’Amérique du Sud, de séminaire de CAUSA en séminaire de CAUSA, le général Videla et l’amiral Massera — tous deux pourtant membres actifs de la Ligue anticommuniste mondiale — refusent de rencontrer le colonel sud-coréen. Volonté de se démarquer politiquement de Moon ou méfiance religieuse du très catholique Rafael Videla, on ne saura pas ce qui motive le refus.

La collaboration entre la Famille et les militaires argentins se poursuivra cependant de manière très discrète. Comme en Uruguay, le colonel a en effet vite fait savoir à l’état-major que son Mouvement pouvait lui fournir du matériel ou des équipements militaires. L’offre sera très sérieusement examinée. Levant un coin du voile sur ces tractations, le général Albano Harguindeguy, ancien ministre de l’Intérieur de la dictature, affirmera à l’un de nos enquêteurs qu’une entreprise mooniste de Corée a vendu des parachutes et des uniformes à la deuxième junte militaire.

Les secteurs les plus réactionnaires de l’Église argentine soutiennent alors la démarche du Sud-Coréen : Mgr Antonio Plaza, archevêque de La Plata, offre son patronage au premier séminaire de CAUSA-Argentine, organisé par l’université catholique de La Plata. Mme Hebe de Bonafïni, présidente des Mères de la place de Mai, accuse Mgr Plaza d’avoir directement participé à la répression. Elle dit avoir eu recours à lui en février 1977, peu de temps après la disparition de son fils, alors qu’elle ne militait pas encore pour les disparus et les droits de l’homme. Son témoignage est accablant : l’évêque la reçoit et l’oriente vers un bureau au sous-sol de la cathédrale où un policier — à la retraite, lui dit-on — peut lui donner des informations sur son fils. Au bout de quelques minutes, elle se rend compte que l’homme n’est pas là pour l’aider mais bien pour lui soutirer, sur l’entourage de son fils, des informations que la police n’a pas pu obtenir par d’autres moyens. D’autres mères s’adressant à Mgr Plaza quelque temps plus tard tomberont dans le même piège.

Mgr Plaza, qui en cette année 1981 vient d’être reçu personnellement par Jean-Paul II, est l’un des prélats intégristes les plus engagés dans la bataille contre la théologie de la libération. Le deuxième numéro de la revue CAUSA en espagnol lui consacre sa couverture — la photo montre le Saint-Père lui donnant l’accolade — et un éditorial édifiant sur les alliances que Moon souhaite conclure avec l’Église catholique : « Pour tous ceux qui sont conscients de la menace que représente le communisme athée pour les chrétiens d’aujourd’hui, l’ascension du pape Jean-Paul II au leadership ecclésiastique constitue un acte de Dieu… L’archevêque [de La Plata] joue un rôle très important dans l’effort du Saint-Père visant à démontrer que communisme et christianisme sont incompatibles… »

Les convergences idéologiques n’expliquant pas tout, comment les moonistes ont-ils réussi à se lier aussi étroitement avec l’un des plus grands diocèses d’Amérique latine, alors que les épiscopats du continent — brésiliens et centro-américains en particulier — ne cachent pas leur répugnance face au phénomène sectaire ?

La réponse viendra trois ans plus tard, le 15 novembre 1984. Ce jour-là, dans un salon d’honneur des Nations unies à New York, le recteur de l’université catholique de La Plata, Nicolas Argentato, décerne un doctorat honoris causa à l’épouse de Sun Myung Moon — son mari est alors emprisonné pour fraude fiscale — et au colonel Bo Hi Pak. À peine connue, la nouvelle fait scandale en Argentine. D’autant plus que les rumeurs les plus alarmantes courent à Buenos Aires : la Famille aurait l’intention de racheter certains journaux en difficulté — La Prensa et Ambito financiero — pour les lancer dans la bataille contre le « marxiste » Alfonsin. Elle jouit en tout cas de nombreuses amitiés au sein de ces deux rédactions passablement anticommunistes.

Les envoyés spéciaux des grands magazines politiques argentins font donc le siège de Nicolas Argentato et lui demande de s’expliquer.

Ce qu’il fait sans la moindre gêne. Il déclare à l’hebdomadaire Siete Dias : « L’Université a établi des liens avec le révérend Moon et M. Bo Hi Pak. Ils nous ont beaucoup aidé […]. Ils nous ont fait un don que je qualifierais de très généreux. 120 000 dollars. Vous imaginez ce que ce chiffre représente en Argentine ? Cela nous a permis de créer la chaire de journalisme. Nous avons constaté que nous avions des intérêts communs […]. Il faut donc chercher à s’allier avec ceux qui vous sont philosophiquement proches.., »

Le dernier séminaire de la tournée se déroule à l’hôtel Othon de Rio de Janeiro, face aux plages de Copacabana. Aucune personnalité locale de premier plan n’y participe. Car, à la différence des autres pays de la région, Moon a ici investi plus d’efforts dans le développement de son Église que dans le renforcement de son organisation politique. En cet été 1981, Moon compte au Brésil des milliers de fidèles répartis dans cent vingt centres urbains, y compris toutes les capitales d’État. Jouant de la religiosité profonde, confuse et composite du peuple brésilien, l’Église de l’Unification a percé ici comme nulle part ailleurs en Amérique latine.

Certes, la secte jouit de sympathies chez certains officiers de l’armée, de l’Ecole de guerre ou de la police politique (on retrouvera leurs noms dans la liste des invités au séminaire panaméricain de CAUSA à Montevideo en 1984), et l’un des dirigeants de l’Église, M. Dairo Vicente Ferraboli, déclare à la police de Rio Grande do Sul, en septembre 1981, que le gouverneur Maluf de São Paulo, candidat présidentiel, qui sera battu en janvier 1985 par Tancredo Neves, a assisté à plusieurs dîners offerts par la secte. Mais tout cela tient plus de la relation et de l’engagement personnel que de la stratégie concertée, comme en Uruguay ou en Bolivie.

Le principal orateur au séminaire de Copacabana mérite néanmoins une mention : il s’appelle Paul Perry. La revue CAUSA ne lui attribue pas d’autre titre que celui de professeur. En revanche, Alfredo Mingolla, l’agent argentin déjà cité, l’a rencontré à La Paz dans les locaux de CAUSA et le tient pour l’un des quatre moonistes ayant collaboré avec le général Garcia Meza.

 

Un journal, une banque et un hôtel à Montevideo

Dans un tel contexte, il apparaît que Julian Safi n’est pas chargé d’une mission isolée. Sa première préoccupation : fonder à Montevideo le grand journal populaire sur lequel, le cas échéant, pourra s’appuyer la propagande de CAUSA. Le 18 septembre 1981 naît Ultimas Noticias, un tabloïd imprimé en quadrichromie sur des rotatives modernes. Investissement ambitieux en ces temps de crise. La rédaction, composée de bons professionnels, est assez pluraliste.

Lancé à un prix défiant toute concurrence, Ultimas Noticias vise le grand public : faits divers à la une, importante rubrique sportive, informations politiques neutres. Le journal paraîtrait objectif si l’on ne lisait ses éditoriaux, marqués par un anticommunisme virulent, rédigés par deux éminents membres de CAUSA : Segundo Flores, dont le principal titre de gloire est d’être le beau-père du général Alvarez, président de la République, et José Galvez, universitaire. Deux hommes veillent au maintien de la ligne du journal : Carlos Estellano, qui quelques mois avant les élections de novembre 1984 était toujours conseiller de la direction nationale des Relations publiques du gouvernement, et Omar Piva, vieil ami de Julian Safï, venu lui aussi du groupe de presse Manini Rios.

« La ligne éditoriale du journal, sur le plan international, est anticommuniste, dit Omar Piva. C’est la seule discipline qui nous marque… En matière nationale, elle est indépendante, n’appuyant par exemple aucun parti en lice pour les élections de 1984. Le journal peut prendre des positions de gauche, modérées mais de gauche, pas nécessairement de droite. La seule condition qu’on nous impose, c’est d’être anticommunistes. »

Nombre de « papiers » internationaux sont fournis par le Washington Times ou Noticias del Mundo, auxquels Ultimas Noticias est affilié et, entre deux buts du club Peñarol et une campagne effrénée pour le groupe rock Menudo (équivalent latin des Jackson Five de Michael Jackson), on retrouve les grands thèmes développés par CAUSA, le Pentagone ou les militants de la doctrine de la sécurité nationale. En trois ans, Ultimas Noticias atteint le troisième tirage de la presse uruguayenne.

Ultimas Noticias est imprimé par Impresora Polo, autre propriété acquise par le fondé de pouvoir de Moon. La modernisation de l’entreprise a, à elle seule, coûté 1,5 million de dollars. L’imprimerie couvre en 1985 70 % du marché des publications et 15 % du marché du livre.

La plupart des brochures en espagnol de CAUSA International sortent d’ici, ainsi que certaines revues « amies », comme El Soldado, mensuel du Centre d’études militaires. Mais, politique commerciale oblige, bon nombre de revues politiques d’opposition de gauche et du centre se faisaient imprimer chez Polo jusqu’en novembre 1984. Stephen Boyd, missionnaire de l’Église et représentant local de CAUSA International, explique cette apparente contradiction : « Le but des affaires que possède le mouvement est d’appuyer non seulement CAUSA mais aussi les cent cinquante organisations [du mouvement] au niveau mondial. Ainsi existe-t-il en Uruguay différentes entreprises qui peuvent, au niveau international, nous aider dans notre travail. »

C’est sans doute dans la même optique que le mouvement s’est doté en Uruguay, à la charnière des géants brésilien et argentin, de deux instruments bien utiles : une banque et un grand hôtel pouvant accueillir des conférences.

El Banco de Credito, troisième banque uruguayenne, tombe dans l’escarcelle de Julian Safi, par petits paquets d’actions successifs, entre novembre 1982 et février 1983. L’argent qui sert à la transaction est, nous l’avons vu, déjà déposé dans cette banque. Outre Julian Safi, les nouveaux actionnaires, Mmes Elena Decker et Cecilia Fraga et la société Lindomar, sont totalement inconnus du milieu bancaire. La législation uruguayenne d’alors ne pose aucune condition à l’achat d’une banque nationale par des capitaux étrangers. Surtout quand les nouveaux actionnaires obtiennent, toujours par l’intermédiaire de Kami Limited, de Grand Cayman, un prêt de 63 millions de dollars déposé en garantie à la Banque centrale, en échange du rachat par celle-ci d’un portefeuille d’actifs à haut risque de la Banco de Credito.

Devant une telle avalanche de dollars, la presse et certains milieux financiers nationaux s’émeuvent. « Moon veut-il acheter l’Uruguay ? » Qu’importe, l’opération se poursuit. Il faut au Mouvement un grand hôtel de luxe doublé d’un centre de congrès qui puisse accueillir les différents séminaires organisés par CAUSA. Julien Safi acquiert donc pour 8 millions de dollars le seul hôtel de luxe de Montevideo, le Victoria Plaza, un quatre-étoiles, et projette aussitôt de le transformer en un complexe hôtelier unique en Amérique latine : deux tours reliées par un pont à cent mètres du sol, deux mille cinq cents chambres, une salle de conférences de mille deux cents places. Coût prévu : encore 8 millions de dollars. Justification avancée : créer deux mille emplois dans un pays en crise et transformer Montevideo en centre international de congrès.

Problème à résoudre : la deuxième tour devrait être construite sur l’emplacement d’un bâtiment officiel classé monument historique par la municipalité. Solution : échanger ce bâtiment contre un édifice présentant les mêmes caractéristiques — à savoir l’ancien siège des journaux de Manini Rios racheté par Julian Safi — et faire déclarer le projet d’intérêt national. C’est chose faite depuis septembre 1983. Contre l’avis de l’ordre des architectes et de diverses associations de défense de l’environnement, le gouvernement militaire signe le décret autorisant l’opération*.

*Le projet de transformation du Victoria-Plaza sera temporairement gelé par le gouvernement démocratique élu en novembre 1984. Mais grâce aux excellentes relations qu’il entretient au sein du parti Colorado au pouvoir, Julian Safi obtiendra finalement un nouveau feu vert de l’administration.

Pressé de questions sur ce sujet, le général Alvarez, président de la République, rappelle alors que la liberté de culte doit aussi s’appliquer à l’Église de l’Unification et précise : « En matière de lutte contre le communisme, il est évident que nous pensons pareil. » Et, fin septembre 1984, le général Rapela, ministre de l’Intérieur, à qui nous demandons s’il y a convergence idéologique entre le Mouvement de l’Unification et le gouvernement militaire, nous répond : « Idéologique ? Évidemment oui ! C’est pourquoi nous lui avons apporté le soutien et l’appui que nous offrons à toutes les organisations internationales ayant des affinités avec notre politique… ; [en outre] ce sont des gens qui travaillent pour le bien du pays, ils y créent de l’activité et laissent leurs bénéfices sur place. »

Voire ! Il reste que toutes les estimations convergent : en quatre ans, Moon aurait investi ou déposé en Uruguay environ 100 millions de dollars. Le dixième des exportations du pays. De quoi être pris en considération.

Julian Safï n’est pas, contrairement à ce qu’il dit, le dépositaire exclusif de la confiance et de la puissance du révérend Moon en Uruguay.

Le très catholique directeur d’Ultimas Noticias, d’origine maronite libanaise (il est décoré de l’ordre du Cèdre), est « secondé » de très près par le noyau dur de la secte : Ingrid Lindeman, missionnaire à l’origine, est directrice du Victoria Plaza et vraisemblablement porteuse des actions Lindomar de la Banco de Credito. Son mari, Werner, des documents notariés le prouvent, est, avec Julian Safï, copropriétaire de l’Impresora Polo.

Enfin, un troisième personnage joue ici un rôle évident : l’austère et néanmoins souriant Stephen Boyd, chef de l’Église de l’Unification en Uruguay, qui a ses grandes et petites entrées à toute heure du jour ou de la nuit au Victoria Plaza ou à la direction d’Ultimas Noticias.

Stephen Boyd, l’idéologue de Moon en Uruguay, la cheville ouvrière de CAUSA, qui inlassablement découvre, démarche, réunit, forme les cadres à travers lesquels tous les jours l’organisation étend son influence : politiciens, hommes d’affaires, journalistes, dirigeants étudiants, professionnels de secteurs de pointe (informatique en particulier). De séminaires restreints (« Développement de la théorie communiste », « Matérialisme dialectique et historique », « Théorie économique marxiste », « Critique du système de valeurs de l’Occident ») en « réunions de camaraderie », il rassemble en trois ans quelque trois cents leaders d’opinion potentiels dans le pays.

Du cône Sud à l’Amérique centrale

La tenue du premier congrès panaméricain de CAUSA à Montevideo, en février 1984, consacre sa réussite. Sous la présidence de Bo Hi Pak, quelque quatre cents délégués et observateurs venus de toutes les Amériques, d’Europe et d’Asie se réunissent autour de cinquante-huit sympathisants de CAUSA-Uruguay. Parmi eux, plusieurs grands électeurs de la droite des deux grands partis traditionnels Blanco et Colorado, et un certain nombre de personnages liés à l’appareil répressif de la dictature, dont Dolcey Britos*, le médecin psychologue accusé par Miguel-Angel Estrella d’avoir supervisé la torture au pénitencier de Libertad, et Jorge Guldenzoph, jeune fonctionnaire du ministère de l’Intérieur et secrétaire de CAUSA-Uruguay. Il y a dix ans, il était encore dirigeant étudiant… des Jeunesses communistes quand, dit-il, il a « abjuré le marxisme ». Depuis, si l’on en croit les témoignages d’actuels membres du comité central du Parti communiste uruguayen, il aurait personnellement dénoncé, arrêté, interrogé ou torturé près d’une centaine de militants de la Jeunesse communiste uruguayenne. Ses anciens camarades ne l’appellent plus que « Charletta » — le bavard.

* Un portrait de Dolcey Britos, par Ernesto Gonzalez Bermejo, a été publié dans Le Monde diplomatique de décembre 1983 sous le titre « Le maître des prisonniers ».

Mais la liste des invités au séminaire fait apparaître qu’en 1984 les préoccupations stratégiques de CAUSA se sont déplacées du cône sud vers l’Amérique centrale. En témoigne la présence du colonel salvadorien Domingo Monterrosa, ex-commandant de la 3e brigade de San-Miguel, spécialiste de la guerre psychologique*, et de Steadman Fagoth, patron de la guérilla Miskito antisandiniste, aux côtés de deux généraux américains à la retraite qui participent directement ou indirectement au programme d’aide à la Force démocratique nationale (FDN) basée au Honduras : le général Robert Richardson III, vice-président de « High Frontier », le lobby favorable à la « guerre des étoiles », et le général Ed Woellner, alors président de CAUSA-États-Unis, directeur de l’United Global Strategy Council, l’une des « boîtes à penser » de la droite républicaine qui pousse à muscler la politique centraméricaine du président Reagan.

* Mort dans son hélicoptère abattu par la guérilla en novembre 1984.

La volonté de CAUSA de soutenir les « durs » de l’équipe Reagan apparaît manifestement dans son action au Honduras au cours des années 1981-1984, lorsque l’armée américaine s’installe en force à la charnière d’El Salvador et du Nicaragua. CAUSA invite tout d’abord une dizaine de personnalités honduriennes à visiter la Corée du Sud, tous frais payés. Elles y rencontrent Moon. Parmi elles, le secrétaire à l’information de la présidence du Honduras et l’ambassadeur qui lui succédera à ce poste, Amilcar Santamaria. Tous deux sont aujourd’hui des piliers de CAUSA-Amérique latine. Ces mêmes personnalités organisent ensuite un séminaire de quatre jours sur l’anticommunisme à San Pedro Sula pour un millier de cadres politiques, hommes d’affaires, journalistes.

Les plus déterminés seront désormais de tous les séminaires internationaux organisés par le mouvement de l’Unification. Parmi eux, un personnage clé, présent au congrès panaméricain de Montevideo : Mario Belot, président de la Chambre de commerce du Honduras et de l’Association des éleveurs et agriculteurs. C’est l’un des fondateurs de l’Association pour le progrès du Honduras (APROH), organisation de droite regroupant tout ce que le pays compte d’hommes d’affaires et de politiciens influents sous la présidence du général Gustavo Alvarez, commandant en chef des forces armées jusqu’au 31 mars 1984.

Homme fort d’une démocratie musclée, partisan d’une intervention massive des États-Unis en Amérique centrale, le général Alvarez entretient avec CAUSA des relations suffisamment cordiales pour que Bo Hi Pak verse en 1983 sur les fonts baptismaux d’APROH la somme de 50 000 dollars. Les vives réactions de l’épiscopat hondurien à l’implantation de l’Église de l’Unification amèneront le général à restituer cet argent à CAUSA… huit mois après réception de la somme. L’obsession centraméricaine poussera aussi CAUSA à organiser en 1983 une grande tournée d’information (Fact Finding Tour) pour une centaine de journalistes américains et européens, leur ménageant des interviews privilégiées avec le général Rios Montt, ex-président du Guatemala, ou Edgar Chamorro, membre de la direction de la FDN antisandiniste, à la frontière du Honduras et du Nicaragua.

C’est la même obsession, couplée à la volonté de sensibiliser l’Europe au conflit centro-américain, qui conduira la Famille à réunir à Paris, en février 1985, un extraordinaire « plateau » de généraux et d’experts internationaux pour traiter de la « menace soviétique dans la Caraïbe ». Thème central des discussions : le Nicaragua est une base russe.

Jamais, sans doute, l’hôtel Méridien n’avait accueilli un aréopage aussi guerrier : une quarantaine d’officiers américains — pour la plupart à la retraite et reconvertis dans les « boîtes à penser » et les lobbies qui militent pour « la paix par la force » et la « guerre des étoiles » ; quatre généraux et un amiral argentin ayant occupé des postes importants pendant la dictature, dont Osiris Villegas, le défenseur du tristement célèbre général Camps, symbole de la répression dans son pays ; des Chiliens ; des Centro-Américains ; le général Close, ancien membre de l’état-major de l’OTAN, et « cerveau » de la Ligue anticommuniste mondiale en Europe.., Parmi les Français : quelques gradés d’extrême droite* et Roland Gaucher, membre du bureau politique du Front national…

Le conseil international de sécurité qui les accueille — tous frais payés — est l’une des multiples filiales du Mouvement mises au service de la campagne centro-américaine de l’administration Reagan. L’engagement contre la révolution sandiniste coûte cher à la Famille. Mais il peut lui rapporter gros : la considération définitive de l’Amérique.

* CAUSA-Europe réussira à « débaucher » pour d’autres séminaires les généraux à la retraite Albert Merglen — ancien patron du 2e REP — et Etienne Copel, auteur du best-seller Vaincre la guerre (Lieu Commun, Paris, 1984).

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Victoire sur le communisme

Habité par le rêve de la « marche sur Moscou », Sun Myung Moon pouvait-il ignorer les efforts de la Ligue anticommuniste mondiale ? Lui, dont la biographie officielle retrace la fuite héroïque d’un camp communiste ; lui qui, en 1975 déjà, invite plusieurs représentants des « nations captives » d’Europe de l’Est à écouter le fameux discours de Séoul où il déclare le communisme « ennemi de Dieu et de l’humanité » devant un million de personnes. Pouvait-il ignorer le général Singlaub, l’homme qui dit et fait tout haut ce qu’un mouvement religieux et idéologique comme l’unificationnisme est souvent contraint de penser et de faire tout bas ?

Evidemment non. Moon n’a ignoré ni l’un ni l’autre. Mais il a fait mieux. Il a déjà fait de l’Église de l’Unification l’un des piliers de la Ligue anticommuniste mondiale.

Le cheval de bataille mooniste au sein de l’« Internationale » anticommuniste s’appelle « Victoire sur le communisme », et a vu le jour un an seulement après le premier congrès de la WACL en 1967 à Taiwan.

Pour reprendre une expression consacrée de la phraséologie mooniste, la Fédération internationale pour la victoire sur le communisme « est née de la vision du révérend Sun Myung Moon ». Elle devait à l’origine prendre le nom de Fédération internationale pour l’extermination du communisme.

Officiellement, elle voit le jour en Corée en avril 1968. En fait, elle est en gestation depuis le coup d’État militaire qui a mis fin en 1961 à la présidence de Syngman Rhee. Un coup d’État que le révérend voit venir et accueille avec un plaisir non dissimulé. Car le premier président de la République de Corée n’a pas été tendre avec Moon. Il a toujours refusé de voir en lui un « Nouveau Messie » et l’a laissé jeter en prison. Tant qu’il sera au pouvoir, Moon sait que son Église est condamnée aux seconds rôles.

Or, nous l’avons vu, vers la fin des années cinquante, l’Église de l’Unification a reçu le renfort de quatre jeunes officiers, très liés aux futurs putschistes, dont Bo Hi Pak, qui sera attaché militaire de Corée à Washington. Deux d’entre eux deviennent bientôt de proches collaborateurs de l’organisateur du coup d’État, Kim Jong-Pil. Au lendemain de la prise du pouvoir, celui-ci fonde la KCIA et se préoccupe de consolider les bases politiques du régime. Par l’intermédiaire de ses deux collaborateurs moonistes, il apprend que l’Église de l’Unification est prête à s’engager, aux côtés du gouvernement, dans la bataille anticommuniste. Il rencontre les dirigeants moonistes et leur déclare qu’en retour il assure leur mouvement de son appui.

C’est alors qu’à travers la KCFF le Mouvement de l’Unification finance deux projets chers au gouvernement de Séoul et à la WACL : le « Freedom Center » de la capitale coréenne et Radio Free Asia (cf. chapitre 9). Le lancement de Victoire sur le communisme, en 1968, s’inscrit dans la même logique : occuper le terrain de l’anticommunisme, se rendre utile, puis indispensable. Gagner en influence et en pouvoir pour finir par imposer ses vues.

En pleine guerre du Viêtnam, comme naguère pendant la guerre de Corée, Séoul n’a qu’un souci : rassembler et unir les forces — disparates ? — encore prêtes à se battre pour sauver l’essentiel : Dieu, la famille, le profit. Mais en 1968, dans le tiers monde, la mode est plus à la libération des peuples qu’à la marche sur Moscou. Le président Park et son Premier ministre Kim Jong-Pil poussent donc à la création de la WACL en 1967 et militent pour que le secrétariat général de l’organisation ait son siège à Séoul.

C’est dans cette ambiance de mobilisation générale que Sun Myung Moon lance, début 1968, la Fédération internationale pour la victoire sur le communisme. Tout naturellement, des sympathisants moonistes participent au premier séminaire de la WACL organisé à Séoul en novembre 1968 dans les salons flambant neufs du Freedom Center. On trouve même dans la délégation coréenne un futur dignitaire de l’Église de l’Unification : le révérend Sung-Soo Lee. Quoi de plus naturel ? Le Mouvement de l’Unification n’a-t-il pas largement contribué au financement du Centre ? Il peut d’ailleurs être fier de cette réalisation : les matériaux les plus modernes, verre et béton, ont été utilisés pour ériger cette tour imposante qui domine un immense hall couronné d’un toit inspiré de l’architecture traditionnelle coréenne.

Sun Myung Moon ne réussira cependant pas à contrôler le chapitre coréen de la WACL. Les excellentes relations du colonel Bo Hi Pak avec certaines éminences du régime ne suffiront pas à vaincre les réticences d’une partie de la droite coréenne pour qui le « Nouveau Messie » reste un personnage douteux.

L’Église de l’Unification multipliera pourtant les opérations de charme. À plusieurs reprises, dans ses discours, Moon chantera les louanges du nouveau maître de son pays, le colonel Park Chung Hee. Rien n’y fera. Victoire sur le communisme ne sera jamais considérée comme le leader unique de l’anticommunisme coréen. Le secrétariat général permanent de la WACL établira bien ses quartiers au Freedom Center, pour de longues années, mais il échappera à la mainmise directe du « Maître ». Trop de gens, tout aussi anticommunistes que lui, s’inquiètent des progrès de l’unificationnisme. Les grandes Églises chrétiennes en particulier.

Victoire sur le communisme éprouvera moins de difficultés à s’imposer à l’étranger : au Japon et aux États-Unis où le nom de Moon ne provoque pas encore de réactions épidermiques, en cette fin des années soixante. Les succès remportés chez ces deux géants du monde libre consoleront vite les moonistes du demi-échec enregistré chez eux.

Moon, pilier de la WACL, ou un « chapitre » très religieux

La section japonaise de la WACL est mooniste. Aucune autre ne mérite mieux qu’elle le titre religieux de « chapitre » (en anglais, chapter) que les documents officiels de l’organisation confèrent aux représentations nationales.

Du président au colleur d’affiches, en passant par le trésorier, ses membres sont des fidèles de l’Église de l’Unification. Asian Outlook, la luxueuse revue de l’APACL, la branche asiatique de la WACL, brosse un tableau émouvant des premières expériences militantes des moonistes japonais. Nous sommes au début des années soixante-dix : « Les jeunes du Kokusai Shokyo Len Mei [la Fédération internationale pour la victoire sur le communisme] n’ont jamais épargné leurs efforts — discours publics, distribution de tracts et de journaux — pour dénoncer les intrigues des communistes chinois. […] Comme toute organisation à ses débuts, la Fédération a connu des difficultés financières. Mais ses membres ne se sont pas laissés abattre. Ils mettaient à profit leur temps libre, après le travail ou l’école, pour ramasser déchets et ferraille et les revendre. Même M. Osami Kuboki, le président, a mis la main à la pâte dans les moments critiques. Ils ont dû abandonner cette activité en raison des protestations du syndicat et ont alors gagné de l’argent en vendant des fleurs. […] Les membres de la Fédération sont en général honnêtes, efficaces et fidèles. Ils ne fument pas et ne boivent pas. Ils économiseraient le moindre sou pour financer leurs activités anticommunistes. […] Ils ont un slogan : “Marchons, marchons, marchons.” C’est aussi une manière de travailler. Ils marchent pour distribuer leurs tracts et leurs journaux, pour permettre aux Japonais de connaître le véritable visage des communistes. »

Le style est lourd, le ton partisan, mais Parisiens et New-Yorkais auront reconnu les frères des garçons et des filles qui les abordent parfois place de l’Odéon ou sur la Ve Avenue, un sourire angélique aux lèvres ou une fleur à la main.

Au Japon comme ailleurs, c’est leur âme que les jeunes moonistes remettent entre les mains du « Père ». Et, comme chacun sait, l’âme, à la différence de la vie, résiste au découpage en tranches horaires. L’article d’Asian Outlook nous en apporte la confirmation : « La Fédération édite un hebdomadaire, le Shiso Shimbun. […] Pris dans la journée par leurs activités de propagande anticommuniste, les membres de la Fédération travaillent au journal jusqu’à minuit. Au petit matin ils se lèvent pour distribuer le journal, pour apporter la pensée anticommuniste dans chaque famille. Parfois ils devront marcher plusieurs kilomètres pour déposer un exemplaire. » Quelle organisation politique ne rêverait de militants aussi dévoués que les enfants de Moon ?

Suzanne Labin, qui dirige le chapitre français pendant toutes ces années, garde un souvenir ému de la IVe conférence de la WACL organisée par les moonistes à Tokyo en 1970. « 30 000 personnes aux cérémonies officielles, des banderoles et des affiches partout dans la ville dénonçant la Chine et l’Union soviétique ; des centaines de jeunes distribuant des tracts. La plus imposante manifestation tenue dans un pays ne se disant pas officiellement anticommuniste… »

Seules les conférences subventionnées par les gouvernements de Taiwan et Séoul ont rassemblé des foules plus nombreuses. L’effort financier consenti par l’Église de l’Unification est à la hauteur des ambitions de Sun Myung Moon. S’adressant un an plus tard à ses disciples, le « Maître » reconnaîtra que la conférence de Tokyo a coûté un million de dollars. Il avait donné l’ordre d’offrir à ses invités le plus beau meeting jamais tenu par une organisation anticommuniste.

Les travaux, qui rassemblent une centaine de délégations, sont présidés par un fidèle de la première heure, Osami Kuboki, surnommé Henry. Moon lui a confié la direction de l’Église et la présidence de Victoire sur le communisme au Japon. Il siège aussi au conseil d’administration de l’International Cultural Foundation, une filiale culturelle et scientifique du Mouvement qui tentera bientôt de gagner à l’Église la sympathie des savants du monde entier. Marque suprême de la confiance dont lui témoigne le « Père », Osami Kuboki deviendra plus tard actionnaire de la première banque du Mouvement aux États-Unis (cf. chapitre 12).

L’opération se révèle payante. Les retombées de la réussite de la conférence de Tokyo sont immédiates. Très vite, Osami Kuboki devient un personnage essentiel de l’« Internationale » anticommuniste. Sa rondeur, son sourire, sa bonne volonté séduisent. Sa puissance impressionne. En mai 1974, Asian Outlook, la revue de l’APACL prête à l’organisation japonaise 200 000 militants — dont une majorité de non-moonistes —, 90 000 cellules, trois centres d’entraînement — on y enseigne les « contre-propositions » moonistes au marxisme et… les arts martiaux —, une presse périodique, souvent confidentielle, diffusant 19 millions d’exemplaires, et 200 bus pour transporter leurs propagandistes en zone rurale.

Pas de doute, monsieur Kuboki mérite considération. Même si l’on fait la part de l’exagération inhérente à ce genre de publication militante et si l’on admet que l’infrastructure de Victoire sur le communisme recoupe celle de l’Église japonaise ! Plus encore, le représentant de Moon au pays du Soleil levant est parfaitement accepté par l’establishment conservateur. Il peut se prévaloir du soutien officiel de personnalités très en vue — anciens et futurs Premiers ministres, dirigeants du Parti libéral — et de la solidarité, discrète mais efficace, de l’extrême droite. Mais cela est une autre histoire.

Revenons donc à l’essentiel : pendant quinze ans, de 1970 à 1985, Osami Kuboki va peser d’un poids certain dans la définition des stratégies anticommunistes.


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22. La France, tête de pont sur le front européen

La décision de CAUSA d’ouvrir un « front européen » tombe mal pour la Famille française. Elle se remet à peine de la « rafle rogatoire » que le fisc lui notifie un redressement fiscal de quelque 35 millions de francs (cf. chapitre 6).

Sur le conseil de son avocat, Me Haggaie, l’AUCM se replie en bon ordre : la publication du Nouvel Espoir est temporairement interrompue, les opérations de fundraising sont mises en veilleuse, la propagande sur la voie publique est progressivement abandonnée… Il faut « faire pauvre ».

C’est cette période de vaches maigres que l’état-major américain choisit pour lancer son offensive politique en Europe. Tout le poids de l’opération reposera sur l’équipe du Nouvel Espoir : Pierre Ceyrac, Jean-Pierre Gabriel, Laurent Ladouce, Abraham Lancry et quelques autres. On les juge plus politiques que leurs « frères » allemands à qui Sun Myung Moon fait en revanche totalement confiance pour accélérer le développement de la multinationale en Europe.

Guerre au pacifisme !

L’Église française traversant une mauvaise passe, il faudra recourir au financement extérieur pour mettre en place les nouvelles infrastructures. La création de CAUSA-Europe implique en effet l’acquisition de locaux pour héberger les permanents et accueillir les séminaires de formation idéologique. Elle signifie aussi, à court terme, le contrôle financier d’un grand hôtel de luxe — type Victoria Plaza à Montevideo — équipé pour recevoir, sans déchoir, l’élite éclairée du vieux continent. Elle requiert enfin des fonds considérables pour l’organisation régulière de conférences et de voyages de presse.

L’argent viendra des Etats-Unis.

Le colonel Bo Hi Pak n’attendra cependant pas que CAUSA-Europe soit opérationnelle pour inaugurer sa campagne européenne.

En octobre 1983, dans la foulée de la réunion de Cartagène, la conférence mondiale des Médias et CAUSA International invitent environ 130 journalistes à réfléchir, de Londres à Berlin, en passant par Paris et Bonn, sur les dangers du pacifisme en Europe. Ce « voyage d’études sur le mouvement de la paix » sera dirigé par le numéro deux de l’Église lui-même. A chaque étape, les participants seront « briefés » par des « experts ». On leur montrera une grande manifestation pacifiste en Allemagne et, en contrepoint, le mur de Berlin.

C’est la contribution de Moon à la bataille des euromissiles.

Le colonel Bo Hi Pak a fait en sorte que l’Amérique sache que, sur ce terrain aussi, la Famille est en première ligne : les journalistes les plus nombreux sont américains. Oh ! pas des stars du petit écran, pas des éditorialistes de premier plan — ceux-là étaient à Cartagène —, mais d’honnêtes journalistes conservateurs, ravis d’être conviés à un si joli voyage, et qui ne manqueront pas d’en rendre compte à Miami, Los Angeles, Chicago ou Anchorage (Alaska).

Quelques Français acceptent l’invitation. La popularité de Moon est pourtant au plus bas en cette fin de 1983 : l’AUCM est accusée de fraude fiscale et le député socialiste Alain Vivien promet pour bientôt à l’Assemblée nationale un rapport détonant sur les sectes.

Le programme initial, distribué le 14 octobre aux participants, peu de temps avant la réception inaugurale offerte à l’hôtel Sofïtel, prévoit que Marie-France Garaud, présidente de l’Institut de géopolitique, prendra la parole le lendemain lors du premier dîner officiel. Elle se désistera au dernier moment. Cela n’empêchera pas la revue CAUSA (1984, n° 1) publiée aux Etats-Unis de rapporter à ses lecteurs les propos qu’elle n’a pas tenus : « Prenant la parole devant les participants au voyage d’études, Marie-France Garaud […] a décrit le rôle de la France dans l’Alliance atlantique et celui des forces armées de son pays dans le dispositif défensif occidental. » L’orateur avait-il préalablement communiqué le texte de son allocution aux organisateurs ? Je n’ai pu éclaircir ce point de détail.

En revanche, un proche de l’ancienne candidate aux présidentielles, le général Pierre Gallois — numéro quatre sur sa liste aux législatives de mars 1986 — interviendra quelques jours plus tard à Londres devant les invités de Bo Hi Pak sur le thème : « La signification politique et militaire des euromissiles. »

Jacques Soustelle et Philippe Malaud, le président du CNIP, prévus au « menu » des banquets des 18 et 19 octobre seront, eux, au rendez-vous.

Tout comme Edouard Sablier, célèbre chroniqueur diplomatique de France-Inter, gaulliste et curieusement antisoviétique militant, qui préside la séance plénière de la conférence. Convenons-en, malgré les difficultés du moment, Pierre Ceyrac et Jean-Pierre Gabriel ont rassemblé un échantillon d’« invités d’honneur » tout à fait convenable.

Les conférenciers intervenant en commission ne sont pas non plus des inconnus : Jean-Marie Benoist, collaborateur de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, disserte sur l’« idéologie et la stratégie du pacifisme et du neutralisme » ; François-Georges Dreyfus, universitaire strasbourgeois spécialiste de l’Allemagne et conseiller de la direction de Magazine Hebdo, se penche sur les liens existant entre « protestantisme et pacifisme en République fédérale d’Allemagne » ; et… l’inévitable Nicolas Tandler évoque les liens existant entre le Mouvement de la Paix français et le PCF.

Sous les lambris de l’Hôtel de Ville

Indubitablement, cette première campagne mooniste sur le sol français connaît quelques succès. La presse ne s’est pas encore intéressée aux activités politiques de Pierre Ceyrac et de ses amis, CAUSA-Europe n’existe toujours pas officiellement, et les invités peuvent, en toute quiétude, s’afficher en compagnie du colonel Bo Hi Pak. La visite du Coréen et d’une partie de l’état-major de CAUSA International passera d’ailleurs quasi inaperçue.

Les moonistes ont pourtant tout fait pour donner le maximum de retentissement à l’événement. Jean-Pierre Gabriel a même réussi à négocier avec les conseillers de Jacques Chirac, à la mairie de Paris, que les participants au Fact Finding Tour, Bo Hi Pak en tête, soient officiellement reçus à l’Hôtel de Ville. Cela n’a pas été facile, mais l’adjoint de Pierre Ceyrac a su utiliser intelligemment ses quelques atouts, et tout spécialement Nicolas Tandler qui, nous l’avons vu, a ses grandes et petites entrées au RPR. « J’ai eu plusieurs contacts téléphoniques avec un responsable de la mairie de Paris dont j’ai oublié le nom (sic). On ne m’a pas caché qu’il existait quelques réticences à nous recevoir, mais nos amis ont fini par convaincre la mairie de le faire. »

Il vient tout de suite à l’esprit que Joël Galli, conseiller en communication de Jacques Chirac, aurait pu, un an avant son invitation à Tokyo, intervenir avec Nicolas Tandler pour ouvrir les portes de l’Hôtel de Ville à Bo Hi Pak. Autre relais possible : François-Georges Dreyfus qui, s’il est bien directeur du Centre d’études germaniques de l’université de Strasbourg, est aussi, et surtout, maire adjoint RPR de la capitale alsacienne…

N’épiloguons pas : le 18 octobre 1983, Jacques Toubon reçoit le bras droit de Moon et la centaine de journalistes moonistes et non moonistes — les plus nombreux — qui l’accompagnent. Le programme original prévoyait que ce redoutable honneur serait réservé à Alain Juppé. La Famille n’a pas perdu au change. Aussi son photographe fixe-t-il pour la postérité le futur secrétaire général du RPR prononçant son allocution de bienvenue sous l’œil satisfait du président de CAUSA International et de son adjoint américain, Tom Ward.

La délégation aura moins de chance en République fédérale d’Allemagne : Helmut Kohl s’opposera in extremis à ce que la moindre personnalité officielle honore de sa présence le banquet offert par la World Media Conférence à l’hôtel Steigenberger de Bonn. La visite s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices : Jeremy Gaylard, membre de l’Église et correspondant local des journaux du groupe News World Communications, avait obtenu du porte-parole du gouvernement, Peter Boenisch, que de hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et des parlementaires participent aux travaux. Celui-ci, parfaitement renseigné sur la qualité des sponsors de l’opération, refusait de céder aux pressions des antimoonistes allemands qui réclamaient l’annulation de ce concours officiel. Il faudra que le très conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung dénonce cette collaboration pour que le chancelier intervienne.

Malgré ce « couac » imprévisible, les stratèges de CAUSA jugent le bilan de cette première bataille européenne globalement positif. Ils persistent dans leur volonté d’établir et de consolider une tête de pont opérationnelle dans la capitale française.

L’AUCM délaisse temporairement ses programmes d’évangélisation et engage ses maigres troupes — guère plus de deux cents « frères » et « sœurs » à plein temps — dans l’ultime combat contre Satan.

Bricolages…

Les fenêtres donnent sur le bas de l’avenue de l’Opéra et les guichets du Louvre. En se penchant un peu, sur la gauche, on aperçoit les colonnades de la Comédie-Française. CAUSA-Europe a établi ses quartiers 4, place André-Malraux, au cœur du Paris rive droite le plus chic.

Pour transformer cet immense appartement bourgeois, un peu vieillot, en un luxueux siège social, une bonne dizaine de moonistes ont travaillé ici jour et nuit, bénévolement bien sûr, pendant plus d’un mois. Michel Picard, notre « espion » québécois, a vécu ces moments de fièvre où même les « chefs » — Blanchard, Ceyrac et Gabriel — mettaient la main à la pâte, empoignaient un pinceau, tiraient des fils ou posaient la moquette. La Famille n’a fait appel à de la main-d’œuvre professionnelle que pour certains travaux spécialisés : pose des circuits électriques, installation d’un standard téléphonique, etc. La « restauration » des lieux est menée tambour battant car les moonistes ont pris beaucoup de retard sur leur programme.

Pensez donc : nous sommes au printemps 1985 et CAUSA n’a toujours pas de locaux où accueillir dignement ses membres, pas de bureau où installer ses permanents, sa documentation, ses fichiers et son ordinateur… Or, l’organisation fonctionne effectivement depuis juin 1984, date à laquelle elle a invité un premier groupe de sympathisants, tous frais payés, à un premier séminaire d’introduction à la « cosmovision de CAUSA »… dans un grand hôtel de Washington. Manière élégante de faire comprendre aux anticommunistes français que leurs nouveaux amis ont les moyens de leurs ambitions et qu’ils pourront le cas échéant bénéficier de leurs largesses.

Le choix de ces premiers séminaristes éclaire le propos tactique de CAUSA-Europe : il s’agit moins de chercher la caution de personnalités en vue — tâche assignée à la conférence mondiale des Médias — que de gagner à la doctrine politique mooniste des cadres intermédiaires de la politique, de l’économie ou de la presse. Aux grandes conférences les « coups de pub », à CAUSA le travail de fond.

Sont ainsi conviés à ce premier séminaire en langue française deux conseillers et un chargé de mission au Conseil régional d’Ile-de-France, dont le maire RPR de Poissy Jacques Masden-Arus, le journaliste Pierre d’Harcourt et le correspondant du Figaro en Allemagne Jean-Paul Picaper — déjà présent au Fact Finding Tour sur le pacifisme ; un ancien secrétaire général adjoint du parti radical socialiste, Gérard Pince, animateur depuis 1981 d’une Fondation pour l’Europe très liée aux réfugiés de l’Est ; et beaucoup d’autres, dont bien entendu Nicolas Tandler, sans qui, à l’évidence, Jean-Pierre Gabriel et Pierre Ceyrac hésitent à se déplacer,

Depuis ce voyage initiatique au pays de la « providence divine », CAUSA a multiplié les séminaires : à l’hôtel Coquibus de Milly-la-Forêt en octobre 1984 ; à l’hôtel Lutétia de Paris en décembre où elle invite tout spécialement des ecclésiastiques ; à l’hôtel Méridien en février 1985 où une filiale de CAUSA International — l’International Security Council, l’indispensable « boîte à penser » de la panoplie mooniste — regroupe quelques priviligiés, dont Roland Gaucher du Front national, autour des généraux latino- et nord-américains venus sensibiliser l’Europe à « la menace soviétique dans la Caraïbe ». Et tandis que « frères et sœurs » s’affairent au milieu des plâtres du 4, place André-Malraux, elle prépare très activement son premier séminaire européen prévu en juin au Montparnasse Park hôtel…

Surmenage idéologique

Parallèlement elle a lancé en octobre 1984 un magazine politique et culturel, intitulé CAUSA, imprimé au château de Mauny sur les Presses de Normandie.

Le surmenage guette la Famille. Dans l’attente de locaux dignes de ce nom, la cellule politique de l’AUCM travaille où elle peut : chez Pierre Ceyrac à La Celle-Saint-Cloud, rue de Lisbonne, dans un appartement provisoirement loué, rue Gît-le-Cœur, siège des activités religieuses de l’Église, rue de Tolbiac, adresse théorique de la Fondation pour la paix mondiale, association paravent par laquelle transitent les fonds américains destinés à CAUSA-Europe.

C’est la valse des papiers à en-tête. Se fiant aux invitations qu’elle subtilise çà et là, la préfecture de police ne sait plus où loger les moonistes. Seule référence stable, le thème des séminaires : « Comment répondre au défi idéologique du marxisme ? »

De nouveaux visages apparaissent à la direction de CAUSA : Catherine et Rudi Weber, qui habitent chez les Ceyrac. Comme leurs hôtes, ils ont été mariés par Sun Myung Moon. Abraham Lancry, juif pied-noir et « anar » post-soixante-huitard, plutôt versé jusque-là dans les activités missionnaires. Danielle Catois — séparée de son mari — une mystique reconvertie dans l’activisme politique ; la professeur de danse qui accueille Picard à CAUSA, c’est elle. Henri Blanchard enfin, le président de l’Église, qui se passionne pour le jeu politique. Il prendra un jour Michel Picard à part pour lui dire : « Tu as le profil type du jeune que nous pourrions un jour présenter aux élections… »

Tous les permanents de CAUSA-Europe sont moonistes. À la différence des Etats-Unis où le colonel Bo Hi Pak a pu s’offrir le luxe d’installer successivement deux non-moonistes à la présidence de CAUSA-Etats-Unis : le général David Woellner, puis Philip Sanchez, ancien ambassadeur des Etats-Unis au Honduras. La séparation entre l’Église et CAUSA n’est, en France, même pas plaidable sur le papier !

Il est pourtant vital d’entretenir le flou ! L’organisation, tout en reconnaissant son inspiration mooniste, doit éviter, dans la mesure du possible, d’afficher des relations trop étroites, financières en particulier, avec l’Église de l’Unification. Il serait maladroit, par exemple, que les nouveaux locaux de CAUSA, et l’hôtel que l’on projette d’acquérir, soient achetés au nom de l’AUCM ou d’un de ses dirigeants connus. En outre, le fisc français n’admettrait sans doute pas que l’Église, qui fait des pieds et des mains pour ne pas payer sa lourde amende fiscale, dépense parallèlement des millions pour étoffer son patrimoine immobilier.

C’est justement cette volonté de discrétion qui retarde l’installation de CAUSA dans ses murs. Le Mouvement de l’Unification a dû, en effet, mettre en œuvre des trésors d’imagination et un mécanisme très complexe pour financer, de l’extérieur et en sous-main, les achats et les locations de sa filiale politique française.

Une « combinazione » bien dans le style de la Famille.

Son excellence l’ambassadeur

Les quelque trente privilégiés présents à l’inauguration du 4, place André-Malraux n’ont d’yeux que pour le décor. Le grand salon n’a rien à envier aux hôtels de luxe qui hébergent régulièrement les colloques et les festivités moonistes : moquette moelleuse, tapis de haute laine, chaises et fauteuils Louis XV tendus de velours vert pâle, canapés profonds, grandes glaces dans leurs cadres dorés.

Sous deux lustres imposants, Pierre Ceyrac, flanqué d’Henri Blanchard, annonce sous un tonnerre d’applaudissements que le colonel Pak vient de verser 100 000 dollars au Nicaraguân Freedom Fund et annonce la prochaine tenue à Paris de la conférence des Médias.

De petits groupes se forment et commentent les projets de l’organisation. Des personnages encore inconnus du lecteur attirent l’attention. Pierre de Villemarest, la soixantaine chauve et sportive, est de ceux-là. Comme Nicolas Tandler, et… comme Jean-Pierre Gabriel — c’est peut-être le moment de le rappeler — il collabore à La Vie française. Animateur pendant de longues années de la revue Est-Ouest de feu Georges Albertini, il est surtout connu pour ses activités militantes. Il préside en effet la Conférence internationale des résistances en pays occupés (CIRPO) qui s’est fixé comme objectif la « libération totale des pays sous domination soviétique ». CAUSA et la CIRPO sont en relations très étroites. L’une et l’autre puisent largement dans le vivier des réfugiés des pays de l’Est et du tiers monde socialiste ou anti-américain.

Un personnage manque pourtant à la fête : l’homme qui a loué le somptueux huit-pièces de la place André-Malraux pour le compte de la CAUSA : son excellence l’ambassadeur José Maria Chavez. Il est à New York « pour affaires ».

Le Colombien est en effet un personnage terriblement occupé depuis que son chemin a croisé celui de Bo Hi Pak. A l’heure où les moonistes français et leurs amis pendent la crémaillère — petits fours et orangeade de rigueur car l’on ne sert pas d’alcool dans les réunions internes de CAUSA —, José Maria Chavez peut se vanter d’être l’un des principaux collaborateurs du colonel coréen. La Famille l’utilise systématiquement sur tous les fronts où elle ne peut agir en son nom.

Lorsque, par exemple, dans la perspective de la libération de Sun Myung Moon en août 1985, les moonistes américains décident de lancer une imposante campagne publicitaire présentant « Père » comme la victime d’un abus de pouvoir judiciaire, ils s’adressent à Chavez pour contrôler la structure ad hoc constituée pour l’occasion, baptisée Comité pour la défense de la constitution américaine. Coordonnant ses efforts avec ceux de la Coalition pour la liberté religieuse, ce dernier avatar de la propagande unifïcationniste paiera des fortunes pour publier, pleine page, dans tous les grands quotidiens de solennelles mises en garde : — « La Constitution ne sert à rien si elle ne s’applique pas à chacun !» — « Qui sera le prochain ? » Après Sun Myung Moon évidemment… — « Le premier amendement protège tout un chacun ! » Sous-entendu : en emprisonnant Sun Myung Moon, c’est sa propre liberté que l’Amérique a mise derrière les barreaux.

José Maria Chavez est le principal animateur du comité avec deux activistes ultra-conservateurs : Warren Richardson, l’un des leaders de la nouvelle droite, avocat d’une collaboration ouverte avec l’Église de l’Unification, et David Finzer, ancien de la Ligue anticommuniste mondiale, très lié au lobby sud-africain.

L’ambassadeur préside aussi, depuis quelques années, une « doublure » de CAUSA en Amérique latine : l’Association pour l’unité latino-américaine, dont le secrétaire général n’est autre que son ami colombien, Antonio Betancourt, qui occupe les mêmes fonctions à CAUSA International. L’objectif d’AULA est de rapprocher de la Famille des personnalités plus modérées — démocrates-chrétiennes ou social-démocrates — que l’anticommunisme viscéral et certaines relations de CAUSA gênent aux entournures. L’unité du continent est en effet un vieux mythe, entretenu contre l’évidence depuis plus d’un siècle, autant par la gauche révolutionnaire que par la droite démocratique.

Il fait toujours recette et AULA a su en profiter pour se faire quelques relations chez les démocrates chrétiens espagnols et centro-américains ou les sociaux-démocrates dominicains. Le profil « rond » et respectable de José Maria Chavez est tout a fait adapté à la recherche de nouveaux appuis au-delà des frontières rigides de l’anticommunisme. Cela ne l’empêche pas de présider le conseil consultatif de CAUSA International…

Du bureau que Bo Hi Pak lui a fourni, tout près de lui, dans l’immeuble de Manhattan qui abrite les états-majors du groupe de presse et des Filiales politiques de l’Église, José Maria Chavez supervise aussi des opérations plus discrètes.

L’acquisition pour le compte du Mouvement de nouveaux biens immobiliers en France l’a ainsi occupé tout au long des derniers mois.

Tout comme Georges Catois s’était vu confier la mission de négocier discrètement la propriété de l’ex-député RPR d’Evry Michel Boscher, José Maria Chavez est chargé de louer le plus discrètement possible l’appartement de la place André-Malraux et d’acquérir… le mondialement célèbre Trianon-Palace de Versailles.

Comment le choix de la Famille s’est-il fixé sur cet hôtel, quels partenaires — complices ou abusés — lui ont permis, pour une fois encore, d’avancer masquée ? L’histoire de ces tractations révèle l’étendue du réseau d’amitiés de CAUSA et de ses « compagnons de route ». Car les théoriciens de l’Église, qui semblent s’inspirer en tous points — pour mieux le combattre ! — de la représentation mécaniste et manœuvrière qu’ils se font du communisme international, qualifient en effet leurs alliés non moonistes de fellow travellers !

Les paravents du Palace

De passage à Paris fin 1983, au terme du voyage d’études sur le pacifisme qui l’a conduit en Europe, le colonel Bo Hi Pak fait savoir à quelques grosses agences immobilières qu’il est preneur d’un hôtel particulier ou, éventuellement, d’un château en proche banlieue. Il ne mènera pas l’affaire jusqu’au bout car entre-temps José Maria Chavez s’est mis en chasse.

Profitant de la première conférence d’AULA en France — à l’hôtel Meurice de Paris en mai 1984 —, il expose ses projets à quelques personnalités amies. Le lecteur a déjà fait la connaissance de certains invités : Jacques Soustelle, l’ambassadeur Jurgensen ou Marie-France Garaud — qui une nouvelle fois se décommande au dernier moment. Il ne sera pas surpris d’apprendre qu’un conseiller de Jacques Chirac assiste aux travaux : l’ambassadeur Kosciusko Morizet, le « ministre des Affaires étrangères » du maire de Paris, ancien représentant de la France à Washington.

En revanche, il pourrait légitimement s’interroger sur la présence de deux « figures » parisiennes, plus connues des cercles mondains et des milieux d’affaires que des spécialistes de stratégie ou de géopolitique : le baron Yves le Mauff de Kergal de la Châtaigneraie et Olivier Giscard d’Estaing. Sont-ils vraiment là pour disserter sur l’inaccessible unité latino-américaine ? Non.

Jean-Pierre Gabriel me donnera quelques mois plus tard la clé de l’énigme : « Vous ne devez pas oublier que l’ambassadeur Chavez est un aristocrate. Marquis et grand d’Espagne. Il entretient à ce titre des contacts suivis avec les plus vieilles familles d’Europe. Le baron de Kergal est un de ses vieux amis. C’est lui qui nous l’a présenté en 1984 à l’hôtel Meurice. »

Mais pourquoi le frère de l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing prend-il la parole au cours de la conférence ? Ce n’est pas à proprement parler un homme politique malgré un bref passage au Parlement (1968-1973) comme député républicain-indépendant des Alpes-Maritimes. Administrateur de sociétés (IBM en particulier), ancien directeur des Aciéries de Pompey puis de Gibbs France, c’est avant tout un homme d’affaires international. Et ni son frère, ni les ténors de l’UDF ne souhaitent — c’est un secret de polichinelle à droite — lui confier de nouvelles responsabilités. Peut-être parce que dans les années soixante-dix on l’a vu flirter avec quelques intellectuels ultra-conservateurs comme Alain de Benoist, de la nouvelle droite, ou Louis Pauwels au sein d’un club de pensée appelé Maïastra.

S’il n’a jamais vraiment fait carrière dans la politique, Olivier Giscard d’Estaing est en revanche apprécié des hommes d’affaires internationaux et des experts économiques. Ancien directeur des études de l’Institut européen d’administration des affaires (Insead), il parcourt le monde pour donner des conférences. Le Marché commun est l’un de ses thèmes favoris. Officiellement, il préside donc la commission économique d’AULA. En fait, il est là pour autre chose.

Le baron de Kergal, que je rencontre la veille de Noël 1985 dans le grand salon de CAUSA, acceptera, à quelques jours du « bouclage » de ce livre, de me raconter, dans les grandes lignes, comment José Maria Chavez, Olivier Giscard d’Estaing et lui-même se sont retrouvés à l’hôtel Meurice pour envisager l’achat du Trianon Palace.

C’est un personnage imposant, au verbe sonore, qui ne met pas son drapeau dans sa poche : « Comme beaucoup de Français qui sont venus à CAUSA — hommes politiques ou militaires de haut rang —, je pense que le communisme est le pire fléau de notre temps. Pour relever le défi, la lutte contre le communisme doit passer par une résurgence de la spiritualité dans le monde. Car l’Occident est menacé sur tous les plans. Pas seulement militairement. Notre société est aussi déstabilisée par la pornographie, la drogue, la pédérastie officielle, etc. »

Les bribes de biographie qu’il me livre en toute modestie — « Je ne suis pas un personnage important » — balisent un itinéraire étonnant : issu de la vieille noblesse bretonne — son aïeul était le second de l’amiral d’Estaing, le commandant des troupes françaises engagées contre les Anglais pendant la guerre d’indépendance américaine — il a d’abord fait de la Résistance pendant le second conflit mondial. À la Libération, il part en Afrique du Nord comme officier de la Légion étrangère. Il quitte l’armée en 1952 et s’expatrie au Brésil où il épouse une petite-fille de l’ex-empereur du Brésil, Pedro II — « Le grand-père de la comtesse de Paris », me précise-t-il —, avant de regagner la France, en 1958, où il s’établit comme industriel. Le baron ne me le dit pas, mais il connaît alors plusieurs faillites.

La politique le saisit alors. Il est gaulliste et fait partie des premiers fondateurs de l’UNR. Partisan de l’Algérie française, il s’en sépare après l’indépendance et rejoint le CNI, puis le PR. « Comme Dominati », ajoute-t-il. Jacques Soustelle et lui se connaissent bien.

Depuis quelques années, enfin, il est secrétaire général d’une très vieille association, les Cincinatti de France, qui perpétue depuis deux siècles le souvenir de l’aide française à la guerre d’indépendance américaine. Un poste qui lui permet de rencontrer beaucoup de monde.

Précisément, n’est-ce pas à travers les Cincinatti que le baron aurait fait la connaissance d’Olivier Giscard d’Estaing ? Valéry Giscard d’Estaing est en effet membre honoraire de la vénérable association depuis 1976. « Non, je tiens à vous préciser que ni l’un ni l’autre ne sont membres à part entière des Cincinatti de France ou d’Amérique. Ils auraient beaucoup aimé l’être et nous l’ont demandé avec beaucoup d’insistance, mais les statuts de notre association ne le permettent pas car ils ne sont pas les descendants de l’amiral d’Estaing dont ils ont acquis le nom depuis. Devant notre refus, l’ancien président de la République a obtenu ce titre purement honorifique, par l’intermédiaire de Kosciusko Morizet, à l’époque ambassadeur de France à Washington et lui-même membre honoraire des Cincinatti d’Amérique. Les maréchaux Foch et Pétain, qui n’étaient pas non plus des descendants directs, avaient été distingués de la même manière dans le passé… » L’homme qui reconnaît s’occuper depuis quelques mois des relations extérieures de CAUSA ne badine pas avec l’histoire et l’hérédité.

Stratégie hôtelière

« Non, affirme Yves de Kergal. Ce n’est pas moi qui ai fait venir Olivier Giscard d’Estaing à la réunion d’AULA à l’hôtel Meurice ; c’est Chavez. Moi j’y ai amené Kosciusko. Chavez et Olivier Giscard d’Estaing se connaissent depuis de nombreuses années ; ils se croisent régulièrement dans des conférences ou chez des amis. Dès que Chavez a pris la décision d’acheter un hôtel en France — au départ, c’est le Mouvement qui souhaitait l’acquérir directement —, il a tout de suite pressenti le frère de Valéry Giscard d’Estaing comme actionnaire et président du conseil d’administration. Il savait que ses moyens financiers lui permettaient de participer à l’opération.

« La négociation pour l’achat du Trianon a commencé après la conférence de l’hôtel Meurice. Elle a été très difficile. Je peux en parler… C’est moi qui l’ai menée. »

Interrompons quelques instants le baron de Kergal et revenons un peu en arrière. José Maria Chavez réunit donc à Paris les principaux candidats-acheteurs du Trianon Palace : son frère Enrique, florissant homme d’affaires, qui assiste à la conférence au titre d’ancien doyen d’une université colombienne (!), Yves de Kergal et Olivier Giscard d’Estaing. Les travaux durent trois jours et les quatre hommes ont tout loisir d’évoquer des variantes possibles du futur montage financier. Olivier Giscard d’Estaing, quant à lui, a maintes occasions de constater que son ami Chavez partage l’intimité des organisateurs moonistes de la conférence : Bo Hi Pak, Antonio Betancourt, Pierre Ceyrac, Jean-Pierre Gabriel…

Mais pourquoi donc le choix de l’ambassadeur colombien se porte-t-il sur le célèbre hôtel de Versailles ? Parce que ce palace « quatre étoiles luxe » et ses trois hectares de parc jouxtant le palais de Versailles combleraient d’aise les dirigeants du Mouvement, très sensibles aux symboles extérieurs de la puissance et de la légitimité ? Sans doute. N’est-ce pas au Trianon que Clemenceau et les alliés remirent aux Allemands, en 1919, leurs conditions de paix ? N’est-ce point là que descendaient traditionnellement les têtes couronnées de passage à Paris ? L’acquisition de ce joyau de l’hôtellerie européenne serait dans la logique de l’achat du New Yorker à Manhattan ou du Victoria Plaza à Montevideo.

Parce que CAUSA souhaite, comme elle le fait en Uruguay, transformer un vieil hôtel prestigieux en moderne centre de conférences ? Pierre Ceyrac me le confirmera à demi-mots, une fois l’affaire conclue : « Chavez veut faire d’importants travaux au Trianon. Le rénover pour le mettre au niveau du Crillon ou du Bristol… Il est sûr, par ailleurs, que l’hôtel appartenant à un éminent dirigeant de CAUSA, il donnera des facilités à son organisation pour y tenir des conférences… »

Toutes ces raisons suffiraient à justifier la décision de José Maria Chavez. Mais il en est une autre, plus politique : l’un des principaux actionnaires du Trianon intéresse beaucoup les dirigeants de CAUSA-Europe. Il s’appelle Jean-Pierre Peyraud. Ancien PDG de la banque Rivaud — « la banque des caoutchoutiers » pour les spécialistes —, il occupe en 1984 des fonctions susceptibles d’attirer leur attention : il est PDG de La Vie française et associé de Bruno Bertez, le patron du groupe de presse qui vient de s’emparer du Nouveau Journal.

Pour les amateurs de coïncidences, contentons-nous de signaler, sans malice :

1) qu’au printemps 1984 Jean-Pierre Gabriel, Nicolas Tandler et Pierre de Villemarest collaborent toujours à La Vie française ;

2) que les relations entre les trois hommes n’ont jamais été aussi bonnes : Villemarest rentre à peine d’un « voyage d’études » en Extrême-Orient sous la direction de Bo Hi Pak. Tandler s’apprête lui à partir à Washington puis à Tokyo avec ses compagnons moonistes ;

3) que la CIRPO, l’organisation qui fédère sous la houlette de Villemarest un certain nombre de guérillas antimarxistes, compte… Bruno Bertez parmi ses présidents d’honneur. Le directeur du groupe La Vie française-Agefi-Nouveau Journal a participé personnellement aux premières réunions de cette très discrète association (cf. ci-après chapitre 24) ;

4) que plusieurs sympathisants étrangers de CAUSA-Europe sont, bien entendu, membres de la CIRPO.

Résumons. Le principal interlocuteur de José Maria Chavez et Yves de Kergal dans l’affaire du Trianon Palace n’est pas un inconnu des moonistes français. Il est l’associé d’un homme et le dirigeant d’un groupe qui, par de multiples canaux, coopèrent avec CAUSA.

La proposition d’achat soumise aux propriétaires du Trianon tombe à pic. L’exploitation du Palace rapporte peu. Seule la vente peut permettre de rentabiliser l’investissement initial. Par ailleurs, Jean-Pierre Peyraud a besoin d’argent frais. Bruno Bertez et lui envisagent en effet de lancer en 1985 un grand quotidien économique — la Tribune de l’économie — dont tout laisse prévoir qu’il coûtera très cher…

La cession des parts du Trianon — évaluées à 35 millions de francs — apportera « du cash ». Bruno Bertez le confessera un peu plus tard devant son comité d’entreprise. Mais la négociation sera longue et serrée car Jean-Pierre Peyraud veut à la fois tirer le maximum de la vente et conserver quelques parts de l’hôtel.

Paradoxalement, cette volonté de continuer à siéger au conseil d’administration du Trianon au côté de deux responsables de CAUSA — José Maria Chavez et Yves de Kergal — fait politiquement bien l’affaire du Mouvement. Elle permet à la Famille de resserrer des liens, jusque-là purement idéologiques, avec un groupe de presse qui accueille volontiers la prose des antisoviétiques français les plus orthodoxes.

Tout milite donc pour l’acquisition du Palace de Versailles.

Pour quelques millions de dollars

Reste à mettre sur pied le montage financier qui préserve l’anonymat de l’« inspirateur » de la transaction : le Mouvement de l’Unification.

José Maria Chavez, son fils, sa fille et son frère constituent donc une société de droit américain nommée Solamerica, qui se porte acquéreur de l’hôtel. La Famille affirme qu’elle n’y a pas investi un sou et que Enrique Chavez a une fortune suffisante pour se lancer dans une opération financière de cette ampleur. Le fait qu’aucune filiale reconnue de l’Église, qu’aucun mooniste avoué, ne soit actionnaire de Solamerica ne suffit malheureusement pas à établir que la Famille n’a pas acheté l’hôtel. Toute l’histoire de la multinationale plaide en effet pour la thèse inverse !

Souvenons-nous : quand le très catholique Julian Safi et quelques comparses totalement inconnus du milieu financier s’emparent du Victoria Plaza de Montevideo et du Banco de Credito d’Uruguay, ils ne crient pas sur tous les toits que les fonds leur sont fournis par le « ministre des Finances » de Moon, Takeru Kamiyama, à travers une banque off shore de Gran Cayman !

Quand Georges Catois monte de toutes pièces la société immobilière La Restauration pour acheter la propriété d’Evry pour le compte de l’AUCM, il ne se présente pas aux banques comme le principal mandataire de la Famille. Certes, il n’est pas mooniste, mais sa femme et son fils le sont. Et l’annuaire 1985 des anciens de l’Ecole centrale — dont il fut l’élève — nous confirme pourtant qu’il préside depuis plusieurs années la filiale française de l’Entreprise océanique internationale, la multinationale mooniste de la pêche !

Les autorités françaises ne se douteront pas, en tout cas, que CAUSA se cache derrière Solamerica. L’ambassadeur Chavez interviendra d’ailleurs peu dans la négociation. La société a en effet mandaté le baron de Kergal qui mènera l’affaire à bien avec l’habileté et la discrétion dont il a su faire preuve en d’autres occasions.

Il se charge d’abord d’obtenir les autorisations nécessaires. Le feu vert du ministère des Finances et du secrétariat au Tourisme est indispensable pour une telle transaction. Yves de Kergal les obtient sans coup férir. «J’ai rencontré personnellement le directeur de cabinet du secrétaire d’Etat au Tourisme. Il s’est montré très bien disposé vis-à-vis des investissements étrangers. Les Finances n’ont pas posé de problème non plus. » Le Trésor a bien sûr exigé de Solamerica des attestations de solvabilité. C’est la Chemical Bank de New York qui les a fournies. Pour la petite histoire, elle gère le principal compte de l’Église de l’Unification aux Etats-Unis…

En six mois, tout est réglé. Les fonds transiteront par la Banque de Suez. Le 11 décembre 1984, le conseil d’administration du Trianon Palace coopte Yves de Kergal, José Maria Chavez, Enrique Chavez et Olivier Giscard d’Estaing comme nouveaux membres. Le 27 décembre, il entérine la prise de participation majoritaire de Solamerica, qui acquiert 66 % des parts de l’hôtel. Jean-Pierre Peyraud garde un tiers des actions.

Le dispositif est complété par l’entrée au conseil d’un spécialiste de l’hôtellerie, Roger Godino, promoteur de la station de ski des Arcs, ami d’Olivier Giscard d’Estaing et du baron Secondât de Montesquieu, lié autrefois à l’OAS, aujourd’hui directeur international de Moët Hennessy, introduit au Trianon par Yves de Kergal.

Comme prévu par José Maria Chavez, avant même que l’offre d’achat n’ait été formulée, Olivier Giscard d’Estaing est élu président du conseil d’administration. Cette promotion lui vaudra bien des ennuis. Le Canard enchaîné découvre que « le frère Giscard est en affaires avec la bande à Moon ». Un journaliste uruguayen, Alejandro Alem, collaborateur de l’auteur, est aussi sur la piste. La rumeur fait bientôt le tour de Paris et la presse de gauche s’en empare. Le choix d’un grand nom pour « couvrir » l’affaire, bien dans la tradition des opérations « paravent » menées par la Famille, se retourne contre le Mouvement de l’Unifïcation.

Acculé, le frère de l’ancien président répond au Canard qu’« il est tout à fait faux de dire que monsieur José Chavez est connu pour ses responsabilités à la tête de CAUSA-Moon. Il doit s’agir, ajoute-t-il, d’une confusion avec l’ambassadeur Sanchez, Américain d’origine mexicaine ».

Réaction surprenante ! Comment Olivier Giscard d’Estaing peut-il savoir que Philip Sanchez — qu’il a rarement croisé — est président de CAUSA-Etats-Unis, et ignorer que Chavez — qu’il fréquente depuis des années — est président du comité consultatif de CAUSA International ? Chavez lui réaffirme, en tout cas, par courrier, qu’il n’exerce aucune fonction « exécutive ou administrative » au sein du Mouvement de l’Unification.

Le Canard lui ayant apporté la preuve des liens existant entre son ami et la Famille, il lui fait part, le 8 juillet 1985, plus de six mois après l’acquisition de l’hôtel, de « sa désagréable surprise ».

Au moment où le président du Trianon fait cette réponse, son hôtel s’apprête à accueillir un « séminaire d’introduction au Mouvement de l’Unification » et, dans la foulée, un colloque, organisés par l’Académie pour la paix mondiale, équivalent de la conférence mondiale des Médias dans les milieux universitaires… Les travaux se prolongeront du 25 au 31 août. Les frais des invités — des intellectuels d’Afrique du Nord — seront totalement pris en charge par l’Académie pour la paix mondiale. Les responsables de l’organisation qui négocient avec l’hôtel sont : Walter Gottesman, ex-fondateur de l’Église de l’Unification de New York, et Didier Rias, pilier de la Famille française !

Depuis l’acquisition de l’hôtel, Olivier Giscard d’Estaing a eu plusieurs fois l’occasion d’évoquer ces questions avec ses partenaires. José Maria Chavez est à Paris deux fois par mois. Il descend au Trianon et travaille place André-Malraux avec le baron de Kergal. Tous trois se rencontrent souvent et, malgré le scandale qui menace, le frère de l’ex-président décide de conserver ses fonctions. Yves de Kergal lui conseille vivement de ne plus entretenir de polémique avec la presse. Pour les moonistes, l’affaire est close. Solamerica contrôle à elle seule beaucoup plus de la moitié des parts.

Il s’agit maintenant de rénover l’hôtel pour en faire le centre de conférences tant attendu. « Au bas mot, les travaux engagés coûteront 50 ou 60 millions de francs lourds », m’avoue l’un des directeurs de l’hôtel. L’opération Trianon, une fois achevée, aura donc coûté une fortune au Mouvement de l’Unification : près de 90 millions de francs en comptant les 35 millions payés presque entièrement cash pour le rachat des actions.

Faut-il que la Famille nourrisse une grande ambition pour la France et pour l’Europe !


 

25. Moon prisonnier de l’Amérique

L’ambition planétaire du Mouvement de l’Unification s’inscrit sur la carte du monde : sous une forme ou sous une autre les moonistes sont présents dans plus de cent pays. Leur prodigieuse percée en Amérique latine, aux États-Unis et en Europe, ces dernières années, ne doit pas masquer d’autres réussites. Et les dîners en ville avec les maîtres de la Maison-Blanche ne doivent pas faire oublier les complicités politiques entretenues depuis trente ans dans des dizaines de capitales moins en vue. Comme les usines de Corée, du Japon ou des États-Unis ne doivent pas éclipser la myriade de petites entreprises commerciales ou artisanales qui alimente la Famille à travers le monde.

Adopté par la droite japonaise

L’influence acquise par le Mouvement de l’Unification au Japon, par exemple, laisse rêveur. Depuis le début des années soixante-dix, Victoire sur le communisme est devenu un partenaire officiel de la droite nippone. Sur les campus, dans le corps enseignant, dans les lycées, il affronte en première ligne les syndicats de gauche et les militants du parti communiste.

Lors des grandes campagnes électorales — aux municipales de Tokyo en particulier, lorsque les candidats de gauche sont en mesure de l’emporter — il met ses colleurs d’affiches et ses finances au service du Parti libéral-démocratique, le grand parti conservateur de l’après-guerre. En 1978, interpellé au Parlement par un député communiste sur ses liens avec l’Église de l’Unification, le Premier ministre Takeo Fukuda répond : « Le révérend Moon est un homme remarquable et sa philosophie rejoint la mienne, en particulier en ce qu’elle a trait à la coopération et à l’unité. » Sommé de rompre définitivement avec Victoire sur le communisme, il réplique que, sur la base de ce qu’il connaît de l’organisation, il ne voit pas pourquoi couper les ponts avec elle.

Au nom de l’anticommunisme, la Famille japonaise ne répugne pas à passer des alliances plus compromettantes. Ainsi, les documents officiels de la Ligue anticommuniste mondiale reconnaissent-ils Rioshi Sasagawa, grande figure de l’extrême droite et parrain d’un clan de la mafia japonaise, comme membre du chapitre japonais de la WACL, dirigé par Osami Kuboki, président de l’Église au Japon et de Victoire sur le communisme.

Rioshi Sasagawa est pourtant un personnage bien différent de l’homme nouveau, délivré de l’influence de Satan, qui doit naître de la croisade mooniste. Condamné à la fin du second conflit mondial pour crimes de guerre, inculpé plus tard pour activités économiques délictueuses, mêlé ensuite au scandale Lockheed, il incarne tous les vieux démons d’un empire japonais autrefois allié de l’Allemagne nazie. Peu importe. Ses affaires, légales ou illégales, prospèrent et il peut puiser dans le milieu la main-d’œuvre nécessaire en période de campagne électorale. Rioshi Sasagawa bénéficie à l’époque de la discrète protection des secteurs ultras du Parti libéral-démocratique au pouvoir, sans interruption, de 1954 à 1974.

L’establishment conservateur japonais continue, encore aujourd’hui, à manifester au grand jour son estime pour le Mouvement de l’Unification. À Tokyo, les dirigeants moonistes sont accueillis avec des égards exceptionnels : le Premier ministre Yasuhiro Nakasone reçoit ainsi officiellement le colonel Bo Hi Pak et les journalistes qui l’accompagnent, en avril 1984, dans le cadre de leur « voyage d’études » en Asie. Sept mois plus tard, il adresse un message de bienvenue aux sept cents participants à la VIIe conférence mondiale des Médias, réunis dans sa capitale, s’excusant de ne pouvoir assister en personne aux travaux.

Le Parti libéral-démocratique, lui, y a délégué plusieurs personnalités : Nobusuke Kishi, ancien Premier ministre, ancien secrétaire général du parti, ami de Sasagawa et théoricien de l’ultra-libéralisme économique, a accepté de coprésider la conférence avec Jacques Soustelle et l’ancien ambassadeur américain au Japon, Douglas MacArthur, neveu du célèbre général. Nobusuke Kishi est un très vieux monsieur à qui l’Église de l’Unification doit beaucoup mais qui, hélas, n’est plus un homme d’avenir. Il est cependant toujours très actif dans les coulisses du pouvoir. Mais d’autres dirigeants du parti sont heureusement dans la salle : l’un était, il y a peu, ministre de la Défense ; l’autre, président de la commission des Affaires étrangères de la Diète. Ne comptons pas les directeurs de journaux ou de radios et les consultants auprès de quelques multinationales…

Sans aucun doute — le général Singlaub nous l’a déjà dit — la Famille a été adoptée par la droite japonaise.

C’était un objectif ancien de Sun Myung Moon. En 1974, il confiait à ses proches : « Si nous pouvons manipuler au moins sept nations, nous contrôlerons le monde entier… Dans le camp de Dieu, la Corée, le Japon, l’Amérique, l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie sont les nations sur lesquelles je compte pour gagner le monde. »

Face aux « prétendus libérateurs » de l’Afrique

En revanche, l’attention que le « Nouveau Messie » a portée depuis à l’Afrique — continent qu’il ne jugeait pas à l’époque « décisif » — surprend. Mais s’explique : la décolonisation des possessions portugaises d’Angola et du Mozambique, la crise rhodésienne et l’encerclement consécutif de l’Afrique du Sud par des régimes révolutionnaires ouvrent un nouveau front pour l’Amérique. Sun Myung Moon ne peut s’en désintéresser s’il veut mériter sa considération.

L’Église est aujourd’hui très active en Gambie, en Côte-d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria, au Kenya et au Zimbabwe. Elle a des bureaux à Johannesburg et a ouvert une mission à Soweto.

Sur la question sud-africaine elle vient habilement au secours du gouvernement de Pretoria. Sur le terrain, en Afrique, elle condamne le principe de l’apartheid, certes, mais se bat avec beaucoup plus de véhémence encore contre les « prétendus libérateurs » que seraient les leaders marxistes de l’African National Congress, et soutient les dirigeants noirs — zoulous en particulier — qui acceptent la politique de développement séparé dans les bantoustans.

Aux États-Unis, où se joue largement l’avenir du régime blanc, elle travaille l’opinion publique dans le même sens. Quelques jours après sa première parution, en 1982, le Washington Times défendait, dans un éditorial engageant le journal, une position très proche de celle de l’Église : « Nous sommes totalement opposés à l’apartheid en Afrique du Sud. Cependant, nous avons le sentiment que les institutions démocratiques qui prévalent dans ce pays, malgré ces restrictions racistes, offrent plus de possibilités de construire à terme une véritable société de liberté que n’en offrirait le renversement violent de ces mêmes institutions. Quand nous pensons à l’Afrique du Sud, nous tenons autant compte de l’aspect géopolitique du problème et des ressources minières uniques de ce pays que de l’apartheid… »

C’est globalement le même message que tente de faire passer, dès la fin des années soixante-dix, le magazine Afrique Espoir, imprimé par l’AUCM et distribué au Cameroun, en Centrafrique, en Gambie, au Sénégal, en Sierra Leone et au Zaïre. Ce journal est aussi l’un des tout premiers — avec une autre publication de la Famille, le Rising Tide de Washington — à consacrer de longs reportages aux guérillas du FLEC et à leur leader Francisco Lubota.

Ce patient travail politique s’appuie dans de nombreux pays sur une action missionnaire et humanitaire exemplaire et apparemment irréprochable. Sous la houlette de Rémi Blanchard, le frère du président de l’AUCM, des dizaines de « frères et sœurs » français et européens consacrent leur vie depuis des années à la Fédération mondiale de secours et d’amitié. Cette branche de l’IRFF — l’organisation qui achemine l’aide mooniste dans les camps de la Contra au Honduras — construit des hôpitaux de campagne (Zambie), développe des projets agricoles (Zaïre et Côte-d’Ivoire) et gère des centres d’apprentissage pour handicapés (Sénégal). Plus discrètement, en collaboration avec CAUSA, elle fournit médicaments et personnel médical aux guérillas du FLEC et de l’Unita.

Certaines communautés moonistes africaines ont grandi plus vite que leurs Églises « mères » de France ou d’Europe. Au Zaïre et en Côte-d’Ivoire, elles comptent déjà plusieurs centaines d’adeptes.

Comme ailleurs dans le monde, l’Église cherche en Afrique à infiltrer systématiquement les milieux intellectuels. La conférence mondiale des Médias y recrute moins que dans les pays développés car la presse africaine, encore embryonnaire, n’exerce pas une influence déterminante sur l’opinion publique. En revanche, un effort tout particulier est produit en direction des universités. L’Association des professeurs pour la paix mondiale, dirigée par Morton Kaplan, un chercheur américain membre du Conseil éditorial du Washington Times, regroupe plusieurs dizaines de « mandarins » d’Afrique anglophone, du Maghreb et du Machrek. Les conférences pour « l’unité des sciences », organisées par la Fondation pour la culture internationale du révérend Kwak — l’alter ego de Bo Hi Pak —, drainent chaque année les représentants d’une vingtaine de pays africains.

À travers ces différents forums, une part non négligeable de l’intelligentsia du continent maintient un contact permanent avec les élites scientifiques, philosophiques et politiques de la droite américaine et mondiale. De retour au pays — au terme de voyages inoubliables — elle a à cœur de se montrer digne de l’amitié de ses pairs. Les politiques locales, à terme, peuvent s’en ressentir.

C’est, à tout le moins, le pari de Sun Myung Moon.

Présents partout où se joue l’avenir du monde, les moonistes ne pouvaient pas, non plus, se désintéresser du Moyen-Orient.

Disons rapidement que, depuis les années soixante-dix, Rémi Blanchard et d’autres « frères » français à sa suite ont séjourné au Liban sur instructions express de « Père ». Quelques liens ont été noués chez les chrétiens. En Israël et en Egypte, par l’intermédiaire de CAUSA-États-Unis et de ses relations américaines, le Mouvement a su se faire quelques amis dans la presse et à l’Université. Le grand quotidien israélien Yediot Aharonot et l’agence égyptienne Middle East News sont régulièrement représentés aux conférences des Médias depuis 1982.

La « stratégie de l’araignée » ?

On pourrait ainsi, inlassablement, passer en revue les capitales du monde et constater que partout, avec plus ou moins de succès, d’Indonésie en Autriche, de Hong Kong au Yémen, de Thaïlande en Jamaïque, le Mouvement de l’Unification continue d’avancer ses pions.

Son influence à travers le monde reste cependant très inégale. À l’exception de quelques bastions — États-Unis, Honduras, Salvador, Uruguay, France, République fédérale d’Allemagne, Corée et Japon —, il éprouve toujours beaucoup de difficultés à prendre pied dans l’establishment politique ou militaire des pays où il s’installe. Le cas de la République fédérale d’Allemagne se situe un peu en marge des nations précitées : malgré des succès économiques indéniables — nettement plus flatteurs qu’en France — la Famille se heurte en République fédérale à la méfiance tenace de la droite démocrate chrétienne et chrétienne sociale, très influencée par le mouvement anti-sectes.

En Europe du Sud, malgré quelques percées isolées et temporaires, elle n’a point d’autres partenaires que l’extrême droite anticommuniste. En Espagne, par exemple, ses amitiés se limitent à quelques personnalités franquistes — comme le duc Emilio Baladiez, ancien ambassadeur —, membres du parti Alianza popular, et aux cercles locaux de la Ligue anticommuniste mondiale. José Maria Chavez a bien réussi à attirer l’ancien Premier ministre Adolfo Suarez à la conférence d’AULA en 1984, mais le subtil leader de l’opposition espagnole ne s’est plus montré depuis en compagnie des moonistes.

En Espagne, en Italie, en Grèce, CAUSA entretient une représentation officielle, mais la sensibilité antifasciste dominante dans ces pays freine les progrès de l’organisation discréditée par ses relations avec les dictatures d’Amérique latine et d’Asie.

En Grande-Bretagne — où elle a perdu en mars 1981 un procès à sensation intenté contre le Daily Mail pour diffamation — l’Église n’a jamais pu se faire accepter par les milieux conservateurs traditionnels. Comble de l’injustice, c’est un député du parti de Margaret Thatcher qui a instruit le rapport anti-sectes adopté par le Parlement européen en 1984… malgré un lobbying effréné mené dans les couloirs de l’assemblée de Strasbourg par l’ambassadeur Chavez, Jacques Soustelle et le comte Otto de Habsbourg.

Dans le monde musulman, malgré une « diplomatie » très active menée par quelques universitaires arabes amis de la Famille — pour la plupart résidant aux États-Unis —, l’audience politique de Moon est faible.

Confiant dans son étoile, « Père » s’acharne pourtant à tisser sa toile. « Moon ou la stratégie de l’araignée », titrait méchamment, à l’été 1985, la revue de la « nouvelle droite » française Éléments. La comparaison est tentante, mais ne rend pas compte d’un trait essentiel de la démarche du « Nouveau Messie » : Sun Myung Moon est pressé ; l’araignée ne l’est pas.

Fort de ses alliés

Sun Myung Moon verra-t-il le royaume de Dieu sur terre avant sa mort ? L’ascension de la Famille vers les sommets de la puissance et du pouvoir est-elle déjà inscrite dans l’histoire ? Cinq cents millions de dollars de bénéfices annuels et une centaine de milliers de « moines-soldats » suffiraient-ils à conquérir le monde ?

On ne s’avancera guère en répondant non.

Ces pages vous en auront convaincu : Sun Myung Moon ne pèse que du poids de ses alliés, de la légitimité que lui confèrent les milieux anticommunistes. Sun Myung Moon est puissant parce qu’il est utile. Non parce que sa théologie convainc.

La faiblesse des effectifs de l’Église de l’Unification le confirme. La puissance politique du « Nouveau Messie » et de ses principaux lieutenants est sans commune mesure avec le nombre de ses fidèles. Citons des chiffres admis, en privé, par les dirigeants de la Famille : au Japon, 50 000 « fidèles à plein temps » pour 500 000 croyants « non actifs » ; en Corée, 300 000 personnes « influencées par la foi » dont guère plus de 10 % « travaillent pour l’Église » ; aux États-Unis, l’ensemble des tâches politiques, économiques et religieuses repose sur les épaules de 8 à 10 000 missionnaires ! L’influence religieuse de la Famille s’étend peu au-delà de ce petit noyau ; en France, 200 « plein temps » pour 1 000 « sympathisants » au maximum…

Moon est utile car il est le premier à mettre clairement, sans restrictions ni fausses pudeurs, l’idée de Dieu au service de l’activisme anticommuniste. La question que martèle le colonel Bo Hi Pak à longueur de conférences est d’une redoutable efficacité : « God or no God ? Dieu ou pas Dieu ? » « Si Dieu n’existe pas, ajoute-t-il, alors le communisme pourrait très bien avoir raison. Une fois Dieu écarté, le communisme peut, en effet, apporter une explication convaincante de la vie. Cependant, si Dieu existe, alors, il n’y a pas de doute : le communisme ment. Car le communisme est fondé sur la négation de Dieu. Deux croyances contradictoires ne peuvent être vraies l’une et l’autre. […] Dieu ou pas Dieu, l’une des deux propositions est un mensonge. » Simple, cohérent, rassembleur — TOUS les croyants peuvent être sensibles à cette rhétorique —, le discours mooniste dénonce le rapprochement opéré depuis l’époque des indépendances entre les marxistes et les progressistes chrétiens et musulmans dans le tiers monde.

L’alliance entre les Églises et la révolution sociale est une alliance contre nature : Sun Myung Moon clame tout haut et depuis longtemps ce que les conservateurs de l’Église catholique, par exemple, pensent de plus en plus fort depuis l’élection de Jean-Paul II.

L’évolution des relations entre le Mouvement de l’Unification et le Vatican est à cet égard symbolique. On a pu croire un temps, en effet, que Sun Myung Moon trouverait dans la hiérarchie catholique ses adversaires les plus acharnés. Les épiscopats d’Amérique centrale (Honduras et Panama en particulier) avaient condamné sans nuances les activités politiques et religieuses de la secte dans leurs pays. Au lendemain de l’octroi au « Nouveau Messie » et à Bo Hi Pak d’un doctorat honoris causa par l’université catholique de Le Plata, Rome avait fait part, discrètement, de ses regrets. Ne se prononçant pas sur la qualité des personnalités distinguées, le Saint-Siège faisait seulement remarquer que le recteur de La Plata n’avait pas respecté l’ordre donné par les autorités du diocèse de surseoir à la cérémonie… Mais Sun Myung Moon a bien fait de ne pas désespérer. La campagne lancée en 1985 par Jean-Paul II contre les tenants de la « théologie de la libération » est venue conforter sa volonté d’établir des ponts avec le Vatican.

Son entêtement a été récompensé : le 6 décembre 1985, le Souverain Pontife recevait officiellement, dans ses salons privés, des participants à la conférence d’AULA, réunis à Rome, conduits par José Maria Chavez, Bo Hi Pak et Antonio Betancourt. Plusieurs anciens chefs d’Etat et de gouvernement latino-américains composaient la délégation. Jean-Pierre Gabriel, attaché de presse de la conférence, réussissait même à se faire photographier aux côtés de Sa Sainteté.

Utile, Sun Myung Moon l’est aussi car il met à la disposition du combat anticommuniste des militants très bien formés et infatigables. Tom Ward, Bill Lay, Dan Fefferman, Neil Salonen et la plupart des têtes politiques du Mouvement sortent de l’université mooniste de Barrytown, près de New York, où ils étudient jusqu’au niveau de la maîtrise. La Famille leur offre ensuite une bourse pour poursuivre un doctorat de théologie dans une grande université protestante.

Leur capacité de travail, leur résistance au sommeil sont déjà légendaires dans les milieux anticommunistes. Jean-Pierre Gabriel a bien voulu me dire comment, par exemple, les membres de l’Église participant aux grandes conférences organisaient leur emploi du temps : « Nous travaillons en général jusqu’à une heure du matin et nous levons à cinq heures. Malgré cela nous trouvons le temps de prier. Nous respectons en effet, dans ces moments importants, la tradition de la chaîne de prière : à tour de rôle, pendant que les autres dorment, l’un d’entre nous veille et prie. »

Utile — irremplaçable pensent certains —, Moon l’est enfin parce que aucun autre milliardaire occidental, aucune autre multinationale n’est disposé à investir plusieurs centaines de millions de dollars par an dans le seul combat anticommuniste. Le baron de Kergal résume très bien le sentiment des alliés du « Nouveau Messie » : « Si, au lieu de dépenser des fortunes pour son bien-être et celui des siens, monsieur Rockefeller avait autant donné pour notre lutte… je dirais : merci, monsieur Rockefeller ! Si le pape en faisait autant, je dirais : merci, mon pape ! Aujourd’hui je dis : merci, monsieur Moon ! »

Surf précaire sur la vague Reagan

La force et la faiblesse de l’organisation mooniste sont clairement inscrites dans cet aveu. Les leaders naturels de l’anticommunisme se nommeront toujours Nelson Bunker Hunt, Dupont De Nemours, Mellon-Scaife, Rockefeller, Standard Oil ou ITT. Et la hiérarchie catholique saura encore s’opposer efficacement à la propagation des idées révolutionnaires.

C’est la défaillance temporaire de ces piliers de la défense de l’Occident capitaliste et chrétien qui a ouvert à Sun Myung Moon les voies de la puissance et de la gloire. Le concile Vatican II et l’émergence de la théologie de la libération lui ont offert une opportunité inespérée : réconcilier la religion et la tradition, l’idée de Dieu et le libéralisme économique, la foi chrétienne et la défense du statu quo social. En Amérique latine, en particulier, il gagnera ainsi la sympathie des intégristes et des traditionalistes, très nombreux chez les militaires au pouvoir. Le repli américain des années soixante-dix achèvera de faire le lit du Mouvement de l’Unification. Chaque fois que s’écroulait un nouveau symbole de la puissance des États-Unis, « Père » et ses « enfants » se dressaient, seuls aux côtés du dernier carré conservateur, pour stigmatiser les fourriers de la décadence. La crise du Watergate, la démission de Richard Nixon, la débâcle vietnamienne, la réorganisation de la CIA, l’intervention cubaine en Angola, le projet de Jimmy Carter de retirer ses troupes de Corée, la victoire sandiniste et la révolution salvadorienne : autant d’occasions pour l’Église d’augmenter son crédit auprès du mouvement conservateur.

Depuis 1980, Sun Myung Moon « surfe » sur la vague Reagan : situation enviable mais précaire. En premier lieu, parce que, au sein même de la droite reaganienne, quelques voix discordantes ont commencé à se manifester dans le concert de louanges qui monte vers le Washington Times et ses heureux propriétaires. Paul Weyrich, l’un des principaux leaders de la nouvelle droite religieuse avec Richard Viguerie, répète à qui veut l’entendre qu’il est dangereux de collaborer à ce niveau avec une organisation dont on ignore les objectifs réels. Même son de cloche chez Ralph Reed, ancien président du College Republican National Committee, le plus important mouvement conservateur étudiant des États-Unis. Il connaît bien les moonistes pour les avoir vus à l’œuvre sur les campus. « Ces gens-là, dit-il, capitalisent nos succès pour faire avancer leurs propres desseins. »

Ils ne sont pas les premiers à formuler de telles réserves, en public ou en privé. La plupart des alliés de Moon ont eu connaissance du rapport Fraser et, même s’ils se méfient des conclusions de cet homme réputé « ultra-libéral », ils savent que « Père » et ses adjoints ne sont pas des personnages au-dessus de tout soupçon.

Une conjoncture extrêmement favorable — consécutive en particulier au virage conservateur opéré par l’opinion publique et la classe politique dans l’affaire du Nicaragua — leur permet de revendiquer publiquement leurs relations avec l’Église de l’Unification au nom de la croisade antimarxiste. Mais que cette conjoncture se modifie un tant soit peu, et la Famille risque de connaître bien des désillusions…

L’amitié, en politique, tient à si peu de choses ! Ne prenons qu’un exemple : il a suffi que le gouvernement coréen — pièce maîtresse du dispositif de la Ligue anticommuniste mondiale — glisse quelques remarques désobligeantes sur Sun Myung Moon à l’oreille du général Singlaub, pour que le héros de la « guerre privée » au Nicaragua décide de ne plus se montrer dans les grandes conférences moonistes. Certes il maintient le contact avec CAUSA, mais né veut pas que son organisation — la WACL — apparaisse liée au Mouvement de l’Unification.

Deux ans après sa publication intempestive, le petit monde politique de Washington a sans doute encore en mémoire l’avertissement contenu dans un mémorandum secret rédigé, en pleine campagne électorale présidentielle de 1984, pour les services d’analyse politique du Pentagone. Mémorandum remis à la presse par de bonnes âmes. « Si des mesures ne sont pas prises, y lisait-on, pour stopper l’influence croissante des moonistes et mettre un terme à leurs liens au sein du gouvernement, le président court le risque d’être dépeint dans les médias comme un pauvre ingénu incompétent, très fort en idéologie mais manquant de sens commun. […] Les médias ont déjà commenté certaines initiatives des moonistes et la probabilité qu’un reporter ou un membre du staff démocrate regroupe toutes les pièces (pour établir un dossier complet de leurs activités) est trop grande pour être négligée. » En conclusion, le rapport suggérait une surveillance accrue de l’Église de l’Unification « en particulier pour prévenir toute action illégale ».

Le gouvernement américain n’a, semble-t-il, pas tenu compte de ces lignes ni des mises en garde de James Whelan après son licenciement du Washington Times. Il s’est même trouvé quelques conservateurs pour faire courir le bruit que l’Irlandais quittait son poste à la suite d’un différend financier avec ses patrons. L’affaire a cependant fait grand bruit et l’image de marque de l’Église n’y a rien gagné.

Mais la Famille n’a accordé que peu d’importance à ces péripéties et veut voir l’avenir en rose. Le président et son entourage n’ont-ils pas officiellement reconnu en 1985 que le Washington Times était une arme essentielle dans la panoplie du mouvement conservateur ?

Une question de fond se pose, pourtant, qui souligne à terme la fragilité des positions acquises et l’utopie du rêve mooniste de domination mondiale : combien de temps encore l’Amérique conservera-t-elle un président qui partage les idées du Washington Times ? Combien de temps encore, « idéologues », « fondamentalistes », « religieux » et « néoconservateurs » tiendront-ils le haut du pavé ?

Le Washington Times et CAUSA coûtent chaque année plus de 100 millions de dollars à l’Église américaine. Cet effort financier permet de maintenir un contact quotidien avec le pouvoir. Il ne se justifierait plus si le président des États-Unis lisait en priorité un autre journal, pratiquait une autre politique vis-à-vis de l’Union soviétique et fermait les portes aux dirigeants de la Famille.

Le retour à la détente, la mise en œuvre concertée d’un désarmement réel peuvent ruiner la stratégie mooniste d’investissement de l’exécutif américain fondée sur le développement de la tension entre les blocs. Si le cordon ombilical avec le pouvoir était coupé, le Mouvement de l’Unification ne serait plus alors, en effet, qu’un courant parmi d’autres du conservatisme américain.

À sa sortie de prison, en août 1985, Sun Myung Moon semble d’ailleurs avoir compris qu’il ne doit plus compter sur les seuls États-Unis pour asseoir et consolider sa puissance. À la fin de l’année, il part pour Séoul et décide de consacrer désormais la moitié de son temps aux projets de la Famille coréenne.

Ce soudain départ ne doit pas surprendre. Il nous rappelle que le « Nouveau Messie » est doué d’un sens tactique peu commun. N’ayant jamais abandonné l’espoir d’être reconnu comme un leader national dans son pays, il préfère y retourner, encore auréolé des succès américains du colonel Bo Hi Pak et du Washington Times.

« Père » doute en effet que l’influence de son Mouvement puisse encore s’étendre aux États-Unis. Malgré la réussite des « politiques » de la Famille, il ne fait plus confiance à l’Amérique. Moon en veut beaucoup à la Maison-Blanche et aux conservateurs de l’avoir laissé croupir au pénitencier de Danbury, lui qui leur avait offert le Washington Times. Il ne cache pas en outre une autre déception : depuis plusieurs années, les effectifs américains stagnent. L’Église de l’Unification, il le pressent, ne sera jamais une religion de masse aux États-Unis.

À soixante-six ans, il va donc tenter une dernière fois sa chance en Corée où le gouvernement de Séoul, qui s’en méfie beaucoup, l’attend de pied ferme.

Le « Nouveau Messie » ne fera pas mieux que le Christ. Il ne verra pas le royaume de Dieu sur terre. Sun Myung Moon laissera, en revanche, derrière lui l’une des plus formidables machines politiques de l’après-guerre.

La droite américaine saura, s’il le faut, s’en servir encore.

 



LISTE DES PRINCIPAUX SIGLES UTILISÉS

AUCM : Association pour l’unification du christianisme mondial.

ADFI : Association pour la défense de la famille et de l’individu.

CAUSA : Branche politique de l’Église de l’unification (AUCM).

CIEL : Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés.

MURS : Mouvement universitaire pour la révolution spirituelle.

FLEC : Front de libération du Cabinda.

APVSM : Association pour la promotion des valeurs spirituelles et morales.

KAPA : Association politique coréano-américaine.

UCI : Unification Church International.

KCIA : CIA coréenne.

KCFF : Fondation coréenne pour la culture et la liberté.

APACL : Ligne anticommuniste des peuples d’Asie (branche asiatique de la WACL).

WACL : World Anticommunist League (Ligne anticommuniste mondiale).

AIM : Accuracy in Media.

ASC : American Security Council.

USCW : United States Council For World Freedom.

FIVC : Fédération Internationale pour la Victoire sur le Communisme.

ACWF : American Council for World Freedom.

FLF : Freedom Leadership Foundation (Fondation pour la suprématie de la liberté).

CIRPO : Conférence internationale des résistances en pays occupés.


Index

Abramovici Pierre, 205
Afrique Espoir, 394
Aggio Antonio, 212
Agres Ted, 270
Aharonot Yediol, 396
Ahmadzai Hadi Ghani, 382
Albert Carl, 185, 269
Albertini Georges, 343
Alem Alejandro, 354
Allen Richard, 309, 310
Alpha et Omega, 86-92, 94, 98
Alfaya Andres, 383
Alvarez Gustavo, 222, 224, 227
Amadou Jean, 375
Amouroux Henri, 332
Anderson Jack, 229, 238
Anderson Jon Lee, 229, 231, 236, 237, 238
Anderson Robert, 310, 327
Anthony Bernard, voir Marie Romain
Argentato Nicolas, 220
Asian Outlook, 250, 251, 252
AUCM, passim
Auffray Hugues, 375
Autres Mondes, 331

Ballet René, 82, 83, 84, 85, 86
Baker James, 273
Bakshian Aram, 271
Baladiez Emilio, 397
Barbie Klaus, 216
Bartlett, 197
Bas Pierre, 373, 374
Bauman, 197
Belot Mario, 227
Benoist Alain de, 347, 357, 379, 380
Benoist Jean-Marie, 337
Bergman Susan, 185, 269
Bermudez Enrique, 232, 241
Berthez Bruno, 330, 350
Betancourt Antonio et Caroline, 318, 327, 345, 350, 400
Blanchard Henri, 18, 32, 38, 44, 61, 63, 65, 72, 85, 89, 91, 93, 293, 340, 342, 343, 357, 363, 365, 367, 368, 369, 374, 377, 387 Blanchard Hildegarde, 91, 92
Blanchard Rémi, 33, 65, 67, 69, 395, 396
Block John, 273
Boenisch Peter, 339
Bonafini Hebe de, 219
Bonnemaison Didier, 21, 24, 34, 37, 38, 40
Bonner Ray, 203
Boothe Luce Claire, 204, 271
Borchgrave Arnaud et Alexandra de, 280-290, 292, 296, 299, 300, 304, 306, 307, 308, 321, 324, 333, 386, 390
Borrero Misael Pastrana, 324, 327
Boscher Michel, 65, 66, 345
Boucher Lynn, 296
Bourbon Michel, 239
Bourillon Claude, 378
Boyd Stephen, 214, 223, 225
Brédard Michel, 67
Britos Dolcey, 226
Brownfeld Allan, 324
Bruel Rémi, 10, 12
Buchanan Patrick, 276
Bungei shunju, 156
Burdic, 185
Bush George, 274, 390

Calero Adolfo, 236, 241, 255, 297, 382
Camps (général), 228
Canard enchaîné, Le, 319, 320, 328, 354
Casey William, 279
Catois Georges, 61-68, 69, 70, 73, 85, 86, 98, 100, 345, 352, 364
Catois Danielle, 61-63, 70, 342
CAUSA, passim
Ceyrac Pierre, 77, 79, 80, 85, 93, 234, 274, 292, 293, 299, 321, 325, 326, 329, 331, 333, 335, 337, 340, 341, 343, 350, 356, 357, 358, 363, 367, 369, 370, 371, 372, 373, 374, 375, 377, 379, 383, 385, 386, 390
Chamorro Edgar, 228
Chamorro Fernando, 237, 238
Chateau Claire, 10, 11, 362
Chaunu Pierre, 382
Chavez Enrique, 352, 353
Chavez José Maria, 324-327, 344-346, 347, 349-353, 355, 356, 400
Chicago Tribune, 208
Chin Hwa, 151
Chirac Jacques, 74, 331, 338, 356, 357
Choi Sang-Ik (Nishigawa Masaru en Japon) (Papasan Choi), 126
Choi Sun-gil, 112
Christian Bernard, 91, 92, 93, 94, 161
Clausen, 197
Clay Philippe, 375
Cline Ray, 205, 288
Cloarec Michel, 75, 358
Close Robert, 228
Colby William, 239
Conable Barber, 193
Coors Joseph, 203
Copel Etienne, 228
Cronkite Walter, 203
Crozier Brian, 285-286, 288
Cuomo Mario, 209
Curiel Henri, 280-281

Daillet Jean-Marie, 374
Daily Mail, 397
Danjou Jean-Francis, 83, 86, 88-90, 92, 98
Danet Olivier, 384
Deckter Midge, 291, 385
Deniau Jean-François, 320
Devedjian Patrick, 374
Dobriansky Lev, 296, 330
Dolan John Terry, 264, 268, 302, 303
Domenach Jean-Marie, 78
Dominati Jacques, 348
Dona Alice, 375
Dreyfus François-Georges, 337, 338
Dupont De Nemours, 401
Durand Pierre, 369
Durst Mose, 174, 175, 302, 313

Eberlé Harold, 293, 294, 296-300
Ecorcheville Gérard, 330
Église de l’Unification, passim
Eisenhower Dwight, 129, 131, 134, 253, 310, 325
Estellano Carlos, 222
Est-Ouest, 323, 326, 343
Estrella Miguel Angel, 226
Eu Hyo-Won, 76, 118, 119, 121, 125

Fagoyh Steadman, 226, 234
Faiers Martin, 11
Falwell Jerry, 268, 314, 319, 334
Fayçal d’Arabie, 244
Fefferman Dan, 190, 253, 400
Ferraro Geraldine, 311
Figaro, Le, 320, 341, 373, 376
Figaro-Magazine, Le, 236, 319, 320, 323, 326, 332
Finzer David, 344
Fitoussi Claude, 376
Flores Segundo, 222
Fontaine Jean, 369
Fontaine Roger, 271
Fouillet Catherine, 330
Franks Didier, 286
Fraser Donald, 131, 133, 208, 264, 311, 402
Fuentes Juan Manuel, 212, 215
Fukada Takeo, 392

Gabriel Jean-Pierre, 75-77, 79-81, 111, 113, 120, 122, 216, 321, 326, 327, 331, 335, 337, 340, 341, 343, 346, 350, 351, 359, 361, 363, 377, 378, 380, 382, 383, 400
Galli Joël, 331, 338
Gallois Pierre (général), 337
Galvez José, 222
Gannett, 306
Gantier Gilbert, 375
Garaud Marie-France, 246, 326, 337, 346
Garaud Henri-René, 379
Garcia Meza (général), 216, 217, 221
Gaucher Roland, 330, 341, 369
Gavin James, 275, 302
Gaylard Jeremy, 339
General Electric, 144, 145
Gheorgiu Virgil, 382
Giscard d’Estaing Olivier, 346-350, 353, 354
Giscard d’Estaing Valéry, 10, 347
Glucksman André, 385
Godino Roger, 353
Godwin Ronald, 314
Goetz François, 357
Goldsmith James Michael, 204
Goldwater Barry, 202, 259
Gomez Régis, 61
Gomez Luis Arce (général), 216
Gorbatchev Mikhaïl, 371, 374-377, 387, 389, 390
Gottesman Walter, 354
Graham Daniel O., 204, 258, 303
Greene Phil, 307
Griotteray Alain, 318, 319, 326, 329
Guion Jean, 378
Guldenzoph Jorge, 226

Haggaie (maître), 10, 311, 335
Haig Alexander, 274, 304
Han Hak-Ja, 126, 149
Han Sang-Keuk (dit Bud Han), 124, 129, 140, 269, 308
Han Sang-Kil, 124
Hanna Richard, 185
Hansen George, 197, 312
Happy World Inc., 157, 159, 160, 165, 167, 173, 175
Harcourt Pierre, 341
Harguindeguy Albano, 218
Hatch Orrin, 312
Helms Jesse, 189
Hempstone Smith, 306
Herrington John, 304
Hersant Robert, 318-320, 329
Herschensohn Bruce, 189-191
Heston Charlton, 291, 293
Heyligenstaedt, 147
Hong Young, 151
Howell Instrument, 242
Hunt Nelson Bunker, 242, 265, 401
Hurlbut Bert, 240
Hwan Chon-Doo, 308, 309

Ikle Fred, 275
Il Hwa, 88, 89, 98, 148-150, 152, 157, 168, 169
Il Shin Stone, 89, 150, 157
Il Sang, 151
Il Song, 151
Inoue Hiroaki, 156, 172
Insight, 314
Intersud, 90
Iran (chah d’), 281, 286, 287
Irvine Reed, 203, 324

Jean-Paul II, 219, 399, 400
Jenkins Louis « Woody », 265, 304
Jeusset Andrée, 38-40
John Birch Society, 202
Juppé Alain, 338
Jurgensen Jean-David, 326, 346

Kami Limited, 223
Kamiyama Takeru, 159, 162, 171, 352
Kang Ku-Cheng, 244
Kaplan Morton, 395
Kennedy Edward, 333, 334
Kergal (baron de), 346-351, 353, 355, 379, 400
Kim Baek-Moon,
Kim Charles, 171
Kim Chong-Hwa, 110, 112
Kim David, 126, 150
Kim Hyung-Wook, 131
Kim Jong-Pil, 123, 124, 127, 129, 131, 134, 140, 248, 257
Kim Kae-Hwan, 99, 152
Kim « Mickey » 140, 141
Kim Sang-In (« Steve »), 123, 124, 127, 129, 140, 269
Kim Won-Pil, 88, 115, 121, 123, 124, 138, 148-151
Kim Young-Hui, 151
Kim Young-Oon, 118-120, 122, 125, 126
Kirkpatrick Jeane, 204, 245, 289, 291, 297, 299, 306
Kishi Nobusuke, 393
Kissinger Henry, 284, 288
Klu Klux Klan, 202
Kohl Helmut, 339
Kosciusko Morizet Jacques, 346, 349, 356
Kuboki Osami (« Henri »), 135, 159, 250-255, 257, 389, 392
Kwak Chung-Hwan, 234, 235, 395
Ky Nguyen Cao, 324, 330

Labin Suzanne, 474
Lacontre Robert, 319
Ladouce Laurent, 335, 359
La Haye Tim, 264, 268, 314
Lancry Abraham, 335, 342
Langemann Hans, 285
Larkin Jeanie, 181
Lay Bill, 400
Le Cabellec Pierre, 107
Le Diguerher Jean, 9, 15-18, 72-74, 78, 376
Lee Rex, 312
Lee Sang-Hun, 96, 151
Lee Sung-Soo, 249
Lee Yo-Han, 115, 151
Le Garrec Jean-Paul, 79
Leigh (général), 245
Le Mauff Yves, voir Kergal, baron de
Le Pen Jean-Marie, 69, 323, 334, 360-363, 366-370
Le Pen Pierrette, 366, 368, 369
Lesnik Renata, 386-388
Lévy Bernard-Henry, 332, 385
Lindeman Ingrid et Werner, 214, 225
Lindomar (société), 223
Llamas Antonio (général), 218
Lopez Claudio (général), 217
Los Angeles Times, 299, 307
Lowery Joseph, 311, 314
Lubota Francisco, 92, 383, 384, 395

MacArthur Douglas, 330, 393
MacCarthy, 311, 314, 334
MacDonald Kathryn, 203, 303
MacDonald Larry, 203
MacFarlane Robert, 304
MacGoff John, 262, 263, 268, 272
MacGovern George, 206
MacHale Thomas, 212
Macias Enrico, 373
MacPherson Tommy, 239
Magazine Hebdo, 337
Maierhofer Hildegarde, 91
Malaud Philippe, 331, 337, 372, 373, 374, 377, 380
Maluf, 221
Marcilly Jean, 323, 361, 362, 366-370
Marie Romain, 358-360
Martin-Prével Patrick, 69, 70, 83-86, 88-90, 92, 93, 98
Masden Arus Jacques, 341
Massera (amiral), 218, 245
Master Marine, 165
Matin, Le, 365, 366
Maximov Vladimir, 79, 326, 386
Médecin Jacques, 374, 382
Meese Edwin, 304
Megret Bruno, 379
Mélard Colette, 363, 364
Mellon-Scaife Richard, 203, 268, 401
Menudo, 222
Merglen Albert, 228
Michel Robert, 193
Middle East Times, 317
Miller Donald, 267
Mingolla Alfredo, 216, 221 MISURA, 233-235, 238
Mojaaddidi (commandant), 390
Monclin Hilja, 387
Monestier Françoise, 369
Monterrosa Domingo, 226
Monribot Jean-Pierre, 91
Moon Sun Myung, passim
Moss Robert, 283-288
Mulder Connie, 263
Mun Kyung-Yoo, 105

Nahavandi Houchang, 382
Nakasone Yasuhiro, 392
National Hebdo, 330, 369, 384
National Review, 306
Nay Catherine, 332
Negroponte John, 232
New Hope News, 182, 194
Newsweek, 280-283, 287
NewsWorld, 193, 206-210, 212, 213, 264, 269, 330
New Yorker (hôtel), 350
New York Times, 193, 203, 205, 206, 213, 264, 287, 299, 306, 389
New York Tribune, 213
Nguyen Bernard, 91
Nicaraguayan Freedom Fund, 280-300, 343, 380
Niedegger Yves, 390
Nixon Richard, 133, 187-191, 197, 204, 253, 284, 291, 292, 401
Nofzeger Lynn, 306
Nol Lon, 244
Nordmann Jean-Thomas, 380
Noticias del Mundo, 222
Novak Michael, 291
Novoa Jovino, 217
Nouveau Journal, 350
Nouvel Espoir, Le, 27, 34, 70, 71-86, 94, 101, 322, 335, 383
Nouvelles Perspectives, 390
Nunn, 197

Ockrent Christine, 332, 373
Ogny Jean d’, 384
Oheix Gérard, 378
O’Leary Jeremiah, 271, 273
O’Neil (« Tip »), 279
Orme Dennis, 207
Ormesson Olivier d’, 382
Outrequin Gérard, 87, 88, 90

Pacepa Ion Mihaï, 365
Pak Bo Hi, passim
Paniagua Patricio, 329
Park Chung Hee, 123, 124, 126, 132, 133, 137, 139, 141, 194, 248, 249, 257
Parker J.A., 259
Pasqua Charles, 330
Pastora Eden, 237, 295, 332
Pauwels Louis, 332, 347, 375
Pelbois Bruno, 375, 377, 387
Percy Charles, 191
Perry Paul, 221
Peyraud Jean-Pierre, 350, 351, 353
Picaper Jean-Paul, 341
Picard Michel, 45-50, 53, 56, 58, 59, 63, 73, 77, 292, 340, 342, 372, 375-377, 383, 387
Pince Gérard, 341, 357, 369, 370
Pinochet Augusto, 218, 245, 328
Piva Omar, 222
Plaza Antonio (Mgr), 219
Point, Le, 280, 281, 326
Polo Impresora, 222, 225
Pordea Gustave, 69, 70, 326, 363-366, 368, 369, 370
Porter Martin, 180

Queirolo Luis, 214

Rapela (général), 224
Ravennes Alain de, 78
Reagan Ronald, 75, 192, 193, 200, 202, 204, 205, 210, 211, 227-229, 236, 254, 255, 258, 259, 263, 266, 268, 271, 273, 275, 278, 279, 289, 292, 295, 296, 298, 301, 302, 304, 309, 313, 314, 319, 320, 333, 373 374, 385, 389, 390, 402
Reed Ralph, 402
Renazé Dominique, 359
Revel Jean-François, 289, 322, 326, 328-331, 385, 386
Rhee Jhoon, 128, 130, 171
Rhee Syngman, 121, 123, 244, 247, 257
Rias Didier, 35, 355, 364
Richard Jean-Pierre, 23, 24
Richardson Robert, 226
Richardson Warren, 344
Rios Hugo Manini, 212, 222, 224
Rios Montt (général), 228
Rising Tide, 193, 201, 202, 204-206, 209, 395
Rivet Paul, 325
Robelo Alfonso, 237
Robertson Pat, 242
Rockwell, 143
Rockwell Collins, 143
Roland Robert, 128, 129
Rossinot André, 334
Rostolan Michel de, 331, 371-374, 376, 377, 379
Rovira Alejandro, 214
Rusher William, 306, 307

Sablier Edouard, 321, 337
Sacramento Union, 270
Saeilo, 146, 160, 168
Safï Julian, 211-214, 221, 223-225, 352
Saint-Pierre Michel de, 382
Salonen Neil, 171, 189-191, 196, 201, 253, 254, 400
Sanchez Philip, 342, 354
Sanders Alain, 369, 383
Santamaria Amilcar, 386
Santoni Yacinthe, 357
Sarraute Claude, 323
Sasagawa Ryoichi, 392, 393
Saunier-Séité Alice, 331
Savimbi Jonas, 332
Savy Bernard et Alex, 331
Schlaffly Fred et Phyllis, 203, 319
Schlesinger James, 288
Secondat de Montesquieu, 353
Sekai Nippo, 156, 317, 330
Shapiro Lee, 234
Sharon Ariel, 201
Sheeran Josette, 270
Sheftick Joseph, 191
Shiso Shimbun, 251
Shultz George, 274, 390
Simon William, 204, 271, 291, 295, 297, 298
Singlaub John (général), 232, 239-244, 246, 247, 255-259, 264, 265, 268, 275, 303, 324, 327, 330, 381, 389, 393, 402
Slevin Jonathan, 269
Soejima Yoshikazu, 156-158, 160, 161, 170, 172, 175
Somoza Anastasio, 203, 234, 236, 241, 245, 277, 286, 287, 295
Sorman Guy, 266, 267, 291
Soustelle Jacques, 318, 325, 328-331, 337, 346, 348, 374, 382, 393, 397
Speakes Larry, 319
Stephens Charles, 185
Stroessner Alfredo, 215, 245
Suarez Adolfo, 397 Sudo Ken, 36, 180, 186
Suffert Georges, 280, 281, 318, 326, 329, 331
Sunday Times, 363, 369, 370
Swain Jon, 366, 368, 370
Symms Sam, 197, 290

Takashi Ikehata, 26
Tandler Nicolas, 323, 326, 331, 337, 338, 341, 343, 351
Taylor David, 231
Tchang Kaï-Chek, 298
Teran Jorge Aguila (général), 216
Thatcher Margaret, 239, 285, 286, 397
Thurmond, 197
Toledano Ralph de, 324
Tong-Il, 65, 139-143, 145-148, 150, 152, 153, 157, 160, 161, 168, 175
Toubon Jacques, 338
Tovar Alvaro Valencia (général), 325, 327
Truman Harry S., 129, 131, 253

Ultimas Noticias, 211, 222, 225

Valeurs actuelles, 337
Van Thieu Nguyen, 244
Vargas Llosa Mario, 328, 331
Varona Antonio de, 296
Veil Simone, 360, 369, 388
Vicenz Reiner, 38, 89, 147, 180, 205
Videla Rafael, 218
Vie française, La, 323, 330, 331, 343, 350, 351
Viguerie Richard, 265-268, 272, 273, 319, 402
Villegas Osiris (général), 228
Villemarest Pierre de, 343, 351, 381, 390
Violet (maître), 284
Vives Juan, 326, 383, 384, 386
Vivien Alain, 337
Von Habsbourg Otto, 81, 397
Von Hammerstein Olivier, 24, 25

Wacom, Wakomu 161
Walters Barbara, 191
Wanderer, 147, 153
Ward Tom, 216, 339, 368, 400
Warder Michael, 92
Washington Post, 188, 202, 206, 213, 238, 240, 246, 261, 262, 271, 272, 278, 287
Washington Times, 159, 176, 204, 207, 213, 222, 238, 259, 261-279, 288, 289, 292, 293, 295, 297-309, 317-321, 322, 332, 334, 395, 402-404
Washington Weekly, 263
Watt James, 271-273, 306
Weber Rudi, 342
Weinberger Caspar, 273, 275, 319, 389, 390
Werner Paul, 89, 90, 99, 147, 148, 180, 190, 205
Werner et Winkler, 89, 90, 99, 148
Weyrich Paul, 265, 402
Wheeler Jack, 385
Whelan James, 261-265, 267-273, 275, 305-310, 319-321, 327
Whyman Louis, 185
Woellner (général), 226, 232, 234, 256, 259, 303, 327, 342
Won Il, 151
Wood Allen Tate, 11, 187

Yewha Shotgun, 139
Yoshida Motoo, 159
Young, 185

Zamora Jaime Paz, 216


« Billet pour le ciel » par Josh Freed

Moon La Mystification – Allen Tate Wood

J’ai arraché mes enfants à Moon – Nansook Hong

« L’ombre de Moon » par Nansook Hong

Transcription de Sam Park Vidéo en Français

Témoignages d’anciens membres de la secte Moon


PDF L’empire Moon – Jean-François Boyer